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Evaluer, en pédagogie Freinet, est-ce concevable ?

Dans :  Techniques pédagogiques › 
Février 1982

"SECTEUR ÉVALUATION
Evaluer, en pédagogie Freinet, est-ce concevable ?

 

Si les enfants de nos classes exercent un certain pouvoir de décision sur l'organisation des activités, sur leur contenu, sur les structures institutionnelles de ta classe, sur l'emploi du temps et sur la vie sociale même du groupe, pourquoi n'auraient-ils pas, dans la même démarche, la possibilité d'exercer ce même pouvoir au niveau de l'évaluation de leurs savoirs et savoir-faire ? Pourquoi n'effectueraient-ils pas eux-mêmes, ou ne participeraient-ils pas à cette évaluation ?
Cette conscientisation de leurs responsabilités au sein du groupe-classe, cet éveil à l'appréciation individuelle ou collective de leurs travaux, cette prise en charge plus précise de leurs capacités donnent droit à la parole.
Mais, pour l'heure, ce sont bien les adultes qui décident pour les enfants, pour leur devenir. Les instructions officielles du C.M. attachent une importance accrue, dûment circonstanciée à ce pouvoir hiérarchique inhérent à la fonction éducative et engagent les enseignants à répondre tout particulièrement à l'exigence de l'évaluation du travail scolaire en vue d'une unique mission : l'orientation.
Si l'objectif de l'administration, à court terme, est bien d'accroître et de «maximaliser» le rôle sélectif de l'école, celui du chantier Evaluation est diamétralement opposé au premier. C'est dans le cadre d'une pédagogie de la réussite que se situent résolument nos objectifs : l'épanouissement de l'enfant, les échanges et les confrontations diverses au sein du groupe, le libre choix des activités, le respect de la personnalité de l'individu, le besoin de s'exprimer et de communiquer, de créer... Pour ce faire, nous proposons à l’enfant d'intervenir de diverses façons sur l'appréciation de ses travaux dans une démarche d'évaluation formative,
«C'est en forgeant que l'on devient forgeron.» «C'est en parlant que l’enfant apprend à parler, c'est en marchant qu'il apprend à marcher, c'est en écrivant et en rédigeant qu'il apprend à rédiger… » (1 )
En ce sens, un certain nombre de camarades tentent à l'heure actuelle de mettre en place une nouvelle organisation de la classe et élaborent des outils susceptibles de permettre à l'enfant de poursuivre ses propres cheminements vers l'autonomie en lui donnant les moyens de s'auto-évaluer.
A l'heure actuelle, les travaux du secteur s'appuient essentiellement sur la confrontation de ces diverses expériences individuelles pour en expliciter la démarche et les finalités-
Pendant les journées d'étude de Creil, au chantier évaluation, dialogues à peine imaginaires ;
«— Savoir ranger des nombres en ordre croissant : pour moi c'est un critère.
— Mais non, ça, c'est un objectif spécifique.
— Oh ! eh ! qu'est-ce que vous racontez ? Chez moi, c'est une épreuve de brevet, tout simplement !
— D'abord, qu'est-ce que tu appelles «objectif spécifique» ?
— Et toi : critère de quoi ? réussite à une performance ? Alors, ça veut dire que tu considères que cette performance est caractéristique de l'atteinte d'un objectif ? Lequel ?»
Ou bien encore :
«— Moi, je suis contre les contrôles, ça sent trop le flicage. Je préfère les bilans.
— Ah oui ? Et comment tu les fais, tes bilans ?
— Eh bien, quand les enfants se sentent prêts, de temps en temps, ifs peuvent demander à passer certaines épreuves correspondant au brevet qu'ils ont choisi : ils voient où ils en sont.
— Et toi aussi, par fa même occasion ! Mais si c'est ça que tu appelles des bilans, alors je suis d'accord. »
Et c'est ainsi qu'après quelques échanges de ce genre, nous nous sommes dit que probablement nous faisions des choses semblables ou apparentées auxquelles nous ne donnons pas toujours le même nom.

Alors, de quoi on parle ?

