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Quelle est la part de l'enfant? Quelle est la part du maître?

Dans :  Techniques pédagogiques › organisation de la classe › 
Février 1946

 « Il faut se débarrasser des systèmes philosophiques et scientifiques comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel, »

Claude BERNARD.
 
L'enfant vient au monde simple et nu, quel que soit le milieu qui l'accueille. Il porte en lui un agencement d'organes indi­vidualisés par des hérédités strictes. Il n'est, à l'aube de la vie, qu’une masse organique,« une vérité compacte et mobile » se situant inéluctablement sur le plan biologique. Au long des jours, tout événement qui franchit le seuil de sa conscience a exclusivement une origine interne viscérale qui le maintient pour un temps étranger à la réalité ambiante.
Mais, bon gré, mal gré, cette réalité am­biante retentit sur l'individu organique : L'enfant biologique doit devenir l'enfant psychologique et social que réclame la so­ciété. Prodigieuse aventure dont on soup­çonne à peine les risques et les dégâts dans notre monde si outrancièrement schématisé et mécanisé. Coûte que coûte, l'enfant indi­vidualisé à l'excès par le jeu de sa vie psy­chologique doit devenir un élément abstrait de la grande communauté arbitraire que le hasard des découvertes scientifiques et, éco­nomiques a construit implacablement autour de lui. Là est l'enjeu du grave problème de l'éducation : Rester soi-même et devenir un être social ; garder et développer sa per­sonnalité et, en même temps, la dissoudre dans la mer des obligations d'un monde mécaniste.
Que de suicides involontaires, que de meur­tres par imprudence sur ce chemin de cal­vaire qui doit faire de l'enfant d'hier, l'hom­me de demain !
Heureusement, pour la tranquillité des hom­mes, parents et éducateurs prennent leurs responsabilités avec une certaine désinvolture qui leur épargne toute angoisse et tout remords. Les parents se tirent d'affaire avec de vieux procédés empiriques et les éduca­teurs s'en remettent à la toute-puissance en des schémas éducatifs reconnus licites. Tant-bien que mal l'enfant individualisé devient un homme social et personne ne se soucie de consigner les pertes ou profits de l'opé­ration...
A y regarder de près, il apparaît pourtant que l'éducation familiale dans l'ensemble donne de meilleurs résultats que l'éducation scolastique si l'on en juge par l'originalité,la spontanéité et la richesse de la person­nalité enfantine avant tout contact avec l’Ecole. Dès sa venue au monde l'enfant est sollicité par les mimiques et les onomatopées de sa mère et de son entourage qui, par une initiation de tous les instants s'in­génient à éveiller sa curiosité, à le rendre de plus en plus apte à exprimer ses propres désirs. Dès le berceau, l'éducation est une collaboration incessante de l'enfant et de l'adulte et, tout comme chez les animaux entre la mère et le jeune, cette collabora­tion fait des merveilles.
Dès sa première année, le tout petit con­naît suffisamment de cris modulés, de ges­tes, d'expression de physionomie pour asser­vir tout l'entourage à ses caprices et dès sa 2' année, il sait exprimer suffisamment de mots, ayant un sens très défini, pour impo­ser ses désirs, susciter des joies exaltantes inhibitrices. Il a en plus un vocabulaire suf­fisant pour exprimer les choses gentilles et en écarter irrémédiablement les souffrances superflues qui sont déjà la genèse de la Culture et de la tendresse.
De jour en jour, tout en restant un petit enfant profondément individualisé, il de­vient un élément social plein de charme et d'originalité et, vers la quatrième année,par un processus naturel d'acquisition, l'en­fant est un petit homme plein de désirs et de sensations, de pensées, d'imaginations et tout ce bagage charmant qu'on ne se lasse point d'admirer, constitue en même temps qu'une source d'inspiration poétique, le point de départ de ce qu'on appelle des concepts à forme plus spécialement rationnelle.
Jusqu'ici, l'enfant est jugé par tout son entourage comme une sorte de prodige, particulièrement intelligent et vif d'esprit, très poète, très artiste. C'est lui qui dira :
« — Oh ! regarde, maman, quand le vent passe, les feuilles contentes se frottent les mains ! »
« Dis-moi, quand on vient au monde,est-ce qu'on est re-né ? Est-ce qu'après qu'on est mort, on naît encore une fois ? »
Prodige de la vie qui rend l'enfant accessible aux somptueux problèmes de l'au-delà tout en lui conservant ce charme exclusif de l'enfant qui vous appartient par une per­sonnalité stricte ! Que les mères soient re­merciées pour cette réussite si totale que c'est en elle que nous devions venir puiser les secrets d'une éducation à longue échéance susceptible de prolonger l'enfant dans l'homme.
