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Février 1946

 

Nous dirons plus loin ce que nous devons â Pestalozzi dont on connaît la vie tourmentée et que ni les déboires accidentels, ni la bêtise humaine, ni l'incompréhension passagère, ni les brimades n'ont jamais assagi.

Il est indéniable que nous, non plus, n'avons pas pris le chemin de la facilité et que notre succès actuel lui-même ne nous y fait point rentrer.
Nous pourrions avoir une bonne petite revue pédagogique d'avant-garde où l'on évite prudemment les questions brillantes — mais seules fécondes — pour discuter seulement théoriquement, scolastiquement et intellectuellement des grandes idées générales pacifiques qu'on savoure au coin du feu... Et nous aurions des abonnés et des lecteurs, plus sans doute qu'avec notre formule dynamique.
Mais quelle serait alors notre raison d'être à nous qui avons délibérément éliminé de nos mobiles le bénéfice capitaliste ?
Nous aurions pu aussi exploiter sagement, comme tant d'autres, nos innovations et nos découvertes, mais sans prétendre en faire un levain pour une permanente fermentation.
Nous sommes restés et nous restons en fermentation. Plus les problèmes sont difficiles, plus nous nous y attaquons parce que ce sont ces problèmes-là justement qui ont le plus besoin de nos efforts. Les originaux, les chercheurs, les insatisfaits pédagogiques, les créateurs qui ne savent point se plier aux conformismes dominants, nous nous les attachons par les possibilités d'action et de réalisation que nous leur offrons. Ah ! ils ne sont pas toujours commodes; ils ne sont pas des béni-oui-oui. Mais ils ont de l'idéal et du caractère. Et c'est avec ce matériau qu'on construit.
Mais avec un tel public, avec de tels coopérateurs, voyez aussi la quantité, l'ampleur et la profondeur (les idées qu'on remue dans tous les domaines. Et dans ce dynamisme, avouons les uns et les autres qu'il n'est pas toujours facile de faire régner l'ordre factice qui caractérise d'autres groupements. Ce qui nous a sauvés jusqu'à ce jour — et qui nous sauvera définitivement — c'est notre complet dévouement à l'œuvre commune à réaliser, et, dans notre marche en avant, le respect maximum de la personnalité, des idées, des sentiments, des tendances et des besoins de ceux qui s'agrègent à notre mouvement,
C'est par la discussion au grand jour, par l'extériorisation de nos doutes ou de nos critiques, par la discussion loyale et totale que nous maintenons la cohésion qui fait le succès de notre C.E.L.
 
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Il y aurait urgence aujourd'hui à traiter profondément d'un certain nombre de questions, qui sont pour notre mouvement plus vitales qu'on ne le croit parfois. Nous allons les signaler seulement aujourd'hui pour que chacun d'entre vous y réfléchisse et nous aide ensuite à faire ici le point qui s'impose.
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Quel but posons-nous à notre éducation ?
 
Des stagiaires des CENTRES D'ENTRAINEMENT AUX METHODES ACTIVES et de FRANCS ET FRANCHES CAMARADES s'étonnaient récemment que je vante nos techniques comme susceptibles d'apprendre à nos enfants à vivre plus tard en hommes majeurs susceptibles de faire valoir leurs droits d'hommes et de travailleurs.
- Mais, me disaient-ils, vous ne les préparez pas à la vie de demain dans laquelle ils devront obéir et se plier.
- Non, répondis-je. C'est Pétain qui vous a enseigné cette nécessité. S'ils ne peuvent faire autrement, nos enfants obéiront et se plieront, en attendant de réagir. Car où irions-nous si était éteinte chez les travailleurs cette flamme de dignité qui les fait revendiquer sans cesse leurs droits d’hommes ? Si nos enfants devenus hommes savent, demain, être parmi les organisateurs de cette permanente revendication, s'ils sont les gardiens de la flamme, les lutteurs de l'idéal, nous n'aurons pas perdu notre temps.
Pour former des valets et des serfs, on n'a que faire de notre pédagogie.
Cela ne signifie pas que nous désirions former l'homme qui ne saura se plier à aucune obligation sociale. Au contraire, on le sait : s'il y a une éducation individualiste à l'excès, ce n'est pas la nôtre, mais l'éducation traditionnelle. Notre école plongée dans le milieu social, organisée selon les normes sociales, forme l'homme discipliné conscient de ses obligations dans le monde de demain.
Il y aurait là à répondre à toutes les inepties dont on nous accuse, lorsqu'on prétend que nous habituons nos enfants à faire ce qu'ils veulent et qu'on ne fait pas ce qu'on veut dans la vie — que nous ne cultivons pas la volonté, que nous n'enseignons pas le respect.
Nous reviendrons peut être sur la question.
 
