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Pitié pour l'éducation nouvelle

Décembre 1960
La récente circulaire ministérielle du 19 octobre 1960 et les commentaires que M. Lebrette en a faits dans L'Education Nationale ne pourront laisser insensibles les pédagogues convaincus depuis longtemps des insuffisances de !a pédagogie traditionnelle. On nous propose, en effet, un retour aux « méthodes qui ont fait leurs preuves », c'est-à-dire à celles qu'ont précisément combattues depuis plus de cinquante ans les promoteurs de l'éducation nouvelle. Il serait fort intéressant de rechercher les raisons sociologiques qui ont pu conduire à cette situation. Il y a des modes, en pédagogie, et M. le Recteur Hubert avait pu pertinemment en montrer les raisons et les lois.

Les intentions explicitement exprimées suffisent cependant à faire comprendre à la fois les raisons de ce retour en arrière et les conceptions pédagogiques qui y président.

« L'expérience a montré que les connaissances et mécanismes de base — que les maîtres pouvaient croire solidement acquis — se révèlent souvent fragiles et imprécis ». Telle est, en effet, la constatation qu'ont pu faire, non seulement les professeurs des classes de sixième, mais encore tous ceux qui ont pris connaissance des récents sondages expérimentaux faits à ce sujet (BINOP, numéro spécial de 1958 : De l'enseignement primaire à l'enseignement secondaire ; le Courrier de la Recherche pédagogique, n° 11, avril 1960. I.P.N.).

La constatation de ce niveau réel, face au programme théorique, aurait pu conduire à s'interroger sur la valeur de ces programmes. C'est la réaction inverse qui est venue : il s'agit, coûte que coûte, de faire passer ce programme, jugé a priori assimilable. De là l'idée d'une insuffisance des méthodes pratiquées et la « réhabilitation du rôle de la mémoire».

Certes, il y aurait lieu d'examiner avec précision en quel domaine et dans quelles conditions la mémoire peut efficacement intervenir. On ne contestera pas la possibilité, par exemple, de doter tous les élèves entrés en sixième d'une connaissance suffisante de la lecture courante ou des tables d'addition et de multiplication (1) ; cette possibilité est moins évidente en ce qui concerne le programme de conjugaison, moins encore pour certaines règles d'orthographe et de grammaire et maintes parties du programme de calcul. Car je ne pense pas qu'on aille jusqu'à penser qu'il faille faire apprendre « par cœur» ce qui n'a pas été compris. Ce point est très important, fondamental même : mais il est beaucoup trop complexe pour être traité dans le cadre d'un article et sans précisions : la pédagogie expérimentale, jointe à l'appréciation des maîtres, aurait beaucoup à nous apprendre à ce sujet.

Ce que je voudrais simplement relever ici, c'est la liaison établie par M. Lebettre entre ce niveau qu'on déplore et la méthode qui serait actuellement employée. Car cette insuffisance serait, entre autres causes, le fait des méthodes d'éducation nouvelle. L'affirmation est grave. Elle déchaînera les passions et elle les a déjà déchaînées. Par cette brèche officiellement ouverte se rue déjà toute une réaction pédagogique d'autant plus audacieuse qu'elle se croit autorisée. Or, je pense que cette condamnation est mal ajustée. Il me paraît difficile d'incriminer une méthode pédagogique qui est restée, jusqu'ici, purement expérimentale, disons mieux, confidentielle. La quasi totalité des classes françaises s'inspire des méthodes les plus traditionnelles. Il ne faut pas cesser de le dire et de le redire : l'échec de notre enseignement, à supposer qu'il soit effectivement prouvé et dans la mesure où la méthode est seule en cause, vient, non pas des méthodes nouvelles, mais d'un emploi défectueux de la méthode traditionnelle. En particulier, on a cru «moderniser» l'enseignement en introduisant simplement dans les programmes une pléthore de matières, en poussant le souci des « acquisitions indispensables » à un niveau excessif pour les élèves auxquels elles sont destinées (2). Calcul, français, histoire, géographie, sciences, ont fait petit à petit l'objet de programmes précis et volumineux. Les auteurs de manuels, comme tous spécialistes amoureux de leur matière, ont encore alourdi la charge. Mais, ce qui est fondamental, la méthode n'a pas changé. Les leçons succèdent aux leçons, la parole du maître envahit le temps disponible au détriment de l'activité propre des élèves. Les facultés d'attention s'émoussent à ces « cours de Sorbonne». Je pense à ces leçons d'histoire, de sciences, de géographie ou de grammaire, faites devant 40 élèves de C.E., leçons d'où les maîtres sortent épuisés, les élèves surexcités.