Mais l'Ecole ouvre ses portes. Voici le ta­bleau noir, voici le syllabaire ou les petits cartons illustrés sur lesquels s'inscrivent des signes cabalistiques :
b-a ba balle-salle
b - i — bi bille- fille
b -j o bo botter- sotte-hotte.
Finies les fusées spirituelles, les audaces d'une curiosité insatiable !
   Maîtresse qu'est-ce que c'est hotte ?
   Une hotte, c'est une grande corbeille que les paysans mettent sur le dos pour porter des légumes, des pommes, du raisin.
   Ah ! oui, je sais ! moi je suis allé à la vendange, là-bas, chez ma tata...
   Oui, tais-toi, maintenant, il faut lire  ho-tte...
Finie la spontanéité, l'enchantement des souvenirs, le flot, joyeux des confidences ! Ici la méthode change : l'initiation naturel­le, instructive a cédé le pas aux pratiques autoritaires qui imposent du dehors des disciplines arbitraires, qui n'ont pour but que de développer une maigre mémoire de surface à laquelle on donnera désormais le premier plan. Ici finit l'éducation qui puisait à pleines mains dans la somptuosité d'une personnalité pleine à craquer. Là commence le dressage qui, petit à petit, enfonce son clou sur ce petit espace sans âme qui s'ap­pellera : Répétition des mécanismes de lec­ture... Ainsi l'enfant apprend à lire et à compter.
Et que sont devenues les précieuses riches­ses de l'enfant artiste poète ? Ma foi, comme elles étaient par trop encombrantes.on les a refoulées clans les zones obscures où elles font ce qu’elles peuvent... 0n n'a vraiment, plus besoin de poésie puisqu’il s'a­git de lecture et de calcul. Maintenant, les pensées de l'enfant sont dans son syllabaire et dans la suite des nombres, ça marche d'ailleurs très bien, puisque, en quelques mois, notre bonhomme sait lire et compter et se trouve apte à enregistrer des méca­nismes beaucoup plus complexes qui le con­duiront sous peu sur les Bancs du cours élé­mentaire.,.
Dans cette réussite (si l'on peut dire) quelle part revient au maître ? Il apparaît, ma foi, qu'il ait donné l'essentiel, c'est-à-dire l'énergie indispensable pour tenir en ha­leine, pendant l'horaire prévu, l'attention récalcitrante des jeunes élèves. Il a manié à coups redoublés la répétition des mécanis­mes ; il a contrôlé, il a sévi peut-être, bref,il a gagné son argent.
Et quelle part revient à l'enfant- ?
Ma foi, il a encaissé pas mal en suscitant les mécanismes mentaux adéquats, en re­foulant de toute son énergie le flot de vie qui lui montait aux lèvres... Il a subi! Et en continuant et répétant en les amplifiant ces pratiques de bourrage, il y a fort à parier que, pendant toute sa scolarité, y compris les années universitaires s'il y accède, l'en­fant encaissera de mieux en mieux et sera,un jour, un adolescent rompu aux mécanis­mes scolastiques et dont la vie souterraine appauvrie et désemparée fera plus que jamais ce qu'elle peut...
Les pratiques d'Education Nouvelle ont changé quelque peu ce triste état de fait qui vise à faire de l'enfant un simple ap­pareil enregistreur. Résolument elles veulent éviter le hiatus qui fait de l'enfant poète et philosophe un écolier mécanisé. Des édu­cateurs avisés ont compris que c’était une perte irrémédiable que de refouler ce flot de vie, ces pensées intimes, ces audaces in­tellectuelles qui, plus tard, seront la véri­table valeur de l'homme, au profit de sim­ples mécanismes de surface. Continuant l'ini­tiation naturelle de la mère de famille, ils se sont appuyés sur les vraies richesses de l’âme enfantine et sans hésitation, ils ont donné la première place à l'enfant poète.
Et voici le tout petit qui parle avec volu­bilité et élan, La pensée, voilà qui compte pour tous ceux qui aiment la vie profonde et sur cette pensée exprimée, centrée par toute la densité affective qui sera toujours le levier des grandes choses humaines, voici les mots qui prennent un visage, les mots qui se donnent la main pour faire la phrase magique que d'autres lisent et qui peu à peu, devient la littérature enfantine créée par l'enfant lui-même.
Tout est tellement naturel là-dedans et l’enfant y trouve tant de fierté et de joie que le vieux pédagogue ajuste ses lorgnons,flairant la chose suspecte.
   On s’amuse donc bien ici ? Voyons, on apprend à lire avec ces bavardages-là ?  Qu’est-ce donc que ces textes ornés de dessins indigents et pour finir, dans ces récits,quelle part revient au maître et quelle part revient à l’enfant ?
