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Le travail intellectuel et l'attention

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Octobre 1960

Tous les maîtres se plaignent aujourd'hui de la difficulté qu'ils éprouvent à retenir l'attention de leurs élèves Les causes de cette maladie pédagogique moderne sont évidemment nombreuses. Mais je crois qu'il est bon, pour éclairer le sujet, de se rappeler quelles sont les modalités et les conditions de l'activité intellectuelle enfantine.


I. — LES DONNÉES PSYCHOLOGIQUES

1° Le travail et le jeu.
D'une façon très générale, le jeu et le travail intellectuel sont complètement distincts, dans nos classes, et l'enfant est particulièrement sensible à cette distinction. Le temps du jeu n'est point le temps du travail. Si l'enfant joue naturellement, au début il ne travaille que contraint. C'est pourquoi il y a pour lui une différence très sensible de tonus entre les deux activités. C'est pourquoi, dans ces conditions, l'équilibre jeu-travail est un impératif psychologique important, Le Docteur Schneersohn a montré l'importance de cet équilibre pour la santé mentale de l'enfant. Tout déficit de jeu, quelle qu'en soit la cause, entraîne la nervosité et l'inadaptation scolaire ou familiale. Ce déficit peut être quantitatif, si le temps consacré au jeu est insuffisant ; mais il peut être également qualitatif si les jeux offerts à l'enfant dépassent son « niveau de jeu» ou, au contraire, retardent sur lui (1).

2° Fragilité de l'attention intellectuelle.
La différence entre le jeu et le travail intellectuel se marque, surtout au début de la scolarité primaire, par la difficulté qu'éprouve le jeune écolier à soutenir durablement un effort d'attention. Absorbé par le jeu, l'enfant de 6 ans pourra jouer une heure durant au cowboy ou à « papa-maman». II est impossible, au même âge, de soutenir l'intérêt plus de 5 minutes dans un même type d'activité intellectuelle. Les maîtres le savent bien qui s'ingénient à varier ces activités, faisant alterner leçons et devoirs, élocution et manipulation, activités sensorielles et activités verbales, et à couper ces activités intellectuelles de récréation, de chant, d'éducation physique.
Le travail intellectuel ne fait d'ailleurs qu'accuser, souvent avec brutalité, une disposition fondamentale de l'activité enfantine en général. Dans le jeu lui-même, l'importance de la distraction est fonction de l'âge : « De 3 à 4 ans, le nombre de distractions au cours d'un même jeu est, selon Mme Ch. Buhler, de 12,4 en moyenne. Entre 5-6 ans, il n'est plus que de 6,4. Par ailleurs, la durée du jeu augmente en même temps que décroît le nombre de distractions. » (2) Tout se passe comme si l'accession à l'activité intellectuelle faisait régresser l'enfant de 6 ans au niveau du « chèvre pied » de 4 ans, incapable de se libérer par rapport aux excitations extérieures à l'activité en cours. Pourtant, la capacité d'attention intellectuelle va croître avec l'âge. Les dispositions réglementaires concernant la durée des leçons traduisent et exploitent ce fait. A 12-13 ans, «les leçons» peuvent durer une heure bien qu'il soit impossible, avant longtemps, de s'en tenir à un seul type d'activité dans le cadre horaire ainsi défini. Dans l'enseignement primaire il est impossible, même avec les grands élèves, de «faire un cours» d'un quart d'heure sans voir se multiplier les signes d'impatience et d'agitation.

3- L'activité intellectuelle et l'activité motrice.
D'autre part, l'activité intellectuelle est étroitement tributaire de l'activité manuelle ou motrice. De 6 à 9 ans, et souvent beaucoup plus tard, l'enfant ne peut comprendre un raisonnement mathématique sans le manipuler ou le jouer de quelque manière. Certes, il sera toujours possible de faire apprendre verbalement par cœur les diverses tables d'addition, de soustraction, de multiplication. De même, on pourra dresser l'enfant de CE à l'effectuation de conversions métriques (exprimer des mètres en centimètres, des kilogrammes en grammes, etc.). Mais il ne comprendra véritablement ces opérations que s'il les effectue réellement, s'il pèse, joue à la marchande, etc. Il y a, à cette impossibilité, des raisons propres à la matière. Mais il y a également, et d'une façon plus générale, cette impossibilité pour le jeune enfant de comprendre abstraitement, c'est-à-dire verbalement, ce qui ne correspond pas à une activité réelle. « Les mécanismes de l'action, écrit Wallon, s'exerçant avant ceux de la réflexion, quand l'enfant veut se représenter une situation, il n'y arrive pas d'abord s'il ne s'y engage en quelque sorte par ses gestes » (2).
L'expression est liée aux mêmes servitudes. L'enfant n'est pas capable d'exprimer tout ce qu'il comprend activement, ni d'exprimer une opération complexe sans l'effectuer manuellement ou la mimer. Bien mieux, il met son corps entier dans ce qu'il fait, soit que la main « fasse en quelque sorte partie de l'édifice construit », soit que son bras ou son corps serve à la mesure à laquelle on l'invite (3).
Comme le dit Wallon d'une façon générale, l'enfant maniteste « une viscosité mentale » qui rend impossible, au début, le fonctionnement intellectuel autonome. Chez lui, « sans action motrice ou verbale, l'idée manque de vigueur pour se former ou se maintenir. » (2)
Ces considérations, pour incomplètes qu'elles soient, nous permettent de mieux comprendre la crise de l'attention que constatent tous les éducateurs.

