“ Je suis donc revenu dans l'école trois années de suite pour leur raconter des histoires et pour écouter les leurs : celles qu'ils connaissent, celles qu'ils vivent et celles qu'ils inventent.
Ensemble on a parlé beaucoup, ils ont inventé des histoires, facilement, ils en ont joué certaines, naturellement. Ca leur a plu, surtout aux garçons ; ils en ont raconté qu'ils avaient entendues ou qui leur étaient arrivées, des histoires quelquefois terribles, avec le Shpouk, dont il vaut mieux ne pas parler.
Très vite je me suis aperçu qu'ils n'avaient pas besoin de moi pour libérer l'invention, pour improviser. Ce travail-là ne s'imposait pas : ils fonctionnent sur une culture orale.
Je les ai questionnés sur leur façon de voir les choses, le monde ; ça finissait par les ennuyer, voire les agacer :
- Le monde il est comme il est : t'as qu'à voir, pas besoin d'en parler.”
La curiosité était battue en brèche ; il n'était pas non plus question pour le conteur de travailler avec eux comme avec les enfants sédentaires : la parole était déjà là, dans son expression.
L'objectif du projet a ainsi évolué vers une considération pour leurs propres productions artistiques. Le travail a porté sur la curiosité réciproque, la simple rencontre dégagée d'un intérêt ethnologique. |
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GADJO
- On était à l’école de Gadjo,on s’embêtait avec les gamins.
- C’est poushté les Gadjo.
- C’est pas bien les Gadjo : c’est poushté. On peut pas les dicave.
- On était à l’école, y nous traitaient tout ça à l’école.
- Y’a mon frère, il a 18 ans maintenant : il est venu à l’école, y s’est battu avec.
- On aime pas les Gadjo.
- Y nous voient y passent à côté de nous y nous insultent ; alors nous on se laisse pas faire on les insulte aussi.
- Nous traitant de Manouches…
- Y’en a des fois, y s’amenant, y font bien copain avec nous, tout ça, par derrière y nous traitant de sales Manouches et de paysans ; et une fois je l’ai vu, mon père il a manqué de l’étrangler.
- En allant au muguet là-bas pendant tout ça, y’a des Voyageurs et des petits Gadjos ils ont passés, le Gadjo y dit : « Oh les p’tits Gitans ! ». J’aime pas trop moi qu’y faisont comme ça. On est comme tout le monde, on mangue du pain de l’eau et du vin comme tout le monde. On a du sang pareil qu’eux.
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“- Je devais laisser tomber l'exotisme. Pas évident : j'ai tellement envie que le voyageur, en passant, me renseigne sur ce que je suis...
Souvent avant d'arriver à l'école j'étais inquiet : ce que j'avais pensé, préparé n'avait déjà plus d'intérêt.
Qu'est-ce qu'on va faire ? Explorer les histoires, en faire l'expression de la réalité, tout ça n'a pas cours : naturellement ils ne racontent pas, ils témoignent. Et puis il n'inscrivent rien dans la durée, et ce qui s'inscrit reste insaisissable ; ils n'ont pas besoin de moi.
Je leur ai raconté beaucoup d'histoires, on est allé ensemble en raconter aux petits, alors ils sont redevenus les aînés, responsables. Parfois aussi on est resté dans la cour sans rien dire, appuyés aux rebords des fenêtres.
Quand ils parlent les mots sortent tous ensemble, ils parlent si vite que quelquefois on les comprend difficilement. Quand ils racontent une histoire ils sont clairs : on comprend tout.
Ils ont gagné peu à peu une vraie considération, non pas pour un "objet artistique", mais pour ce qu'ils étaient en train d'inventer.”
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Il se peut qu'ici on touche à une des valeurs de l'éducation et de la production artistique : la dignité que confère l'œuvre artistique à son auteur ; ici sa parole est donnée à entendre, ses oeuvres sont données à voir, alors par cette médiation, l'enfant lui-même devient digne d'écoute et de considération. |
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“- Au fil du temps, l'engagement des élèves dans le projet n'a pas été vraiment significatif. Ils étaient dans l'instant heureux de parler, de se raconter et d'inventer des histoires. S'il y a eu une transformation c'est dans la confiance qu'ils m'ont accordée peu à peu. J'ai pu mesurer une évolution dans notre relation à l'étonnement des nouveaux arrivants. Ceux-ci paraissaient surpris que des “ Voyageurs ” puissent s'exprimer aussi librement avec un “ Gadjo ”. Dès le début, ils ont montré une écoute très juste de la parole de l'autre : si quelqu'un exprimait quelque chose de vraiment personnel ils étaient attentifs ; sinon, s'il s'agissait seulement de parler, c'était le brouhaha. Je travaillais toujours avec de petits groupes de quatre ou cinq, jamais plus compte tenu de leur agitation “ naturelle ”.
J'avais proposé d'inventer des histoires, sur le mode de "On décrit ce qu'on voit, et on a le droit de mentir". Les Voyageurs ont aussitôt inventé des aventures détaillées, aux péripéties multiples, alors que certains parmi les Espagnols, réticents, ont vite arrêté le jeu :
- C'est méchant les histoires.
- Ben pourquoi ?
- C'est pas bien de mentir : le Dieu il aime pas.
- Mais la bible c'est plein d'histoire
- C'est des histoires vraies. |
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