Il y a un an, nous lancions notre revue. Nous savions, certes, ce qui nous manquait,les idées dont nous voudrions discuter, l'aide dont nous avions besoin pour asseoir nos techniques et nos réalisations.
L'an dernier, j'ai même été assez surpris de voir dans « l'Educateur» (n° 14-15), page 484, ces mots d'ordre : « la Lutte contre la TV à domicile ». A mon avis, une telle lutte n'est guère réalisable car la TV est bien entrée dans les mœurs et beaucoup de ses adeptes n'y renonceraient pas pour un empire. La TV est une réalité sociale que nous devons accepter. Elle n'est pas intrinsèquement mauvaise, contrairement à ce qu'affirment certains journaux, mais elle a beaucoup de défauts : de trop nombreuses émissions ne sont pas recommandables. Cependant elle est, à mon avis, bien moins nuisible à l'enfant et à l'adolescent que les programmes scolaires surchargés et le travail à la maison :une soirée passée à « suer » sur les devoirs de classe et à se « farcir » le cerveau avec des rengaines scolastiques est beaucoup plus abrutissante qu'une soirée passée devant le petit écran. Le Mouvement de l'Ecole Moderne doit lutter contre les défauts des émissions actuelles de la TV et non contre la TV elle-même. Mais une telle lutte ne portera tous ses fruits que lorsqu'une révolution sociale s'amorcera. Comme la presse, comme le cinéma, la télévision est, hélas, un instrument de l'ordre capitaliste et c'est là que réside le mal ; les émissions mauvaises ou médiocres sont plus rentables que les programmes éducatifs...
Nous devons aussi stigmatiser l'actuelle censure du cinéma et de la TV. Cette censure (qui est, en grande partie, la suite logique des ignobles tabous sexuels et qui se traduit soit par l'avis «Interdit aux moins de 16 ans»... ou de 18 ans», soit parle sourire stupide et commercial de la speakerine de la TV invitant les parents à coucher leurs enfants) fait naître dans l'âme enfantine des curiosités malsaines, lesquelles,à l'époque de la puberté, aboutissent parfois à des complexes. La censure, prônée parles ligues réactionnaires dites de décence, a pour effet de canaliser et de dissimuler immoralité au lieu de l'attaquer de front. Le capitalisme trouve, au moyen de cette censure, une publicité efficace... tout en prétendant défendre la vertu : les films interdits aux moins de 16 ans (ou de 18 ans) attirent un grand nombre d'adultes avides de spectacles osés ou violents et font affluer les recettes en agissant sur le «petit cochon»que chacun porte en soi.
La rentabilité fait flèche de tout bois ! ! !
L'efficacité de la censure est plus que douteuse :
De nombreux enfants arrivent, par l'intermédiaire de certains de leurs aînés, à être parfaitement au courant des films qui leur sont interdits. D'autres parviennent même à s'introduire dans les salles où l'on joue de tels films : ce cas est fréquent dans les cinémas de banlieue ou de campagne, là où la surveillance est moins serrée qu'en ville.Plusieurs enfants m'ont fait des confidences à ce sujet. Il n'y a rien d'étonnant : c'est la barrière qui fait le contrebandier, et le remède s'avère pire que le mal.
Comme la pudeur officielle, la censure n'est donc autre chose qu'un voile d'hypocrisie.
Il vaudrait mieux supprimer purement et simplement tout spectacle — ou toute partie de spectacle — ayant un caractère nettement immoral ou infâme. Mais seul un régime révolutionnaire pourra mener à bien un tel remède… quand la rentabilité aura cédé la place à l'utilité sociale...
Il est vrai que, toute question de censure mise à part, beaucoup de spectacles s'adressent essentiellement aux adultes et même à des adultes avertis. Mais l'enseignement classique n'est-il pas, par exemple, un enseignement pour adultes avertis plutôt qu'un enseignement pour adolescents en pleine crise de croissance ? Bien sûr que oui : c'est là l'une des principales tares de l'enseignement traditionnel, une tare qui consiste à forcer l'enfant (ou l'adolescent) à « ingurgiter » — parfois malgré lui — des « aliments intellectuels » trop lourds pour sa jeune personne... alors qu'un spectacle même pour adultes n'est jamais qu'un simple loisir et n'exige pas un effort aussi considérable de la part de l'écolier !
Yves-Marie DANIEL (Rouen).
P.-S. — Je résume mes opinions ;
1° La télévision et le cinéma ne sont pas intrinsèquement mauvais. Leurs principaux défauts sont dus à la mauvaise qualité de bien des émissions et films et c'est la rentabilité capitaliste qui est responsable de cet état de choses.
