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Pour une éducation de vérité

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Janvier 1933

L'affaire Freinet vient de poser brutalement et impérieusement au grand public, aux pédagogues et aux intellectuels — à l'administration aussi — un certain nombre de questions de principe qu'on n'aime pas discuter ordinairement dans les revues professionnelles et qu'il est nécessaire aujourd'hui de mettre au point afin d'en tirer les enseignements qui s'imposent pour l'évolution et le développement de nos techniques.
Brutalement, disons-nous ; et dans des conditions où nous aurions bien risqué de tomber si nous n'avions été spontanément soutenus par tous nos camarades des Alpes-Maritimes, par tous les adhérents de la Coopérative que nous avons, de notre mieux, mis au courant, par toutes les consciences honnêtes, par tous les bons ouvriers des causes justes qui se sont rangés à nos côtés pour nous permettre de faire front.
L'affaire avait en effet été montée avec envergure, sinon de main de maître : la violence et l’ampleur de l'attaque, liées à la soudaineté et à la rapidité dans « l'exécution », devaient avoir raison d'un pauvre instituteur de village. Mais, lorsqu'on a, avec soi, tant de camarades dévoués, lorsqu'on a su faire face à d'autres difficultés, plus obscures certes, mais non moins réelles, on ne se laisse pas abattre ainsi par un quarteron de royalistes ayant à leur solde — ou à leur service — le maire du village.

***


Il fallait créer un scandale.

Félicitons-nous que nos adversaires n'aient pu découvrir dans notre œuvre, suffisamment vaste et importante, le moindre fait susceptible de faire, à lui tout seul, le scandale désiré. On a fouillé en vain le passé et le présent ; on a tenté de s'attaquer de la façon la plus écœurante à la famille et à la maladie ; on a présenté la coopérative comme un centre dangereux d'espionnage bolcheviste; le Maire. a osé se plaindre que nous payions trop nos employés, il a affirmé, pour se faire démentir officiellement, qu'on m'avait chassé de Bar-sur-Loup dont la population demande aujourd'hui mon retour ; un Conseiller municipal a affirmé, sans rire, dans un journal local, que je compromettais ma santé à écrire des lettres toute la nuit...Tout glissait entre les mains de nos accusateurs qui ont bien dû enfoncer leur nez dans leurs déjections quand ils ont eu fait le tour de tous les scandales possibles.
Comme le dit si éloquemment M. Ch. L. Baudouin, dont nous donnons plus loin la belle réponse à Ch. Maurras, les attaques qui sont obligées de s'appuyer sur le mensonge le plus effronté devraient être jugées d'avance.
Il ne suffit pas d'objecter, ainsi que le fait bien lourdement Maurras, que, quelles que soient les erreurs commises par les diffamateurs, le rêve incriminé existe, qu'il a été accueilli par moi, que je l'ai laissé imprimer...
On connaît le procédé : détacher d'une œuvre, d'un ensemble, une ou plusieurs phrases qu’on isole à dessein de leur contexte, qu'on dépouille ainsi de leur véritable esprit, les encadrer de mensonges, afficher le tout sur les murs d'une ville, le faire reproduire, avec des erreurs et des affirmations monstrueuses par la pire des presses, y a-t-il un homme honnête qui puisse approuver semblable vilénie, même et surtout si elle prétend servir la religion du Christ !
Mais pourquoi provoquerions-nous? Nul à Saint-Paul n'a voulu prendre la moindre responsabilité dans cette affaire : le maire essaye de s'en laver les mains tout en continuant ses intrigues jésuitiques ; l'adjoint n'a rien à dire : le politicien royaliste que nous nommerons s'il le faut — et avec des qualificatifs — va de maison en maison protester qu'il ne saurait être le seul coupable. Seule la grande dame qui veut jouer à la châtelaine et qui a osé venir manifester dans la cour de l'école alors que ses deux enfants sont toujours allés à l'école libre, seule cette courageuse intrigante se tait. Elle n'a pas encore dit qu'elle n'avait pas voulu ce scandale. Et le curé — car tout y est, bien sûr — qui avait ouvertement demandé aux mères de famille de retirer leurs enfants de l'école, vient de prêcher l'assiduité et le respect des instituteurs !
Cherchez, dans les cent coupures de journaux réactionnaires relatant l'affaire, une seule signature, une seule — hormis celle Maurras. Nous sommes en face de la diffamation anonyme la plus basse et la plus caractérisée.

