Raccourci vers le contenu principal de la page
Septembre 1997

 


CréAtions 78 - La part du maître - publié en septembre-octobre 1997


Annie Solas

La part du maître

 

« Il nous faudra marquer et étudier dans quelle mesure le seul fait pour l’enfant de s’exprimer librement par le dessin et la peinture […] contribue d’une façon insoupçonnée à l’harmonisation des individus, à leur équilibre, à leur culture et même à leurs acquisitions scolaires » (1). C’est au départ de leur aventure pédagogique qu’Elise et Célestin Freinet ont attiré l’attention sur le rôle essentiel de l’acte créateur et la nécessité d’inscrire cette démarche dans le contexte socio-culturel. Leur « ouvrir les fenêtres sur le monde de l’idéal et les techniques nouvelles » (1) s’inscrivait à l’avant-garde des écrits contemporains aux côtés du « favoriser l’appropriation des formes diverses de l’expression pour repousser l’image du réel » de Jean Dubuffet. Enfin, tout comme le Pourquoi était incontournable, le Comment était, lui, rarement explicité dans tous leurs écrits.

Un Comment reposant essentiellement sur la part du maitre, à propos de « ces règles, ces lois qu’il faut « atteindre par le tâtonnement » (1)., car « on ne doit pas endiguer trop tôt le torrent qui gronde et s’agite de crainte de l’immobiliser » (2). Et, ajoutaient-ils, il faudra penser à « magnifier dessins et peintures qui seront alors dignes d’une collection, d’une exposition » (1) pour « sauvegarder le besoin d’ascension et de vie » (2). Tout était donc dit sur l’importance de savoir accompagner l’enfant dans son expression individuelle pour l’aider à conquérir « la liberté difficile » (2) par le travail, le respect des règles et l’ouverture sur le monde, la place du cheminement naturel et celle des apprentissages, du « nourrissage ».

On devine combien délicate est cette tâche pour celui qui devra, en son être, posséder lui-même ce Comment, car « ce qu’on ne sait pas, on ne saurait ni l’enseigner, ni le donner à un autre » (3). C’est animé du sentiment profond du sens de la liberté que le maitre pourra laisser l’enfant s’exprimer librement jusqu’à atteindre le besoin de se former pour accéder à une autre liberté, plus vaste et débordant le cadre scolaire : une liberté construite sur des règles. Et plus délicate encore sera la tâche lorsqu’il devra accompagner des enfants devenus trop tôt prisonniers d’eux- mêmes, de leur éducation, n’ayant ni désir, ni besoin d’expression. Il lui faudra « veiller à ne pas les mettre en situation de faire ce qu’ils ne peuvent pas » (2), savoir recourir aux déclencheurs, aux aides, aux consignes ouvertes jusqu’à faire naitre le désir d’agir, de tâtonner pour atteindre le jaillissement.

Et c’est en cela qu’Isabelle Gomond (voir p, Monotypes), qui fut en partie son propre maitre, s’inscrit dans cette démarche, affirmant que si désir et besoin sont nécessaires, ils ne suffisent pas en préalable. Le travail, la maitrise des gestes, des outils, matériaux, la connaissance du monde nourrissent le tâtonnement, l’expérimentation pour atteindre l’expression créatrice. Tout ceci ne pouvant être dissocié de la formation de l’être à devenir acteur par son esprit critique et les « propositions nouvelles » qu’il fera au groupe, à la société. Elle nous explique comment le maitre devra savoir apporter à l’heure juste – respectant l’étape purement personnelle et les répétitions inlassables des mêmes gestes - les règles, les apprentissages, le « nourrissage » dans la connaissance du monde de la création passé et à venir, en laissant l’enfant  « emprunter aux autres jusqu’à trouver son propre chemin » (1) comme « ces abeilles, qui butinent çà et là les fleurs, et ensuite en font leur miel, qui n’est qu’à elles : ce n’est plus du thym ni de la marjolaine. Car ce que l’enfant a emprunté à autrui, il le transforme et le fond de manière à faire une œuvre qui soit toute à lui » (4) dans une liberté conquise.

Annie Solas

 

(1) Méthode naturelle de dessin, Célestin Freinet
(2) Les Dits de Mathieu, Célestin Freinet
(3) Platon
(4) Essais sur l’Education, Montaigne

 

   sommaire Créations 78 La part du maître