Pacifisme
 
Notre récent numéro d'Enfantines, « L'OC­CUPATION », a été le prétexte de la manifestation d'un sentiment pacifiste que nous avons bien connu avant guerre, mais que nous croyions radicalement dépassé par les événements, Ce pacifisme s'était déjà manifesté à notre A. G. de Deuil et avait suscité une excellente discussion qu'il nous avait malheureusement fallu écourter.
Que disent les pacifistes ? Il est mauvais de présenter à l'enfant les manifestations regrettables d'un militarisme qui n'est pas, hélas, qu'Allemand, mais dont il serait juste alors de montrer les exactions françaises aussi, ou anglo-saxonnes.... Et nos camarades nous offrent des exemples. Ils s'élèvent notamment contre l'emploi du mot Boche, et ma foi, ils ont peut-être raison.
Nous serons nombreux, je crois, à défendre la thèse adverse : nous n'avons pas à cacher à nos enfants les faits essentiels d'événements si déterminants dans la France d'aujourd’hui et de demain; nous aurons, au contraire, à les imprégner de cette flamme exaltante qui a soulevé un peuple contre ses envahisseurs et sans laquelle d'ailleurs nous ne discuterions pas aujourd'hui de pacifisme.
Quant à craindre que ces textes, ces rappels, ces descriptions et ces images poussent nos enfants à accepter à nouveau la guerre, nous croyons être habilités aujourd'hui à répondre : ce n'est pas notre enseignement guerrier ou pacifique qui détermine ou empêche les guerres. Les guerres naissent des contradictions entre les grandes forces économiques qui mènent le monde. Elles sont filles de l’exploitation de l'homme par l'homme. Travaillons à faire de nos enfants des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs, instruits, travailleurs et dignes, capables de s'unir pour se libérer de l'oppression, alors oui, nous aurons contribué à abattre la guerre.
Mais cette réalisation suppose une éducation dans la vie et par la vie, sans dogmatisme ni parti-pris, mais sans pruderie aussi.
Nous signalons seulement ici le sujet de discussion dont l'Educateur pourra parler plus longuement si nous le désirons.
 
Nationaliste et français
 
C'est notre ami Mawet (Belgique), qui s'étonne que nous fassions ainsi un si grand usage du mot « français»: école moderne française, Sauvetage de l'enfance française...
Pourquoi ne pas parler d'éducation humaine ? Est-ce là une déformation due à un regrettable conformisme politique ?
Oui, il y a eu évolution dans ce domaine.
L'expérience m'a montré que les efforts verbaux pour la propagande à l'étranger n'avaient pas grande portée. En avons-nous envoyé des revues et des documents en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne avant Hitler. Le résultat est, à mon avis : NÉANT. Il aurait été néant aussi en Belgique si nous n'avions eu là quelques bons camarades qui ont répété chez eux l'expérience technique qui s'affirmait en France,
Ce qui importe — et nous nous en rendons compte — ce n'est pas ce que nous écrivons ou ce que nous disons, mais Ce que nous réalisons à la base en fait d'outils, de matériel et de techniques pour l'éducation de demain.
Ce travail honnête, appliqué, ce travail d'artisan mené à même nos classes, c'est celui-là seul qui s'inscrit parmi les véritables conquêtes de notre pédagogie. La foi peut s'éteindre qui a suscité les cathédrales : l’œuvre splendide de ceux qui les ont réalisées demeurera comme le témoin indélébile d'un des efforts les plus efficients vers l'idéal.
Nous construisons, nous aussi, nos cathédrales ; nous en soignons les fondations, nous exaltons l'originalité créatrice de nos coopérateurs par l'immensité des besognes à réaliser. Et demain nous jetterons vers le ciel nos flèches d'audace et d'espoir.
Les ministères peuvent passer, plus on moins sympathiques ; les administrateurs peuvent encourager ou contrarier nos réalisations selon la direction du vent politique; Vichy peut exercer ses ravages... Notre œuvre survit, prête à bourgeonner à nouveau dans toutes les directions dès que le climat redevient favorable.
Et ce travail d'artisan est compris par tous les artisans que sont les éducateurs qui sentent enfin ce que nous apportons de nouveau : une technique de travail là où, depuis des siècles, sévit le verbiage scolastique.
Cette expérience est spécifiquement française puisqu'elle est fille du milieu français. Elle n'est certainement pas transposable telle que dans d'autres pays. Nous avons eu tort quand nous avons cru à la généralisation automatique d'un tel travail. Et demain, quand les éducateurs étrangers scruteront l'éducation française, ils auront devant eux non plus des écrits, des projets, des théories — le monde en est envahi — mais des réalisations effectives d'une ampleur, d'une profondeur et d'une fécondité dont notre vieux monde n'a certainement point d'exemple.
Humilité d'artisans qui n'ont nul besoin de se hisser sur des tréteaux de foire pour y conquérir une renommée illusoire.
Voilà pourquoi nous parlons d'éducation française.
Nous n'avons rien perdu de notre foi dans l'universalité de notre idéal. C'est pour mieux le servir que nous tâchons de réaliser chez nous l'embryon au moins de nos rêves.

Faut-il des chasses gardées en pédagogie ?