Crayon en main, le pédagogue prend des notes. Il croit qu'un calepin bien rempli, ça fait pour finir beaucoup de trucs et beau­coup de science et il croit surtout qu'avec un argument abstrait, sec comme un coup de trique, il lui est loisible de jeter par terre toute la poésie du monde qui fuse si allè­grement de tous les yeux des petits enfants.Ce qui compte pour lui, ce n'est pas le charme de la pensée spécifiquement enfan­tine, c'est le témoignage qui lui permettra de confondre l'adversaire, c'est le mot exact que le maître moderne aura placé pour cor­riger la syntaxe, c'est la correction ortho­graphique, c’est le point, c'est la virgule et c'est surtout l'alinéa qui prouve de façon manifeste le flagrant déli de la collabora­tion adulte !
   C'est du bluff, vous avez corrigé l'enfant !
Pour le coup, le voilà ultra école nou­velle ! Ou on laisse à l'enfant toute la li­berté, ou on lui marchande cette liberté ;alors, il ne faut pas parler d'Education Nouvelle. Car pour ces extrémistes à cer­veau à compartiments, c'est, on le com­prend, infiniment gênant de ne savoir dans quelle case il faut ranger la part de l'adulte et la part de l'enfant; tel mot,telle expression, tel signe à qui appartien­nent-ils ? Et comment établir une technique si chacun trouve son compte là-dedans sans partage ni départage ?
Quand on a l'habitude de respirer large­ment l'air vaste qui balaye les grands es­paces vierges, on ne peut pas comprendre les halètements mécanisés de ces amateurs de statistiques. La vie coule fraîche et pure sous leurs yeux à lunettes et ils cherchent des rapports et des chiffres. Quelle part re­vient à l'enfant ? Ma foi, la meilleure comme toujours.
Dans les écoles maternelles au stade où l'enfant n'a pas de techniques d'acquisition et où l'expression seule de la personnalité est le but à atteindre, l'enfant aura un rôle essentiel.
Mais à ce stade même, dès l'instant qu'on fait intervenir un matériel sensoriel qui en­digue l'enfant dans une certaine mesure et immobilise momentanément sa sensibilité,la collaboration est engagée. Le matériel auto éducatif réduit la participation de l'en­fant par l'emprise qu'il maintient sur son attention. Le tout petit subit le matériel sensoriel bien qu'il prenne plaisir à le manier et dans ce jeu la part de l'enfant est infime.
Il en va tout autrement dans l'expression orale qui donne au tout petit le rôle d'acteur de premier plan. De même dans le dessin spontané où l'improvisation enfantine est respectée intégralement. L'aide adulte commencera à l’instant précis où la couleur devra souligner le graphisme et où le ma­niement d'un pinceau demandera quelque initiation préalable. Pour parfaire une réus­site et afficher un chef-d’œuvre au mur, iln'est point interdit même que l'adulte passe la couleur dans des graphismes savoureux pour en mettre en valeur la spontanéité et la fraîcheur,
Voici notre gamin à l'âge de 5 ou 6 ans.C'est à cet âge que les programmes scolai­res lui font une obligation d'apprendre à lire et à écrire. Bon gré, mal gré, l'enfant aura à faire passer dans son mental des mécanismes arbitraires oui le conduiront à l'acquisition de la lecture et de l'écriture.C'est ici que la personnalité de l'enfant re­çoit le plus rude choc. Comment peut-il con­server ses valeurs tout en mobilisant une partie de son esprit peur l'acquisition de techniques étrangères à sa vie émotionnel­le ? Evidemment, dans ce combat la part de l'enfant, qu'on le veuille ou non, ne sera plus omnipotente. Mais nos pratiques d'ac­quisition de la lecture et de l'écriture par procédés d'initiation naturelle limitent les dégâts. Elles permettent à l'enfant de conserver sa spontanéité et sa richesse d'ex­pression: elles se servent de ces richesses pour accéder à des mécanismes qui ne sont pas arbitraires mais intégrés à la pensée vivante de l'enfant. Au fur et à mesure que l’enfant doit s'emparer de ses techniques extérieures, comme le calcul par exemple il est certain que la collaboration avec l'a­dulte devient de plus en plus manifeste.Elle sera efficiente et favorable si l'éduca­teur est assez intuitif pour sauvegarder les caractéristiques essentielles de la pensée enfantine. Elle sera défavorable et nuisible si l’adulte sans intention tue l'étincelle miraculeuse  qui palpita dans l'émotion de l'enfant.
Tout artiste et tout poète qui a eu le privilège de conserver ce jet spontané qui sort de l'âme au contact des beaux spectacles de ce monde, s'enchante de notre littérature enfantine. Quelle est la part de l'enfant ? Quelle est la part du maître ? Peu importe. L'essentiel est de se rafraîchir aux sources vives, de l'émotion pure et ces sources c'est l’enfant qui les détient.
Voici un texte, choisi dans les documents de notre centre scolaire. Il est né d'un incident quelconque ou la pensée fervente de l'enfant s'est rencontrée avec la philosophie amère de l'adulte. C'est sans aucun doute grave et beau.
 