***

Mais il y a pourtant ce Rêve du Maire, et il est difficile de le justifier, pensent quelques témoins.
Notre réponse est pourtant simple et naturelle.
Il est certain que, du moment que ce rêve a été ainsi encadré et publié, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de le considérer pour ce qu'il était encore le premier décembre au soir : une pensée d'enfant, un rêve un peu scabreux certes, mais trop chargé d'enseignements pour que nous ayons pensé, en son temps, à l'écarter.
Replacez ce rêve dans son milieu normal du livre de vie, dans l'atmosphère « morale » de notre classe, ou dans le journal les Remparts parmi les autres textes éloquemment purs et simples des mêmes enfants, et c'est à peine si vous éprouverez à sa lecture, quelque surprise.
La preuve ? Ce rêve a été imprimé en mars 1932. S'il avait, au moment de sa publication, comme on a voulu le faire croire, provoqué la moindre émotion, il y aurait bien eu alors, dans un milieu tout de même partiellement hostile, une certaine réaction. Quelques parents ont, indubitablement, à l’époque, lu le texte en question - car nos livres de vie sont souvent examinés le soir en famille. L'Inspecteur Primaire lui-même a reçu et lu le recueil le contenant. Est-il admissible qu'un texte scandaleux laisse tant de témoins indifférents ? Et comment expliquer cette absence totale de plaintes si ce n'est du fait que, dans le livre de vie, dans notre journal, dans notre classe, ce rêve n'avait aucun caractère susceptible de déchaîner la moindre critique ?
Nul d'entre nous — imprimeurs ou non ne saurait d'ailleurs être à l'abri de semblables procédés. Il sera toujours possible aux ennemis de l'école de monter en scandale un fait, un geste, une phrase, un écrit, exacts en eux-mêmes mais déformés par le mensonge et la calomnie. Et c'est pourquoi tous les honnêtes gens doivent s'élever avec vigueur contre une campagne aussi perfide, par laquelle on a essayé de déconsidérer un éducateur, une technique, une entreprise pédagogique et, par ricochet, l'école publique elle-même.

***

Nous raconterons plus loin, par le menu, toute cette affaire. Nous nous excusons d'avance de la place que de telles questions prennent accidentellement dans cette revue. Le sort de celle-ci, comme le sort de tout notre groupe, a été trop directement engagé pour que nos lecteurs puissent ignorer le moindre détail d'un débat que, dès le premier jour, nous avons affronté la conscience tranquille, sûrs du jugement de tous ceux qui, honnêtement, connaissent et apprécient l'effort réalisé.
Nous nous étendrons ici, plus spécialement, sur les discussions pédagogiques soulevées ou amorcées au cours de cette campagne et que nous devons, selon notre habitude, examiner à fond, car nous n'avons jamais, nous, essayé de bâtir sur le bluff et le mensonge.

* * *

L'Education Nouvelle face à l'Education traditionnelle
Nous serions bien niais de supposer à tous les directeurs de journaux réactionnaires qui ont accueilli les informations diffamatoires la moindre pensée profonde sur le sens et le but de l'éducation. Nous n'avons plus aucune illusion à perdre sur la valeur morale et sociale de la presse et nous ne saurions nous étonner de lire de graves affirmations qui nous font sourire : « La population s'est révoltée contre moi... tous les pères de famille ont demandé mon départ... je parcours la ville à la tête de mes élèves, drapeau rouge déployé, en hurlant des chants révolutionnaires... je ne rêve que plaies et bosses... Je catéchise mes élèves, que, d'autre part, je suis accusé de laisser en toute liberté... Mais on devine du moins le niveau pédagogique de la discussion.
Seul, ou à peu près, Maurras a essayé de placer, certains jours, l'affaire sur un plan plus acceptable en opposant nos méthodes à l'éducation traditionnelle. A la remorque de nos diffamateurs, l’administration s’élève avec une légèreté troublante contre des méthodes qu'elle a toujours voulu ignorer et dont elle n'a su établir que la caricature.
Qu'on le veuille ou non pourtant c'est le conflit éducation nouvelle-formation traditionnelle qui est ainsi brutalement posé. Nous n'accepterons pas une décision de principe ni dix professions de foi en faveur d'une quelconque solution, mais bien une discussion large et profonde, scientifique et expérimentale dans la mesure du possible, susceptible d’aiguiller définitivement notre pédagogie populaire.
L'expression libre de l'enfant, dont nos techniques ont révélé toute l'importance primordiale, est comme qui dirait la pierre de touche de l'éducation. Elle suppose une conception nouvelle de l'enfant et de l'effort scolaire, une attitude plus humaine de l'éducateur, une révision même des buts et des moyens éducatifs déterminés par l'étude scientifique (les problèmes psychologiques et pédagogiques.
Qu'attendons-nous donc de l'expression libre :
Remettons d'abord les choses au point : qu'on ne nous prenne point pour des illuminés qui servons aveuglément une idée sans tenir aucun compte des contingences et risquons ainsi d'être les propres victimes de notre parti-pris.
Nous ne retenons pas n'importe quel texte d'enfant : une première censure est exercée par la critique de la classe, par la critique du groupe, avec cette motivation précieuse qu'il faut intéresser et éduquer tous nos lecteurs, les quelques centaines de petits camarades qui, en France et à l'étranger, reçoivent nos journaux.
Croire que quelque chose d'immoral pourrait résulter d'un semblable examen, c'est ne voir dans la nature humaine que la faiblesse et le péché, contre lesquels tous les moyens d'amendement et de répression imaginés par la pédagogie catholique ont piteusement échoué.
Si d'ailleurs ce premier contrôle du groupe était insuffisant, nous savons, nous éducateurs, d'accord avec les élèves eux-mêmes, exercer une deuxième censure : si nous nous abstenons systématiquement de modifier ou de réprimer la pensée enfantine, nous demandons toujours — et cela se comprend — que ne soient pas retenus les textes qui mettent en cause de façon dangereuse des personnes ou des organisations extérieures à l'école Et si, effectivement, nous avions pu penser il y a neuf mois que ce rêve d'enfant allait servir de base fragile à la campagne, nous l'aurions, d'un accord commun, écarté.
Le fait que ennemis et administration — nous sommes hélas ! contraints de rapprocher sans cesse ces deux mots — aient fouillé en vain notre travail de plus de quatre années, prouve que nous avons effectivement fait montre d'un bon sens et d'une mesure que nous avons tenu à rappeler ici.
Maintenant, le véritable problème se pose dont nous demandons la discussion au grand jour :
L'expression libre recommandée par les instructions ministérielles n'est-elle psychologiquement tolérable que lorsque l'enfant raconte les histoires anodines, voire « morales » ? Doit-on empêcher cette expression lorsqu'elle touche à des pensées intimes, qu'on y sent, qu'on y lit l'évolution naturelle des instincts enfantins ? Le fait d'étaler au grand jour de la classe les faiblesses humaines est-il moral ou immoral, bienfaisant ou dangereux, pédagogiquement parlant ? Autrement dit, tolèrera-t-on seulement une expression conformiste ou laissera-t-on s'étaler librement la véritable pensée intime des enfants ?
Là est le fond véritable de la question. Il constitue en même temps la base psychologique de notre travail.