II. _ APPLICATIONS PÉDAGOGIQUES

1° La pédagogie classique et les rythmes.
Dans les classes traditionnelles, la différence de nature entre l'activité ludique et l'activité intellectuelle impose l'emploi de rythmes adaptés tant à la fragilité de l'attention intellectuelle qu'à la nécessité du jeu enfantin.
Tout d'abord, l'emploi du temps devrait faire une place au jeu de façon à permettre l'alternance de deux activités. Cette place devrait être d'autant plus importante que l'âge des élèves est plus tendre. Elle devrait l'être, d'autre part, d'autant plus que le cadre extra-scolaire est moins favorable à une détente ludique véritable. Or, si le petit campagnard trouve encore facilement les moyens et les occasions de donner libre cours à ses besoins ludiques, les enfants des villes, condamnés aux espaces restreints et pauvres en éléments favorables à l'activité naturelle, arrivent à l'école en état de surtension. Les appartements exigus pas plus que la rue ne permettent de satisfaire les besoins de jeux ni quantitativement ni surtout qualitativement. Or l'école urbaine traditionnelle, bien loin de favoriser cette indispensable décontraction, accroît encore ce « déficit de jeu». Les récréations, passées dans des espaces exigus et surpeuplés, exaspèrent l'agitation. Les classes chargées ne permettent aucun déplacement. Dès le C.P., les enfants sont astreints à une station assise prolongée. Le travail manuel, faute d'atelier et en raison du trop grand nombre d'élèves, est escamoté. L'éducation physique est méprisée. Jamais nos écoles primaires urbaines n'ont mieux mérité ce nom de « petites Sorbonnes » qu'inventa Alain.
Par ailleurs, dans le cadre des exercices intellectuels, la sagesse a toujours conseillé de varier les activités à un rythme d'autant plus rapide que l'élève est plus jeune. En calcul, par exemple, les Instructions Officielles prévoient des leçons d'un quart d'heure au CP, 20 mn au CE, une heure au CM-FE. La succession des activités diverses doit éviter l'agitation et la dispersion, fruits d'une « leçon» trop longue. C'est pourquoi l'alternance travail oral-travail écrit, imposée par la nécessité dans les classes à plusieurs cours, devrait demeurer la règle dans les classes urbaines à cours unique. Mais cette succession rythmée des leçons et des devoirs ne suffit pas. Dans le cadre d'une même leçon, il serait indispensable de faire varier les divers modes d'activité : la technique de l'exercice dirigé est plus apte à exploiter rationnellement une capacité limitée d'attention. Toute explication devrait être suivie d'une application limitée orale, ou mieux, écrite à l'ardoise (méthode Lamartinière) ou au cahier d'essai, application immédiatement corrigée au tableau avant de relancer oralement une nouvelle phase de travail individuel. Le maître et les élèves devraient se « renvoyer la balle » à un rythme rapide, sans quoi, au ronron du discours magistral, se développe et s'installe l'agitation généralisée.
Or, les conditions actuelles de travail dans les écoles urbaines perturbent gravement ces rythmes fonctionnels. Lorsque le quarantième élève du CP aborde enfin son texte de lecture, il y a déjà 55 minutes que le premier a expédié le sien. C'est la raison pour laquelle les « leçons » sont interminables et tes « devoirs » sacrifiés. Et ce n'est pas en renvoyant ces devoirs à l'étude ou en les bloquant en fin de demi-journée qu'on aura rétabli les rythmes nécessaires.