Des crayons aux illusions
Mathilde dit à Mme Freinet :
       Mme Freinet, vous avez perdu quelque chose. C'est très grave.
 

— Quoi ?

 

      Vous ne les retrouverez plus, jamais plus, devinez ce que c'est ?
   Mes illusions, dit Mme Freinet.
— Oh ! Qu'est-ce que c'est que les illusions ?
      Ce sont des choses très précieuses, et quand on les a perdues on ne peut plus les retrouver.
— Même si on les cherche bien ?
   Même si on les cherche bien.
— Sur la terre et dans le ciel ?
— Sur la terre et dans le ciel.
      Ah ! Je sais, dit Mathilde : ce sont des choses petites, petites, petites, qu'on ne voit pas...
— C'est, dit Marie-Paule, quatre roues qui roulent toujours, elles ne s'arrêtent jamais, on ne peut plus les attraper.
       C'est un microbe, dit Bébert ; il est si petit qu'on ne le voit pas,,,
      Non, dit Mme Freinet, c'est encore plus léger qu'un microbe.
 

   Alors, dit Freddy, c'est un petit nuage.

 

-— Non, mais les illusions voyagent comme les nuages, et comme les nuages elles s'éva­nouissent pour ne plus revenir.
      Oh ! Dit Freddy, je sais, c'est votre âme.
— Oui, mon petit Freddy, les illusions c'est un morceau de l'âme, le plus joli morceau, le plus léger. Un morceau d'âme tout rose et tout gai... Tant qu'il est là tout va bien ; quand il s'en va, tout va mal. C'est un peu comme si on était mort.
      Oh ! nous savons disent les petits enfants, nous savons ce que c'est, c'est le cœur, c'est le meilleur, c'est le plus gentil qui soit dans notre petit ventre. Mais comment ça peut se perdre ?
      On ne sait pas très bien, mais c'est une chose bien triste qui n'arrive qu'aux personnes qui ont les cheveux blancs.
Et Mathilde comprend que Madame Freinet a des cheveux blancs et que c'est bien vrai qu'elle a perdu ses illusions. Alors, tout genti­ment elle vient l'embrasser de  tout son cœur.
      Pauvre Mme Freinet qui a perdu ses illu­sions /
 

       Moi, dit Marie-Paule, je voudrais vous prêter mes illusions.

 

      Oh !dit Bébert, tu ne peux pas les arra­cher de ton âme. Si tu les arraches tu es vieille.
      Vous êtes bien mignons, dit Mme Freinet, vous me les prêterez seulement de temps en temps.
      Alors, dit Marie-Paule, mettez votre main, là à gauche, où ça bat, et prenez-les...
 
Quelle est la part de l'enfant ? Quelle est la part de l'adulte ? Ici les responsabilités sont très franchement marquées, mais le bénéficiaire sans aucun doute, c'est l'adulte désabusé qui. en dépit des désillusions, sait cueillir« là où ça bat », l'émotion pure de l'enfant pour s'en faire, malgré tout, une nouvelle raison de vivre.