***

Nous invoquerons d'abord une simple observation empirique :
La génération d'éducateurs qui nous a précédés au début de ce siècle ne s'est même pas posé le problème de la possibilité d'une expression libre des enfants. Laisser les enfants parler des farces qu'ils imaginaient, raconter leurs débuts de fumeurs, leurs flirts innocents avec les « filles », dire leurs griefs tout crûment au maître lui-même... Il aurait fait beau voir ! Et pourtant nous ne craignons pas d'affirmer que nos pères faisaient des farces plus féroces encore que celles décrites dans nos recueils, qu'ils s'exerçaient à fumer dès qu'ils pouvaient se procurer du tabac, qu'ils n'étaient pas toujours corrects avec les fillettes, loin de là, et que les actes d'hostilités contre le maître défrayent encore les chroniques, le soir, à la veillée.
Et n'y a-t-il pas lieu aussi d'être surpris de voir les catholiques eux- mêmes s'élever contre nos méthodes d'expression libre eux qui considèrent la confession comme un des plus actifs moyens de redressement moral ?
Qu'est-ce en effet que la confession sinon la projection vers autrui des pensées qui pèsent à l'individu, le soulagement par l'expression libre ?
Soit, objectera-t-on. Mais seulement dans le mystère du confessionnal. Oublie-t-on donc l'exemple valeureux des saints qui ont tenu à confesser ouvertement leurs fautes, et l'expiation publique n'a-t-elle pas toujours été considérée comme la plus héroïque des rédemptions ?
Nous ne partons pas, nous, de l'idée de péché, mais nous pensons que, dans tous les cas, la confession publique apporte à celui qui la pratique un immense soulagement moral et qu'elle est, pour ceux qui en sont les témoins, la plus sévère et la plus profitable des leçons.
Nous sommes ici d'ailleurs totalement d'accord avec les psychanalystes: toute pensée brutalement refoulée cherche son expression par des voies détournées et totalement méconnaissables parfois : en aucun cas la répression n'apparaît comme la solution souhaitable, parce qu'elle est presque toujours la cause initiale d'une exaspération des mauvais instincts. Toute pensée au contraire, tout instinct qui peuvent se réaliser sans obstacle ou se canaliser libèrent l'individu, agissant comme une décharge qui harmonise et tempère — et cela sans qu'il soit nécessaire de sanctionner de quelque façon que ce soit cette expression naturelle.
Que l'enfant raconte sa première expérience de fumoir et il fumera certainement moins, surtout s'il a, en face de lui, l'exemple muet d'un éducateur qui ne fume jamais. Qu'il raconte son rêve violent et un large apport de brutalité sera canalisé et annihilé : qu'il dise en toute liberté les griefs qu'il fait à son éducateur : cela évitera définitivement la haine qui poussait autrefois les élèves à jeter les encriers, à placer des épingles sur la chaise du maitre, à opérer en vandales dans les classes. Qu'on laisse même apparaître à la lumière — avec une
certaine, prudence, bien entendu — les manifestations inconscientes et essentiellement pures du premier éveil sexuel. Le résultat en sera qu'on parlera des relations normales avec les fillettes avec moins de sous-entendus et de clignements d'yeux, et qu'on évitera les habitudes vicieuses gui sont la conséquence certaine du refoulement de ces premiers besoins.
Le problème est à la fois excessivement vaste et profond et nous n'avons pas la prétention de l'étudier aujourd'hui dans sa totalité. Nous apporterons du moins, en faveur de l'idée nouvelle, le témoignage irréfutable de plusieurs centaines d'éducateurs qui ont vu la moralité de leur classe s'élever dans des proportions très sensibles avec l'introduction des méthodes actives, de l’expression libre et de l'intimité nouvelle créée dans des milieux scolaires vivifiés et tonalisés.
Il serait trop simple de nous condamner doctement au nom de la tradition et des idées établies. Qu'on nous apporte le résultat d'expériences, qu'on nous montre des élèves amendés par la contrainte, la restriction mentale ou le mensonge ; qu'on confronte honnêtement les deux écoles scientifiquement de façon certaine.
Nous sommes sûrs d'avance du résultat.
C'est pourquoi nous ne saurions céder à l'affirmation péremptoire, à l'intimidation ni même au chantage de nos adversaires.
La question est posée. Qu'on l'étudie donc. Il y va de tout l'essor de notre pédagogie.