Le vocabulaire utilisé, bien que commun, recouvre, en fait de nombreuses acceptions, en fonction des références individuelles. Qu'entendons-nous par «évaluation» ? Qu'est-ce qu'un «contrôle» ? Ces deux termes induisent-ils des connotations différentes, ou peuvent-ils être assimilés ? Quelles sont nos pratiques des «bilans» ? Sont-ils quotidiens, hebdomadaires, bi-hebdomadaires, bi-quotidiens ? Qui les met en œuvre ? Quel est leur contenu ? A quoi servent-ils ? Qui les utilise ?
Autant de questions qui méritent un large éclaircissement au sein du mouvement de l’ICEM dans son ensemble.
Par ailleurs, de nombreuses tentatives théoriques réunies sous l'appellation «pédagogie par objectifs» révèlent une large confusion entre les divers vocables employés. Cette terminologie anarchique constitue en fait un sérieux obstacle à la communication.
Cependant, il n'en est pas moins évident que les termes : «objectif pédagogique», «comportement observable», «critère d'évaluation», «opérationnalisation d'un objectif», «dérivation» et «spécification», «performance» et «compétence» sont largement, et de plus en plus utilisés autour de nous. Tout le monde a le mot «objectif» à la bouche, sans peut-être pouvoir déterminer avec suffisamment de précision ce qu'il veut dire pour lui. Nous ne pouvons cependant ignorer on toute bonne foi ces recherches universitaires.
Afin de réduire ces difficultés au sein du chantier évaluation, nous avons lancé trois cahiers de roulement sur le thème : «Evaluer, contrôler, faire le bilan : qu'est-ce que ça veut dire pour toi ? Objectifs spécifiques, comportements observables, critères d'évaluation ; ces termes recouvrent-ils un contenu pragmatique dans ta démarche quotidienne ?» Chacune des interventions ont été étayées par des exemples concrets, issus de nos pratiques, et seront l'objet de publications ultérieures.
On peut aussi se demander si cette volonté de tout rationaliser, classer parfaitement ne cache pas une illusion scientiste : celle qui tendrait à laisser croire en la possibilité de hiérarchiser les opérations intellectuelles constitutives de l'acte d'apprentissage,
Néanmoins, il est peut-être schématique de vouloir assimiler la pédagogie par objectifs à ce que « la pédagogie Freinet met depuis longtemps en pratique avec ses bandes enseignantes... ses brevets»,
En effet, nous aurions certainement intérêt à y regarder d'un peu plus près du côté de cette «taxonomie» pour définir avec davantage de rigueur les acquisitions que nous voulons permettre de faire aux enfants et formuler des «programmes naturels» autrement que sous forme d'une liste d'activités aléatoires qui ne déterminent pas avec précision la nature des apprentissages effectués, ce qui dénote une confusion entre l'objectif et les modalités qui permettent de l'atteindre,
La pédagogie par objectifs se démarque d'une pédagogie des contenus définis en termes de programmes, c'est à-dire en une succession de notions dont la logique n'est souvent apparente que pour les concepteurs des dits programmes (et c'est peut- être encore leur faire beaucoup d'honneur que de les supposer capables de définir cette logique...).
La pédagogie Freinet a, depuis toujours, lutté contre cette pédagogie des contenus. Mais sa confiance affirmée dans le potentiel de curiosité, d'appétit de savoir des enfants quand les moyens leur sont donnés de prendre en main leur formation, l'amène tout autant à refuser que l'alternative à cette pédagogie de programmes soit posée, dans la pédagogie par objectifs en termes d'objectifs définis à l'avance, de manière rigide, en dehors des «apprenants».
En fait, la pédagogie par objectifs n'existe pas ; le fait d'avoir formulé des objectifs n'implique en rien la manière et l'esprit dans lesquels on va chercher à les atteindre.
La leçon à tirer de cette méthodologie c'est qu'elle oblige à préciser à l'avance, à annoncer clairement à ceux qui viennent en formation et à formuler en termes de capacités observables, ceci afin qu'il soit possible de vérifier aussi bien par l'«apprenant» que par les formateurs, que la capacité visée a bien été acquise.
On ne peut lui reconnaître la dénomination de pédagogie, dans un sens qui nous concerne, à l'Ecole Moderne, que si :
— l'«apprenant» est partie prenante dans la définition des objectifs et dans la manière dont on vérifiera leur atteinte ;
— les moyens pour parvenir aux buts fixés ne sont pas uniques, programmés de manière stricte, mais s'ils prennent en compte les acquis antérieurs, les capacités intellectuelles, les goûts, les intérêts, les aptitudes de chacun.
Nous avons, certes de nombreuses questions à poser sur cette pédagogie par objectifs.
N'est-ce pas le dernier gadget pédagogique à la mode ?
Un bon moyen pour donner une nouvelle forme aux contrôles, dénommés maintenant «évaluation» ?
La critique en a été faite par R. Ueberschlag dans le n° 9 de L'Educateur 80-81 et notre souci n'est pas de nous accrocher a priori à quelque théorie, mais bien de voir l'aide que peuvent nous apporter ces théories pour améliorer et mieux dominer notre pratique quotidienne.

Pourquoi on parle ?

