CréAtions 74 - publié en novembre-décembre 1996 Hervé Nuňez |
Ecriture
La calligraphie est, selon Le Petit Robert, «L’art de bien former les caractères de l’écriture.» Cette définition définitive conforte l’attitude des maîtres qui font des « lignes » l’activité principale de contact avec l’écriture. Elle doit par contre faire violence à tous les pédagogues qui pensent comme l’artiste Degottex que l’écriture est l’expression de «la pensée en mouvement». Les peintres de toutes les époques ont mis volontiers du verbe dans leurs peintures. Mais celui-ci était souvent seulement informatif. Aujourd'hui, les artistes l’utilisent comme objet plastique. Ainsi, Anne-Marie Jugnet propose des mots-néons écrits de façon manuscrite, flottant entre deux arbres dans l’île du Centre d’art de Vassivière. Nous pensions ici être en contact direct avec la nature… ces textes qui luisent dans le bois nous rappellent la permanence du verbal dans notre rapport au monde. Ainsi J. Pollock met en relation deux précepts considérés comme opposés : la ligne abstraite et la couleur concrète. Pollock invente la ligne-couleur qu’il déploie «à la manière» d’une écriture dans ses Dripping. Ainsi Christian Dotremont écrit ses Logogrammes directement sur la neige de Laponie, soumettant l’instant de l’écriture au jugement du support. La liste n’est qu’entrouverte mais déjà des problématiques apparaissent : à l’opposé de la «belle lettre», le désir de ces artistes est de retrouver le sens de l’écriture. Interrogeant le visible entre le lisible et l’illisible, entre le mot et la chose, entre le signe et sa trace, entre le concept et l’affect, ils veulent revenir à l’origine de la perception et du geste. Car l’écriture est aussi une image. Elle est une « gestuelle » de l’être: la «quantité objective» des mots (référent) n’est jamais dégagée du scripteur. Celui-ci transporte avec lui une «qualité subjective» déterminante (choix des mots, syntaxe, style et… matérialité de l’écriture). Les artistes (et d’autres) ont pensé que l’image et la lettre ont été séparées en Occident, contrairement à d’autres civilisations qui ont gardé la trace d’une expression dans l’écriture. La calligraphie leur semble devenue ornement ou décoration. Leur désir est d’en réaffirmer le sens. Car ceux pour qui l’écriture est un outil sont facilement passés du manuscrit à l’imprimerie et au clavier, générateurs de signes préformés. Ils ont le sens de l’efficacité, de lisibilité. Pour eux, l’écriture manuscrite, bien que « caressante » génère les ratures, les réécritures, le temps perdu et peut-être aussi l’effort difficile, humiliant, du dévoilement de soi dans la «trace»: «taper» un texte est beaucoup plus rapide, maîtrisé, anonyme jusqu’à l’immatérialité… Et Le Petit Robert de donner des lettres de noblesse à la calligraphie pour mieux la ranger du côté du sacré et de l’inutile. Eh bien, non ! Fini les «belles lettres» formées par des enfants sages et dociles! Vive les lettres qui crient, qui parlent à nos yeux et à nos oreilles en même temps. Et que l’on entend; Vive les lettres qui déploient partout leurs arabesques sur les murs ou sur la chaussée en face de l’école et qui nous disent le bonheur ou le malheur d’être. Car ce que veulent les pédagogues Freinet, c’est mettre en rapport les enfants avec la connaissance de tout ce qui donne du sens, pour qu’ils puissent être plus attentifs au monde, mieux le comprendre et mieux se comprendre eux-mêmes. Pour cela, en même temps que le traitement de texte et les réseaux interactifs, la calligraphie en tant que trace première ne doit pas être oubliée. Hervé Nuňez
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