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Ce que nous attendons de la Psychanalyse

Parce qu'il a été parlé de psychanalyse à propos des rêves incriminés, tous les prudes réactionnaires jettent des cris indignés, nous accusant de faire dangereusement de nos élèves de « petits cobayes » et nous associant de façon inattendue à Freud et à Baudouin. Le Ministre lui-même se croit obligé d'annoncer une enquête sur les méfaits possibles de la psychanalyse dans les écoles de France.
Rassurons tout de suite ces consciences inquiètes : nous n'avons jamais tenté de faire, dans nos classes, de la psychanalyse. C'est là une science bien trop neuve et trop délicate à utiliser pour que nous nous y essayions sans formation spéciale, ou que nous recommandions à nos adhérents de s'engager dans cette voie.
Nous retenons les rêves des enfants au même titre que les autres travaux libres qu'ils nous apportent parce qu'ils sont, comme eux, l'expression spontanée d'un moi intime qui tient à se libérer. Nous ajoutons que, si les diverses rédactions libres sont toujours, pour nous, chargées d'enseignements précieux sur la nature, les aspirations et les besoins des enfants, nous accueillons encore avec plus d'intérêt les rêves qui sont la projection ingénument authentique du subconscient tout entier.
Mais nous ne nous hasarderons pas du tout à faire de la psychanalyse au sens véritable du mot. Ce contenu latent des rêves, ces manifestations sexuelles à peine voilées, ces transferts révélateurs, nul n'en a connaissance hors nous-mêmes. Quand l'enfant nous raconte un rêve, il n'attache pas plus d'importance aux faits ou aux souvenirs que lorsqu'il nous décrit ses jeux ou qu'il nous dit son émotion en face de la nature. Il est donc absolument erroné de supposer qu'il puisse y avoir, à cette pratique, le moindre danger.
S'il nous plaît ensuite à nous, éducateurs, et chacun avec notre compétence particulière, d'examiner ces rêves hors de la classe, de nous en servir pour une plus complète connaissance de nos élèves : si nous avons l'occasion de contrôler la valeur de nos découvertes par l'amélioration du comportement individuel et social des enfants ; si même nous avertissons discrètement les parents des observations précises ainsi recueillies, est-ce que, par hasard, nous sortirions ainsi de notre rôle d'éducateurs ? Et où peut-on voir là le moindre danger pour les « petits cobayes »?
Pour bien éduquer les enfants, il faut d'abord les bien connaître. Tous nos maîtres — et les plus orthodoxes — nous l'ont enseigné. Or, nous avons justement innové une technique qui, plus que toute autre connue à ce jour, permet à l'éducateur d'entrer dans l'intimité de l'enfant, de participer vraiment à sa vie, à ses efforts et à ses pensées, de remuer tout l'être.
Il ne s'agit nullement de décider, en l'occurrence, pour ou contre la psychanalyse, puisque nous ne faisons jamais et n'avons pas la prétention de faire de la psychanalyse à l'école.
Ie problème est autre : l'enfant a- t il le droit de s'exprimer et même de raconter ses rêves ; l'instituteur peut-il asseoir sur cette expression libre son action éducative - question éminemment pédagogique que nous ne laisserons pas dévier sous le verbiage intéressé de quelques journalistes incompétents.
Nous sommes prêts à défendre là aussi nos conceptions et à les confronter avec les conceptions possibles de nos contradicteurs.