 
Nous ne sommes pas de grands intellectuels ; nous ne sommes pas des arrivistes ; nous n'avons aucun grand nom à mettre en vedette ; nous sommes de pauvres instituteurs primaires qui n'ont pas d'amis dans les grands journaux ni dans les maisons d'édition ; des instituteurs qui ont la prétention de se débrouiller eux-mêmes, d'écrire leur propre littérature et de préparer leurs outils de travail, à même la classe.
Il y a, incontestablement, ceux qui nous comprennent sans réserves, qui nous aident sans arrière-pensée, et nous en avons dans tous les milieux, car il y a des hommes honnêtes et compréhensifs dans tous les milieux, officiels ou non.
Mais il y a aussi ceux pour qui la pédagogie était une chasse gardée, et d'un bon rapport. Et ceux-là ont vis à-vis de nous une attitude paradoxale.
D'une, comme ils ne peuvent pas nier l'intérêt et le succès de l'imprimerie à l'Ecole, du journal scolaire et des échanges, ils voudraient bien limiter là les dégâts et nous cantonner dans ces réalisations, dont on nous reconnaîtrait pour ainsi dire le monopole. Quand nous franchissons les limites de cette chasse gardée, ces Messieurs s'émeuvent : Nous pillons pédagogues et mouvements...
Et quand ils auraient réalisé cette opération d'isolement, alors ils pourraient mieux conduire la deuxième phase de leur offensive : Freinet, la C.E.L., c'est l'Imprimerie à l'Ecole... Ce n'est pas mal, mais ce n'est qu'une technique parmi tant d'autres. Ce n'est pas toute l'éducation.
Et le tour serait joué. Ces Messieurs, qui, eux, sont universels, pourraient parler à nouveau, en notre nom, avec autorité.
Cela ne sera pas. Nous ne redeviendrons pas les aliborons de la pédagogie nouvelle qui portent la charge, reçoivent les coups et obéissent. Nous savons ce que nous voulons et nous réaliserons nos buts, avec tous ceux qui sont vraiment capables de collaborer, sans arrière-pensée, avec le noyau actif des instituteurs du peuple, un noyau actif qui sera demain tout le personnel enseignant.
Nous n'avons besoin de l'autorisation de personne pour nous préoccuper de tous les problèmes éducatifs qui nous intéressent en tout premier lieu, puisque nous en sommes les vrais artisans. Nous ne tromperons point, nous, nos camarades, en leur faisant croire qu'il y a une technique quelconque, serait-ce même l'Imprimerie à l'Ecole, qui peut les sauver. Le problème de l'éducation est bien plus vaste. Comme dans tout problème, toutes les parties en sont intimement liées et nul ne pourrait prétendre à une solution rationnelle s'il ne considère en permanence cette complexité.
Ceci, ce n'est pas d'aujourd'hui que nous l'avons compris. Tout à fait à nos débuts, il y a vingt ans, nous avons cherché immédiatement dans le sens de la gravure du lino, du collage, du cinéma avec caméra, des disques, de la radio. A la veille de la guerre nos Commissions de travail attaquaient l’étude de ce complexe scolaire que nous reposons à nouveau comme programme essentiel de l'activité de notre groupe.
Et ce complexe, nous seuls sommes capables de l'aborder, parce que nous seuls avons à notre disposition les ouvriers compétents et désintéressés qui sauront apporter les solutions efficaces. Les maisons d'éditions ont des équipes de rédaction ou de direction de quelques dizaines de collaborateurs. Nous en avons, nous, des milliers, dans tous les milieux, dans tous les degrés de notre école publique, dans toutes les régions de France.
Et, nous l'avons suffisamment répété, les éducateurs sont ici dans leur propre domaine : cette chasse gardée est à eux. Ils prendront leur bien partout où ils le trouveront. Ils n'appellent pas cela piller, mais mettre au service de la communauté l'œuvre de ceux qui nous ont précédé et qui avaient, l'esprit bien trop large et le cœur trop généreux pour ne pas offrir d'avance te meilleur d'eux-mêmes à ceux qui sauraient l'utiliser au mieux pour sa véritable destination : l’éducation du peuple.
(début de phrase illisible) nous ne livrerons pas, nous, au pillage. On peut, on doit utiliser nos réalisations, partout où ce sera possible, pour aller plus loin et plus vite. Nous ne protesterons que si notre travail désintéressé risque d'être exploité pour des fins mercantiles ou pour des entreprises tortueuses qui transformeraient eu outils d'oppression notre effort de libération.
Nous y veillons, d'ailleurs.
Et quand nous disons NOUS, nous pensons non seulement à la C.E.L., mais aussi au Syndicat National des Instituteurs et à Sudel, qui, créés pour servir l'éducation du peuple, ne peuvent qu'être en étroit accord avec nous.
C'est cet accord que nous allons tâcher de rendre permanent et définitif, de même que nous allons nous appliquer par une réorganisation totale de nos services pédagogiques, à devenir le véritable laboratoire où des milliers d'éducateurs travailleront pour que l'Ecole Moderne soit demain une réalité vivante et dynamique.