2° La| méthode active
« La viscosité mentale », dont parle Wallon, devrait imposer, par ailleurs, l'utilisation du corps et, en particulier, de la main comme propédeutique indispensable à toute activité intellectuelle. Or, notre enseignement traditionnel est trop souvent en défaut sur ce point. Par l'entraînement et par l'amour du verbalisme, par la faute aussi des manuels et des programmes, notre école est trop tentée d'axer son effort sur l'apprentissage exclusivement verbal. Certes, la parole est l'expression de la pensée mais, chez l'enfant, la compréhension et l'expression gestuelles précèdent nécessairement la compréhension et l'expression verbales. C'est pourquoi, l'école primaire devrait agir en modèle avant de parler, et faire agir avant de faire parler. Le nombre doit être conçu par la manipulation, le système métrique par la mesure, les problèmes par le mime et le dessin, les textes par la dramatisation, la science par la manipulation, le dessin, le travail manuel. C'est pourquoi chaque classe doit avoir ses instruments de calcul, un compendium métrique, un atelier et surtout chaque élève doit pouvoir, de façon permanente, mesurer, démonter, construire. Comment le faire avec 40 élèves entassés dans 64 m2 ?

3° Le jeu au service du travail intellectuel
Tout ceci nous amène à reconnaître une fois de plus le bien-fondé des méthodes de l'Ecole Moderne. Là où le milieu familial n'offre plus à l'enfant les éléments d'un épanouissement véritable, c'est l'école qui devrait pouvoir les ménager. Car ces échecs nous montrent qu'il est nécessaire de sortir résolument des sentiers battus. Dire que l'activité intellectuelle ne peut se concevoir fonctionnellement chez l'enfant que dans le prolongement de l'activité manuelle et physique, c'est dire que le jeu peut offrir, à l'école, l'indispensable enracinement de l'intelligence abstraite.
Les jeux de fabrication, si florissants tout au cours de la scolarité primaire, peuvent être utilisés comme point de départ et point d'arrivée de l'activité intellectuelle : cela doit s'entendre non seulement pour le CM et la classe de FE avec la fabrication d'objets à l'atelier, la confection de repas à la cuisine ou la culture et l'élevage au jardin scolaire, mais encore, de façon plus directe et dès le CP, avec la manipulation en calcul et l'impression des textes composés. L'imprimerie à l'Ecole, de Freinet, conjugue le goût du pré-adolescent pour les contacts humains et la correspondance, avec l'amour de tout élève, à tout âge, pour le bricolage. Elle crée, d'autre part, l'élément central d'une division du travail et d'une coopération en équipe possible dès 6-7 ans et normale à partir du cours moyen. De même, le goût de la mise en scène, du déguisement el du mime, pourra offrir, dans le jeu dramatique, la base naturelle de l'enrichissement linguistique en même temps que l'occasion d'une vie d'équipe avec ses prolongements économiques (tenue de comptabilité, coopération scolaire). Le goût pour les collections, enfin, offrira le point de départ naturel de toute observation et enseignement scientifiques.
Le maître qui saura et pourra ainsi conjuguer le travail et le jeu, aura la surprise de voir disparaître presque totalement les symptômes d'agitation et de dispersion que l'imposition extérieure du travail intellectuel abstrait ne manque pas de créer. Le travail intellectuel profite alors du sérieux et de l'attention soutenue qui caractérise l'activité ludique de l'enfant. Il suffit, de savoir la canaliser au profil de l'activité intellectuelle proprement dite. Le désir de s'affirmer, d'être pris au sérieux, chers à Alain, trouvera naturellement satisfaction dans cette exploitation.
C'est pourquoi, aujourd'hui plus encore qu'autrefois, l'Ecole Moderne offre un témoignage irremplaçable et c'est pourquoi il faut sans cesse réclamer avec elle un cadre scolaire capable d'accueillir son esprit et ses méthodes. Tant qu'on s'obstinera, pour des raisons économiques insoutenables, à entasser quarante élèves dans des salles sans atelier, sans jardin, sans installations d'éducation physique, tant qu'on refusera, par une fausse conception de la science et de l'intelligence, de voir le caractère démentiel de programmes, d'horaires et de méthodes abstraites, il n'y aura aucun espoir de porter remède à l'inattention chronique de nos écoliers urbains,


Livres à consulter
1. SCHNEERSOHN : Jeu el nervosité chez l'en ¡ai U, PUF.
2. WALLON : L'évolution psychologique de l'enfant, ch. II et III, Colin.
3. PIAGET : La géométrie spontanée chez l'enfant, PUF.