2°L'enfant et l'adolescent se laissent abâtardir ou trop influencer par la TV et le cinéma parce que les réalités de la vie sont trop médiocres et surtout parce que l'Ecole traditionnelle manque d'intérêt et n'est plus dans le sens de la vie.
3° La censure actuellement appliquée — qui consiste notamment à interdire certains spectacles aux moins de 16 ou 18 ans — n'est autre chose qu'une mesure hypocrite plus ou moins inopérante et une forme de publicité mercantile particulièrement immorale.
Conclusion. — La lutte pour une meilleure télévision et un meilleur cinéma s'inscrit dans la lutte contre l'ordre social capitaliste. C'est pourquoi le Mouvement de l'Ecole Moderne doit participer activement à ce « combat ». — Y.-M, D.
Dans sa critique par ailleurs très pertinente, Y.-M. Daniel sous-estime deux réalités qui nous poussent à nous méfier du cinéma et de la télévision, même si les émissions en étaient morales et sociales.
L'usage du cinéma et de la TV peut n'être pas catastrophique quand on n'en use que modérément, et autant que possible en connaissance de cause.
Mais on n'ignore pas que, dans certaines familles, on branche la radio qui braille pendant des heures, durant le dîner comme pour la soirée en famille. C'est comme un fond verbal et sonore permanent qui supprime toute intimité familiale et farcit l'esprit de notions sans valeur quand elles ne sont pas dangereuses.
La pratique est plus grave maintenant à l'ère de la TV. On branche au souper et on n'éteint qu'à 23 heures. On regarde la TV en mangeant, ce qui n'est déjà pas bon pour la santé ; les enfants s'assoient ensuite par terre, la tête entre les mains, ou parfois même au lit et on regarde défiler les images.
Sans compter le danger pour les yeux une telle pratique qui incite les enfants à se coucher très tard supprime, plus encore que la radio, toute vie familiale.
On dit qu'une telle pratique inconsidérée de la TV a été pour beaucoup dans la crise actuelle de la jeunesse américaine.
Mais il y a un autre danger, plus particulièrement psychologique et psychique, que Y.-M. Daniel néglige.
Pourquoi la marche à pied est-elle si reposante et si équilibrante ? Parce qu'on ale temps de voir à un rythme naturel, de voir et d'écouter, de s'arrêter pour réfléchir,de s'instruire et de s'enrichir.
Les voyages en voitures à chevaux gardaient l'essentiel de ces vertus. Mais quand,aujourd'hui, nous circulons en auto ou en train, nous voyons tout et nous ne voyons rien. Les images se succèdent à un rythme qui ne nous permet plus d'enregistrer avec sûreté, de comparer et de réfléchir. Et c'est pourquoi une longue course nous rend fatigués mentalement et psychiquement.
Le cinéma et la TV réalisent cette succession accélérée d'images que nous ne pouvons ni suivre ni utiliser. Il en résulte la constitution en nous de circuits anormaux et fortuits, avec liaisons accidentellement non intégrées à la vie. On voit tout et on ne voit rien. Rappelez-vous votre état d'esprit quand vous sortez de deux ou trois heures de cinéma. Vous êtes dans un rêve dont il vous faut longtemps pour sortir. La TV réalise le rêve permanent à domicile. Elle est, de ce fait, quel que soit le contenu,désadaptante et déséquilibrante.
Il ne faudrait en aucun cas que radio, cinéma ou télévision envahissent le champde la vie. C'est la vie qui doit savoir puiser dans ces techniques ce qu'elles ont de bon et d'utile, et seulement cela.
MÉTHODE NATURELLE OU TAYLORISATION
M. Ischer, directeur des Etudes pédagogiques à l'E.N. de Neuchâtel, avait posé la question dans notre n° 1 (p. 39).
Questions qui méritent discussion et nous n'en avons point discuté.
M. Ischer nous le rappelle dans une lettre récente :
« D’un côté, vous requérez la collaboration des spécialistes, et de l’autre, au moment où des arguments sérieux vous sont opposés (je pense à la progression méthodique en arithmétique, rapport I. Pauli a l'UNESCO, méthode Stern-Pauli), vous les écartez apriori. Nous sommes de plus en plus persuadés que certaines techniques logiques (vocabulaire fondamental, verbes irréguliers, arithmétique) économiseront les heures d'enseignement formel au profit de l'école de vie. Ce sont justement ces techniques qui sont progressives, adaptées année après année à l'âge des enfants. »
Non, M. Ischer, nous n'avons nullement écarté a priori les questions qui vous tiennent à cœur et dont nous estimons la discussion indispensable. Mais pour diverses raisons, nous n'avons pas encore pu entamer ici cette discussion. Le compte rendu publié dans ce numéro du colloque « Techniques de Vie »d'Alsace, explique en partie ce retard. Dans les démonstrations amorcées au cours de cette première année, nous avons fait fond plus spécialement sur la technique pour laquelle nous avons presque terminéla transformation pédagogique indispensable : le français.