C'est pourquoi il y a un apport très positif dans les nouvelles instructions, surtout dans les commentaires que M. Lebettre en a faits. La généralisation de l'expérience de Vanves dont il déclare s'inspirer aurait le grand mérite d'éliminer tous ces beaux discours et de permettre, par une décontraction salutaire, la mise en œuvre d'une méthode active véritable. « L'Education nouvelle » n'a jamais pensé autrement : elle n'a jamais cessé d'affirmer que l'enfant n'était pas fait pour écouter, mais pour agir ; elle a toujours condamné les programmes encyclopédiques et les manuels qui s'en inspirent. Il est navrant de constater qu'on puisse imputer à son influence les conséquences d'un intellectualisme qu'elle n'a cessé de dénoncer et de combattre.

Mais, dira-t-on, qui pourra nier l'importance prise dans l'éducation nouvelle par ces à-côtés que sont l'étude du milieu, les sciences, le travail manuel ? N'est- ce pas là un temps précieux volé aux matières fondamentales : au calcul, au français ? Ici se trouve précisément la source de cette confusion regrettable que nous venons de dénoncer. On croit communément « moderniser » l'enseignement en ajoutant des matières et on pense que cette adjonction caractérise l'éducation nouvelle. Or, rien n'est plus éloigné de ses préoccupations. Elle n'a jamais douté que le calcul et le français sont l'essentiel de l'action pédagogique et Freinet n'aurait pas introduit en premier lieu l'imprimerie à l'école si le « Verbe » n'avait pas été l'objet de ses préoccupations. Certes, d'abord calculer, lire, s'exprimer. Mais que calculer, que lire, quoi dire? Voilà des questions auxquelles l'école moderne cherche à répondre et que l'enseignement traditionnel considère comme sans importance. Le fonctionnement abstrait de l'esprit suffit pour un grammairien ou un mathématicien. Mais l'enracinement affectif et actif de ces activités est fondamental chez l'enfant d'âge primaire, par souci d'efficacité et de formation morale. Qu'est-ce qu'une élocution sans désir de parler, une rédaction sans espoir de lecteur? En quoi la connaissance parfaite des tables et des opérations dispenserait de comprendre ces opérations et comment pourrait-on les faire comprendre sans les enraciner dans l'activité manuelle ? Dans ces conditions on ne voit pas pourquoi les activités que M. Labettre prévoit en après-midi comme « histoire, géographie, et sciences d'observation sous forme rédactive » (auxquels nous souhaiterions voir ajouter le travail manuel) ne pourraient offrir, partiellement au moins, la matière des activités de calcul et de français du lendemain matin. On ne voit pas en quoi ce souci de motivation et d'enracinement pourrait nuire à l'acquisition des mécanismes indispensables.

Certes, tout ceci « demande des maîtres expérimentés, des classes très peu nombreuses, des moyens matériels, or nous ne les avons pas ». Comment ne pas être absolument d'accord. Mais je pense que « l'apprentissage par cœur» ne résoudra aucunement ce problème. Dans une classe de 45 élèves il n'est ni plus facile, ni moins coûteux de faire apprendre « par cœur » la table de multiplication ou de donner une leçon quotidienne de gymnastique fonctionnelle. Pour l' affirmer et pour le croire, il faudrait aller jusqu'aux conséquences ultimes et indispensables : la récitation mécanique et collective, les exercices militaires. Tel ne peut être l'espoir de notre directeur.

 

1. A condition, bien entendu, qu'il ne s'agite pas des 80% de la population scolaire des CM2

2. DOTTRENS : L'amélioration des programmes scolaires (Delachaux et Niestlé). où l'on pourra voir que les programmes français sont en avance, souvent de plus d'un an, sur les programmes étrangers.