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L'Education Prolétarienne

Nous avons osé parler d'éducation prolétarienne et nous avons même pris comme titre de notre revue : L'Educateur Prolétarien.
Qu'est donc cette éducation prolétarienne que nous sommes les premiers à poser systématiquement devant le monde pédagogique ? Dans quel sens se différencie-t-elle de l'éducation bourgeoise, de l'éducation capitaliste ou même de la vulgaire éducation traditionnelle'!
Education Prolétarienne ! Cela vous a un air de conspiration bolcheviste qui s'insère à merveille dans les machinations réactionnaires. Nous nous honorons pourtant de jeter les bases d'une pédagogie qui n'est pas au service d'une politique mais qui tient compte au maximum des besoins de nos élèves et des contingences sociales.
Il n'est pas inutile de rappeler que nous ne partons jamais, dans nos réalisations pédagogiques, d'un parti-pris extérieur à notre travail, que ce ne sont pas nos conceptions sociale ou politiques qui déterminent notre pédagogie mais bien l'examen objectif des conditions dans lesquelles se poursuit notre effort.
Tant que l'éducation officielle reste une pratique extérieure à l'enfant, pour ainsi dire impersonnelle, dictée par les manuels et les programmes conformément à des fins plus ou moins avouables de « déformation », il peut certes, y avoir un système unique pour tout le pays, une pédagogie théorique, indépendante des milieux sociaux, des nécessités économiques, des classes.
Et, effectivement, cette pédagogie enseignée presque indistinctement dans les écoles normales de France, est ensuite pratiquée uniformément dans toutes les classes, qu'elles soient rurales ou urbaines, aisées ou pauvres à l'excès. Nous sommes loin de l'école sur mesure dont parlent avec raison les pédagogues contemporains.
Les conditions de travail changent radicalement avec nos techniques. Nous parlons de l'enfant, de sa vie, de ses besoins, de ses aspirations, lesquels sont les leviers puissants qui inclineront et actionneront notre besogne scolaire. Dès lors, la physionomie de notre classe, l'esprit et le sens même de notre enseignement ne peuvent plus, ne doivent plus être dictés par des autorités extra-scolaires incompétentes : ils seront la résultante de la vie et de l'esprit de tous nos élèves.
Or, que sont cette vie et cet esprit ?
Il n'est pas nécessaire d'être un marxiste éprouvé pour reconnaître à nos classes populaires des caractéristiques propres qui les différencient radicalement des écoles bourgeoises.
Car il est un fait incontestable : les enfants de bourgeois ne fréquentent point nos écoles ou ne s'y trouvent que dans une proportion infime. Nous pouvons donc préciser cette première affirmation : Nos écoles sont des écoles populaires.
Deuxième affirmation incontestable : elles sont à l’image du milieu social dont les enfants sont en majorité issus. Ce milieu social lui-même est divers selon les régions, les cultures, le travail, l'économie, mais quelques caractéristiques cependant sont permanentes el ce sont celles qui conditionneront notre pédagogie :
Dès le plus jeune âge, nos élèves sont marqués par la condition matérielle difficile de la majorité des ouvriers. Leur organisme est bien souvent déficient par suite du manque complet d'eugénisme, par la sous-alimentation ou la mauvaise alimentation, par la vie dans les taudis, par la fatigue, la misère, la mauvaise humeur conséquente des parents — toutes choses oui, nous le savons, influent de façon redoutable sur les possibilités mêmes de tonte éducation.
Nos élèves se trouvent rarement placés, chez eux, dans un milieu éducatif semblable à celui que trouvent chez eux ou dans leur entourage les enfants riches. Il en résulte une déficience certaine au point de vue acquisition et une sorte d'inaptitude relative à profiter de l'enseignement scolaire. Point de livres à la maison, point de jeux éducatifs, peu de conversations instructives, souvent langage d'une pureté toute relative qui est un obstacle à la pratique ultérieure du français, impossibilité parfois de trouver un coin de table pour faire ses devoirs ou un fonds de caisse pour y placer les pauvres objets scolaires.
Nos écoles souffrent généralement d'une misère similaire qu'il est inutile de détailler à nouveau et qui les différencie également — pauvreté des locaux, pauvreté du matériel scolaire, insuffisance du matériel d'enseignement — des écoles privilégiées.
De cet état de fait, il résulte :
Que l'éducation telle que nous sommes appelés à la donner dans nos classes prolétariennes est influencée par toutes ces déterminantes nées de la situation prolétarienne de nos élèves.
L'expression libre des élèves prolétariens révèle les préoccupations particulières au milieu, imprègne donc tout l'enseignement d'un esprit nouveau correspondant parfaitement à la vie des élèves prolétariens.
La conclusion en est que les problèmes que nous, éducateurs prolétariens, avons à résoudre, sont la conséquence de cet état de fait ; que nos techniques doivent nécessairement répondre aux besoins spéciaux de nos classes ; qu'une école sur mesure dans laquelle sont éduqués presque exclusivement des enfants prolétariens, doit avoir une base, des méthodes, un esprit prolétarien : qu'il y a donc une pédagogie prolétarienne.

* * *

Qu'on ne croie pas que nous faisons là une distinction spécieuse qui ne s'imposait pas aux milliers d'instituteurs publics qui cherchent et produisent. Nous établissons une filiation qui a été totalement méconnue jusqu'à ce jour et qui doit ramener à ses justes mesures une pédagogie savante et prétentieuse. Toutes nos réalisations, tous nos projets - et ils sont nombreux - montrent visiblement que rien ou presque n'avait été tenté pour une pédagogie vraiment à la mesure de nos écoles et que les distinctions que nous tâchons d'établir sont pleinement justifiées.
Nous ne planons point dans les nuages. Nous ne nous contentons pas de tirades grandiloquentes sur l'éducation humaine, au-dessus des sociétés et au-dessus des classes. Nous sommes en plein centre de la vie et nous pensons remplir dignement notre rôle d'éducateurs en essayant d'aider les enfants qui nous sont confiés à réaliser leurs destinées d'hommes et de travailleurs.

***

Où est l'école de classe ?
Nous l'avons dit et nous le répétons : notre pédagogie, expression de la vie des enfants, reflet des préoccupations dominantes de nos classes, sera forcément, et dans une large mesure, à l'image même de cette vie. Elle sera de moins en moins une pédagogie officielle pour tendre à devenir une pédagogie raisonnablement et scientifiquement humaine.
De là à nous accuser de prêcher la lutte des classes, il y a tout de même loin encore, L'administration n'a pourtant pas hésité à faire le pas. Les critiques formulées de ce fait contre notre travail valent d'être retenues et examinées ici car elles nous permettront sans doute de préciser ce que l'Etat semble vouloir exiger de nous.