Les outils présentés par les camarades du secteur témoignent de la pluralité des attitudes possibles face aux problèmes de l'évaluation, Nos travaux et les discussions qui suivirent permirent d'envisager leur approche sous un éclairage nouveau, dans deux directions :
1. L'évaluation ne peut-elle être que normative ? Qu'est-ce qu'une auto-évaluation formative dont parle le P.E.P. ? Ne peut-on évaluer qu'à l'aide d'un outil spécifique ? Evaluer, n'est-ce pas adopter de façon ambiguë et mettre en œuvre une attitude politique dont il serait souhaitable d'éclaircir la finalité ? Quelle est l'idéologie véhiculée par un tel processus, telle démarche d'évaluation ? Quelle est la démarche d'apprentissage induite par chacune d'entre elles ?
2. L'organisation de la classe Freinet ne fait-elle pas intervenir certains moments d'évaluation dont nous n'avons pas conscience ? L'utilisation du plan de travail, la correction d'un test des Cahiers de techniques opératoires ou du Fichier d'orthographe, la discussion qui s'instaure autour des critiques lors du conseil d'enfants, la présentation d’une recherche scientifique, d'une peinture ou d'une réalisation manuelle ne constituent-ils pas des moments quotidiens mettant en œuvre un processus d'évaluation ? A côté de ces moments volontairement introduits par le maître, il en est d'autres, plus diffus et implicites, lors desquels notre attitude, nos gestes, notre regard, nos exclamations, nos répliques, nos louanges, nos humeurs sont perçus par les enfants comme l'évaluation de leurs productions ou de leur comportement. On peut lire en filigrane ce pouvoir institutionnel du maître dans sa classe dans le contexte des échanges relationnels, pouvoir qui lui confère une autorité virtuelle jamais remise en cause. De fait, les enfants savent se déterminer par rapport à cette supériorité conventionnelle pour en solliciter les faveurs ou au contraire fuir une demande par trop contraignante, du moins qu'ils rejettent. Combien cherchent à nous «faire plaisir», combien d'autres jouent les «grains de sable» ?
Au lieu de laisser l'enfant déterminer pour lui-même, de manière bien souvent subjective et affective, les critères d'évaluation que nous privilégions au niveau inconscient en tant que responsable du groupe-classe et des enfants, ne serait-il pas souhaitable de clarifier nos attentes et de définir au sein du groupe, explicitement, les niveaux de réussite attendus, les critères pouvant varier avec les capacités de chacun ? C'est aussi opposer un garde-fou aux facteurs impondérables qui peuvent provoquer chez l'enseignant un comportement incontrôlable et imprévisible (énervement, fatigue, sautes d'humeur, manque de disponibilité) auquel les enfants ne sont pas obligés d'être astreints. Lors des journées d'études, un camarade nous racontait qu'un jour, il s'était vu refuser à l'un de ses élèves de sortir seul de la classe alors qu'il lui avait accordé, la veille, la même autorisation !
Le contenu de ces réflexions et l'importance que nous conférons à l'altitude du maître face à ces problèmes attirent de plus en plus notre attention. C'est pourquoi nous cherchons à savoir comment chaque secteur de travail, chaque chantier de I'ICEM prend en exemple cette dimension de l'évaluation quand il met au point un outil, approfondit une technique, affine l'organisation coopérative de la classe ou même lorsque nous rencontrons d'autres mouvements, des organisations ouvrières ou simplement des parents d'élèves.
L'évaluation formative est une aventure, aussi bien pour la classe que pour l'adulte responsable et garant des acquis, puisqu'elle ne met pas celui-ci à l'abri des mises en question sur sa part de responsabilité dans les acquisitions de chacun. Mais ce partage des responsabilités n'est possible que si un contrat explicite a été passé au départ des apprentissages et un bilan fait à l'issue de toute activité, qu'elle ait été prévue, ou qu'elle soit née d'un intérêt spontané, afin de situer ce qui, de tâtonnement en expérience, recherche et documentation est devenu acquis intégré à la chaîne des expériences précédentes. Le rôle de l'adulte n'est-il pas, alors de donner aux enfants et aux adolescents les moyens de situer ces apprentissages-là, momentanés ou partiels, dans un ensemble plus vaste, de les relier à d'autres antérieurs ou appartenant à des domaines différents ?
Plus on pratique ce travail permanent d'analyse et de synthèse, plus on se rend compte que, grâce à lui on atteint, pour l'enseignant lui-même et pour les élèves un autre niveau de formation. Il en résulte pour l'un comme pour les autres une plus grande tranquillité, donc davantage de confiance mutuelle et de plaisir à travailler ensemble, chacun sachant mieux ce qu'il fait, pourquoi et ce qu'il retire de son travail. Certes, ce n'est pas de tout repos tous les jours, mais c'est peut-être à ce prix qu'on permettra aux enfants et aux adolescents de s'approprier réellement leur propre formation.
Chantier « Evaluation » Article composé grâce aux contributions de Liliane CORRE, Xavier NICQUEVERT, Bertrand LÉVI
(1) « Conseils aux Jeunes », B.E.M. S4-55, C. Freinet, p, 43, 1969.