Il est exact que pour les sciences et le calcul, ces disciplines aussi importantes que le français, notre tâtonnement expérimental ne fait que commencer. Nous avons bienmis en honneur le calcul vivant, mais les modalités d'acquisition technique ne sont pas encore au point.
Ce sera le travail des mois à venir.
Nous donnerons dans notre prochain numéro une première réponse de notre camarade Lallemand. — C. F.
Et nous venons de recevoir la réponse ci-dessous de notre ami le professeur Laporta,de Florence, spécialiste en Italie de toutes les questions de cinéma scolaire, un de nos plus fidèles adhérents dont les avis nous sont toujours précieux :
La revue est sans aucun doute intéressante. Elle m'apparait comme une tentative sérieuse (mais malheureusement isolée) de remonter d'une expérience de plusieurs dizaines d'années, d'une série de succès technico-didactiques, pour cerner ces principes qui ont toujours été implicites au travail de l'ICEM, mais qu'il est maintenant nécessaire de retrouver et d'ordonner en une construction conceptuelle assez évidente pour éclairer ceux qui ne parviennent à l'éducation qu'à travers les principes. Il faut aussi ajouter qu'il est légitime et justifié pour celui qui vit activement des principes de les connaître et de les voir clairement devant ses propres yeux. Nous n'avons jamais voulu Être de purs « praticiens » Nous avons toujours pensé que, sans ses lignes directives, une action éducative serait fragmentaire et insuffisante. Mais nous nous en sommes tenus jusqu'alors à des intuitions sûres, suffisamment claires pour nous. Aujourd'hui, il faut amener ces intuitions sur le plan conceptuel et établir clairement leur rapport avec les progrès des sciences « humaines ». Ceci me semble la raison d'être de la revue.
Je te signale dans le n° 1 ton article « fondements psychologiques... », les articles de Vuillet, Dottrens, Combet. Dans le n° 2, ton article et ceux de Vuillet, Combet (Alain),Dans le n° 3, ton article et ceux de Vuillet et Fromageat. Dans le n° 4, les trois premiers articles.
Il s'agit, en somme, de tous ces écrits dans lesquels les Techniques Freiner sont mises en rapport entre elles et avec l'esprit scientifique contemporain. Je n'ai pas bien compris, par contre, l'importance des autres articles qui traitent des questions plus particulières « Qu'est-ce que savoir ? » dans le n° 3, « Le profil vital », n° 2, etc.) qu'il vaudrait mieux publier dans les revues technologiques de l'ICEM. Mais peut-être une raison m'en échappe, que je te prierai de me communiquer.
Il est nécessaire d'admettre que de tout notre travail, et même de la documentation qui apparaît tout autour de ce travail, peuvent faire naître des doutes chez ceux quine connaissent pas l'esprit dans lequel nous travaillons. Par exemple, les critiques au sujet du « surmenage des maîtres » et de « la validité des techniques uniquement pour les enseignants d'élite » sont importantes.
Nous devons obtenir par nos techniques de meilleurs résultats dans un même temps et avec le même effort que les écoles traditionnelles. Nous devons démontrer que notre travail n'est pas surnaturel et que quiconque peut le faire, pourvu qu'il en ait sincèrement envie. J'essaie d'ailleurs de développe: ces thèmes dans le travail que je fais pour « Scuola Città-Pestalozzi » et dont les Techniques Freinet font désormais essentiellement partie. Me semble aussi importante une mise au point de la conception de la discipline et celle de l'obéissance parce qu’elles sont à l'origine de nombreuses équivoques. Les problèmes du silence, de l'ordre, de la mémoire sont tous à reprendre en considération (et je m'en tiens à la liste que tu en as établie en pages 5 et 6), Ainsi,je pense que, sur la base des critiques dans tous les pays contre le Mouvement Freinet,on puisse organiser une réponse générale. Il s'agirait de prévoir un plan de travail qui comprenne tous les problèmes les plus importants et d'établir pour chacun d'eux une réponse de la rédaction de la revue qui devrait être confrontée avec l'opinion des hommes de sciences de différents pays, choisis parmi les adhérents de l'ICEM ou de collaborateurs choisis par eux. L'ensemble de toutes ces réponses serait un bon document à publier dans « Techniques de Vie ».
Le colloque de Vence s'est préoccupé de ces diverses critiques et a pris un certain nombre de décisions qui devraient nous permettre de progresser dans notre entreprise.
Nous en parlerons dans nos prochains numéros.