* * *

Les affiches anonymes m'accusaient de vouloir faire de mes élèves de « petits bolchevistes ». Contre toute attente, c'est l'administration elle-même qui s'est évertuée à prouver que mes diffamateurs avaient raison !
Qu'a-t-on trouvé pour étayer semblable accusation ?
Dans une production considérable de près d'an millier de textes imprimés à l'école de Saint-Paul, l'Inspecteur primaire a péniblement découvert des chefs d'accusation dont nous donnons quelques spécimens.
Dans un texte émouvant sur la guerre, écrit l'an dernier au moment du confit sino-japonais, on note comme séditieuse la phrase soulignée :
« La dernière guerre qui dura cinq ans et demi fut cruelle et bien mauvaise pour les parents ainsi que pour les victimes qui souffraient et mourraient après avoir en vain appelé leur maman. Ils ont servi leur patrie mais ils n’ont rien gagné. »
L’école d’Eceuil (Marne) s’étonne de la mévente du véritable champagne. Elle envoie à ses correspondants un questionnaire auquel les enfants de Saint-Paul répondaient il y a à peu près deux ans :
« Ont du champagne : 0.
Ont bu du Champagne : 17 rarement.
Ont bu du vrai champagne : 0.
Les riches boivent du vrai champagne dans les hôtels de St-Paul. »
Lors de la venue du président de la République à Nice il y a deux ans, les journaux locaux étalaient complaisamment le menu fastueux d’un grand banquet. Ce jour-là, les élèves ont écrit cette phrase monstrueuse !
« A propos du Président de la République :
Le diner a eu lieu au Palais de la Méditerranée à Nice. Avec l'argent de ce diner, on aurait pu nous construire une école ».
La Gerbe aussi a été épluchée consciencieusement... par l'administration. El non pas croyez-le bien, pour signaler l'originalité et aussi la probité d'une des seules revues morales pour enfants.
Non, nous y avons fait une enquête sur le chômage ; nous avons demandé aux enfants de questionner leurs parents et de dire comment, à leur avis on devrait améliorer la société pour que disparaisse le chômage.
Nous avons commis ce crime. Oui, en pleine crise, on ose nous reprocher d'avoir posé cette question si naturelle à des enfants — et pas même en classe mais bien dans une revue sur laquelle Messieurs les Inspecteurs n'ont aucun contrôle légal.
El nous avons publié les résultats !
Un élève de Fourmies écrit (N° 7) : « Maman dit que si cela dure longtemps, bien des catastrophes sont à prévoir, et qu'il est à craindre que les ouvriers se révoltent à voir leurs enfants souffrir de privations ».
Dans le même numéro les élèves de Chapaize (Saône et Loire) commentent ainsi une véritable enquête menée dans leur village :
« Pourtant le boucher achète les animaux moitié moins cher qu'il y a 1 ou 3 ans. Il devrait baisser ses prix ! »
Un élève de Menton a écrit dans le N° 9 :
« La plupart des gens riches, qui sont méchants, « envoient promener» des pères de famille qui demandent du pain. »
Et naturellement, dans la gamme les solutions proposées par les enfants, et toutes imprimées : - La solution nationaliste : « Nos parents pensent qu'on devrait fermer les frontières pour qu’aucune tête de bétail ne rentre en France et le bétail augmenterait » (N+ 7).
- La solution de désespoir et de la crainte : « Maman dit que si cela dure longtemps, bien des catastrophes sont à prévoir et qu'il est à craindre que les ouvriers se révoltent à voir leurs enfants souffrir de privations » (n° 1).
« Vous avez demandé ce que pensaient nos parents de l'ordre social actuel. Les uns pensent que ce n'est qu'une crise passagère : d'autres pensent qui ne serait pas mauvais qu'une nouvelle guerre éclate ». (Enfants allemands, N 11).
Seule la solution avancée, la solution socialiste est extraite par les enquêteurs, mise en vedette comme preuve de l’effort de bolchevisation que j'aurais entrepris :
« Nous nous demandons si le moment n'est pas venu pour l'humanité de prendre en mains sa destinée. Le chômage ne disparaitra vraiment que lorsque nous aurons chassé au diable le capitalisme et fait la conquête des usines ».
Nous avons tenu à citer un peu longuement ces textes que l'accusation voudrait rendre accablants et qui ne sont, on le voit, que l'expression naturelle des pensées enfantines non déformées par 1es traditionnelles leçons de morale.
Car, enfin, si nous écartons les textes ci-dessus, qui publiés dans La Gerbe ne sont pas scolaires, que nous reproche-t-on : d'avoir laissé des enfants dire que les riches boivent du vrai Champagne, que les diners de gala à Nice sont très coûteux, que les enfants ne voudraient plus partir à la guerre...
On aurait vu sans doute trouver plus grave. C'est le chômeur qui dit:
- C'est mon tour, il n'y a plus de « boulot ».
C'est la mère de famille épouvantée:
- Si ça continue, on mourra de faim.
- « Non, Madame, je n'ai pas mal à l'estompe, dit une fillette... j'ai faim ».
- « Empoisonnez-moi, criait un malheureux ouvrier, pour que je ne souffre plus ! »

***

Ah ! Certes cela nous change un peu des textes exagérément expurgés de nos manuels scolaires, dans lesquels les ouvriers, les paysans n'apparaissent trop qu'embellis et idéalisés. Et cela n'est d’ai leurs pas étonnant, des ouvriers et des paysans étant seuls capables de révéler dans toute leur crudité le tragique de leur vie.
Mais nous avons donné la parole aux enfants. Ce qu'ils nous disent, ce qu'ils écrivent, ce qu'ils sentent, ils ne l'expriment pas dans des morceaux littéraires où les mots voilent la rude vérité, mais par des faits, des cris, des réalités.
Par eux, nous parviennent alors les plus graves révélations sur l'état social, sur la vie, sur les peines, d'une des portions les plus misérables de l'humanité : nous pénétrons les secrets de la dure vie familiale, la promiscuité des taudis, l'exploitation de la misère et — à la campagne — les péripéties de la lutte ancestrale que le paysan livre avec la terre pour échapper, sans y réussir, à l'incertitude du lendemain, au poids irréductible que font peser sur lui l'organisation rurale, l'individualisme outrancier et l'exploitation.
Non pas que ces faits soient aussi précisément rapportés par nos élèves. L'enfant n'en a qu'une conscience diffuse car il manque souvent des termes de comparaison qui le feraient maudire son état C'est au travers de son travail — qui a dans nos classes une si primordiale importance — de ses jeux, de ses rênes, que nous adultes sentons l'instinct barbare qui pèse sur eux et qui nous révolte.
Devons-nous interdire l'expression ingénue de la vie de nos petits prolétaires ? Devons-nous voiler la réalité de leurs révélations, en déformer la portée pour éviter qu'interviennent des jugements défavorables au régime social actuel ? Mais, au nom de quels grands principes intervenir, sur quelles bases, dans quel but ?
Car, pour si scandaleux que cela paraisse, c’est bien une telle intervention qu'on exige de nous. En critiquant ces quelques lignes rédigées en classe: «Nous ne voudrions plus partir pour une guerre. Quatre élèves cependant partiraient. Nous nous demandons s'ils ont bien leur bon sens : Eugène, Baptistin, Alphonse, qui ont leur père mutilé, et Robert » — l'Inspecteur d'Académie n'avance-t-il pas que j'aurais « du faire la distinction nécessaire entre la guerre offensive et la guerre défensive ». El l'Inspecteur Primaire ne m'a-t-il pas dit tout crûment lors de son enquête :
— Si au moins vous leur aviez fait imprimer que « en cas de mobilisation, ils partiraient tous » !

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La question est, on le sait, excessivement grave.
Nous avons voulu humblement, honnêtement, une pédagogie basée sur la vie même de nos élèves, une école sur mesure à la mesure des fils d'ouvriers et de paysans de nos classes. Humainement, psychologiquement et pédagogiquement parlant, cela est infiniment souhaitable, nul ne peut 1e contredire.
Mais il se trouve que les faits économiques et sociaux sont tels que leur simple relation risque d'être considérée comme attentatoire à l'ordre établi. D'une part, les programmes officiels nous recommandent d'enseigner aux enfants à regarder autour d'eux, à juger, à apprécier — et d'autre part nos chefs objecteraient que certaines vérités sociales incontestables, que tous les adultes divulguent d'ailleurs, ne doivent pas être exprimées par des enfants. Ceux-ci ne devront plus crier : J'ai faim ! Ils ne devront plus dire qu'ils couchent à six dans une même nièce, que la récolte ne se vend pas, qu'ils n'ont plus de souliers. Si on dévoilait trop fort ces vérités, la société serait contrainte de faire quelque chose ! Imposez donc à vos élèves des morceaux de littérature dans lesquels les enfants vivent honnêtement sans se plaindre jamais.
C'est tout le problème de l'école de classe qui est ainsi brutalement posé.
Nous pensons, nous l'avons dit, qu'une école psychologiquement organisée doit avoir comme base la nature, les besoins et la vie de ses élèves et que, dans ce sens, nos écoles fréquentées par des petits prolétariens devraient donner un enseignement prolétarien. Cela est normal, irréfutable. Enseignement de classe ? Si l'on veut, dans la mesure où ce prolétariat est une classe et dans cette mesure seulement.
Nous précisons ici que nous n'attribuons pas aux mots classe ou prolétarien aucun contenu politique. Nous avons regardé les faits objectivement, techniquement. Nous nous défendons notamment de faire de la lutte de classes en ce sens que nous ne poussons pas à l'envie ou à la haine. Mais si les faits sont tels que les enfants arrivent à faire eux-mêmes des constatations nuisibles au régime, nous n'y pouvons rien. Ce n'est pas nous alors qui avons tort, mais bien les faits ou les régimes qui les autorisent ; et il appartient à ces régimes de faire disparaître les contradictions sociales dont le spectacle pourrait nuire à l'idéologie de nos enfants.
Combien plus dangereuse nous apparaît la besogne à laquelle on voudrait nous contraindre.
Servir la vérité, le droit, la justice, cela n'est plus de mise dans une société qui foule aux pieds ces entités. Il nous faut servir un régime ! Pauvres au milieu des pauvres et éduquant les fils de pauvres, nous devrions mettre notre ascendant moral, notre dévouement, notre savoir, au service des riches exploiteurs ; mutilés, haïssant la guerre que nous avons faite avec notre peau, il nous faudrait justifier à nouveau le brigandage capitaliste ; il nous faudrait mentir sans cesse à nos élèves, leur inculquer une morale éminemment contestable qui n'a aucun rapport avec la véritable morale que nous pratiquons et enseignons. Ce qu'on voudrait, nous le voyons bien et nous le savons, ce serait que nous continuions le bourrage immoral et antipédagogique qui prépare non des hommes mais des serviteurs dociles d'un régime : on voudrait nous obliger, nous éducateurs prolétariens, à faire pratiquer sans réserve l'école de classe bourgeoise.
A cela nous répondons : non !
Nous sommes des éducateurs. Notre premier devoir est de respecter les enfants qui nous sont confiés, de les éduquer, de les élever. Pour cela, nous nous opposons à tout dogmatisme qui se justifierait par des considérations extra-pédagogiques. Nous ne sommes pas au service des gouvernements qui passent ni des régimes qui changent : nous sommes au service des enfants, an service de la société pour laquelle nous voulons les préparer selon les techniques de vérité et de liberté, heureux et fiers de nous appuyer pour cela sur toutes les forces qui poursuivent le même but de libération et de rénovation.
Nous savons toute l'importance des paroles que nous venons de dire, et nous n'ignorons pas non plus qu'on essaiera de les déformer pour faire croire que nous faisons de l'école un instrument de lutte contre les pouvoirs établis. Nous sommes trop respectueux de nos élèves, nous avons une trop complète confiance en l'élan des jeunes forces vers l'idéal pour nous rabaisser à utiliser les enfants pour de basses et passagères polémiques. Mais qu'on ne nous mobilise pas non plus pour la besogne adverse de bourrage au profit des ennemis du peuple.
Nous posons à tous les instituteurs, à tous les éducateurs, la question angoissante dont nous avons essayé de montrer la signification pédagogique ou sociale :
« Oui on non, avons-nous le droit de laisser les enfants s'exprimer librement lorsque cette expression ne saurait porter atteinte à quiconque parce qu'elle est à l'image véritable de la vie ? Laisserons-nous les petits yeux regarder autour d'eux, les jugements s'exercer sans aucun parti-pris que celui de servir la vérité pour la formation honnête et normale des jeunes générations ?
Ou bien, par paresse sociale, pour éviter que certaines vérités crèvent les yeux de nos élèves, va-t-on nous imposer à nouveau des œillères? Veut- on nous contraindre à mentir à nos enfants dans l'intérêt même de l'injustice sociale dont on voudrait nous faire les complices ? Nous demandera- t-on de continuer ce dressage antipédagogique que condamne notre respect de l'enfant et notre amour du progrès social ?
Il faut choisir, ou l'école publique, conformément aux déclarations indiscutables de ses fondateurs et de ses plus ardents défenseurs, s'oriente vers une éducation libérée et humaine, par la vérité au service de la vérité — ou bien l’Etat, ne tolérant que certaines vérités, nous demandera de façon précise, de former dogmatiquement les bons serviteurs d'un ordre provisoirement établi ?
Mais il faudra alors réviser programmes et instructions ministérielles : il sera nécessaire de dire sans ambigüité qu'on foule aux pieds toutes les déclarations généreuses des grands républicains qui voulurent, comme nous, faire de l'école laïque l'école du peuple : que les temps sont révolus : qu'il n'y a plus ni justice, ni vérité, ni humanité : que seul est maitre le talon de fer des puissants de ce monde.
C'est le problème éducatif tout entier qui est ainsi posé. Et il ne suffira pas d'éluder la discussion en nous traitant dédaigneusement de révolutionnaires.
Si nous sommes révolutionnaires, nous le sommes au même titre que tous les porteurs de vérité sans qu’aucune considération secondaire de parti ou de classe vienne restreindre et amoindrit l’ampleur d’une tâche à laquelle aujourd’hui plus que jamais, se dévouent tous ceux qui ne veulent pas croire à la faillite immanente de l'humanité dans nos vieilles sociétés que rongent inéluctablement le vice, le chômage et la guerre.

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Quelques amis timides ont redouté parfois que l'acharnement avec lequel nous tenons à placer sur le plan social tous les problèmes éducatifs nuise au développement normal de noire expérience.
La preuve contraire est là aujourd'hui : c'est parce que notre effort atteint les fondements mêmes de notre instruction publique et qu'il est lié à toute l'évolution sociale contemporaine que nous avons vu se dresser pour nous défendre tous les hommes qui pensent.
Le coup qu'on voulait nous porter s'est naturellement répercuté de façon étonnante. Tous nos amis ont senti que ce n'était pas seulement un procédé, une technique, une méthode qui étaient visés, mais bien l'esprit même de ce que contient de plus précieux : l'éducation que nous préconisons.
Et il est normal que se trouvent face à face dans cette lutte la réaction cléricale et nationaliste la plus intéressée d'une part — et d'autre part, tout ce que ce pays compte d'hommes de progrès et de bonne volonté.

C. FREINET.