Raccourci vers le contenu principal de la page

Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Le premier disciple

LE PREMIER DISCIPLE
 
    En fin d'année 1924, Freinet rendit compte des résultats favorables de son expérience dans « l'Ecole Emancipée » qui était alors une revue non officielle de la vaillante Fédération de l'Enseignement. Quelques camarades intéressés demandent à consulter les journaux scolaires de Bar-sur-Loup. Ils les retournent avec regret et leur réponse peut se résumer par ces quelques lignes écrites par l'un d'eux :
    « Jamais mes enfants n'ont été aussi intéressés par aucune lecture... Ils buvaient du lait... Moi aussi je veux sortir de l'ornière et avoir mon Livre de Vie ».
    Parmi ces camarades se trouvait notre ami Daniel alors instituteur à Trégunc (Finistère). Il écrit à Freinet, lui faisant part de son désir d'acheter l'imprimerie et de travailler avec ses gosses comme on travaille à Bar-sur- Loup.
    Avec la joie que l'on devine, Freinet fait le nécessaire pour que Daniel reçoive au plus tôt et dans les meilleures conditions un matériel minimum d'imprimerie et du papier, de façon que le premier échange interscolaire par l'Imprimerie à l'Ecole puisse tout de suite démarrer en octobre.
    Il sentait qu'il était à l'aube de vastes perspectives, et son impatience était grande de voir arriver la rentrée.
    Daniel était certainement la personnalité la mieux choisie pour un correspondant des débuts, et son intuition pédagogique, la spontanéité de sa nature, sa calme simplicité, firent que, tout de suite, l'école de Trégunc entra tout naturellement dans le jeu.
    Chaque élève de Bar-sur-Loup a un petit correspondant à Trégunc. Tous les deux jours, les élèves de Bar- sur-Loup envoient les deux textes libres imprimés recto et verso de la page à leurs correspondants de Trégunc, et réciproquement. La poste, qui n'avait jamais vu une correspondance de ce genre, laisse passer ces envois au tarif des imprimés et en fin d'année les frais d'échanges s'élèvent à... trois francs ! Il est vrai que nous étions au temps où les gens économes et les petits instituteurs pauvres savaient que pour « faire un franc, il faut vraiment vingt sous ! ».
    Que raconte-t-on dans ces imprimés adressés à l'autre bout de la France ?
    Une chose est d'abord à remarquer : c'est que le souci d'informer les correspondants entre comme élément majeur dans la vie de la classe :
    — Il faut leur dire ce qu'on mange à Bar-sur-Loup !
    — ...comment on travaille dans les champs.
    — ...ce qu'on récolte, ce qu'on fabrique.
    — ...quels arbres poussent, quelles fleurs.
    — quelles bêtes vivent.
    — ...comment on s'amuse, les fêtes, les coutumes.
    Et c'est toute la Provence qui s'exprime dans ces petits imprimés de quelques lignes, la Provence, ses paysages d'oliviers et d'orangers, ses jardins en terrasses, son ciel bleu, sa végétation généreuse, son soleil, ses chants de cigales et ce parfum de thym et d'ail qui toujours accompagne la tradition dans ses aspects gastronomiques ou champêtres. Mais à travers les détails géographiques et historiques vivants, c'est aussi l'âme des petits provençaux qui s'exprime et s'imprime, car chaque personnalité marque de son sceau le document qu'elle transmet. La vie de la classe, l'aventure personnelle, ne perdent pas leurs droits, et en feuilletant le livre de Bar-sur-Loup pendant cette première année d'échanges interscolaires, on retrouve dans les textes ce cachet individuel qui en fait tout le prix.
    Sur le feuillet daté du 22 novembre 1925, par exemple, on parle aux correspondants de la cueillette des olives :
     Georges a aidé ses parents à cueillir les olives. Son père était monté sur l'olivier et il gaulait les olives. Sa mère et lui triaient celles qui tombaient sur le drap. Il y en avait beaucoup de belles. Georges les prenait pour les mettre à saler avec du thym dans une « toupine ».
    Mais au recto de la feuille, la vie de l'enfant reprend ses droits et court sa propre aventure :
LE CIRQUE
     Hier soir, à quatre heures et demie, nous avons fait un joli cirque. Joseph avait trouvé un petit chat abandonné. Alors nous lui avons fait faire la gymnastique sur des roseaux. Pour le récompenser, on lui a donné du pain avec de la peau de saucisson.
    Et, parce que la vie personnelle a ses exigences et que le désir de connaître est, chez l'enfant, invincible, nous trouvons çà et là les simples questions sur le grand devenir des choses.
     Lulu regarde les têtards dans le bocal, et dit :
     — Monsieur, je ne sais pas très bien si les têtards ont des ongles à leurs pieds...
     On prend la loupe et on regarde les têtards : il y en a qui n'ont point de pattes, point de pieds; d'autres ont des pattes, mais ils n'ont pas d'ongles au bout de leurs petits doigts.
     — Pourquoi les têtards n'ont pas des ongles. ?... Et aussi : pourquoi les grenouilles n'ont pas de queue ?
    Les textes de Trégunc ouvrent vraiment des horizons nouveaux. Ce petit village de pêcheurs familiarise les enfants avec la mer. La mer, on la voit au loin de Bar-sur- Loup, mais elle reste la grande étendue plate, la nappe bleue sur laquelle glissent les bateaux que l'on aperçoit minuscules comme des jouets ; presque chaque jour, à Trégunc, on évoque l'Océan qui dispense la vie ; on se familiarise avec les bateaux, les voiliers, les barques ; on s'initie à la pêche, aux divers poissons, au goémon, aux algues, et l'on est pris dans cette atmosphère de combat et d'incertitude angoissante qui domine là-bas toutes les familles de marins :
LE GOELAND
     J'étais sur la grève avec Henri. Un goéland chassait. Tout à coup, il est tombé dans l'eau, vite, comme une pierre. Il a plongé. Il a repris son vol. Il tenait un poisson dans son bec. Mais il laissé tomber le poisson dans la mer. Doeuf a essayé de le reprendre, mais il était parti au fond.
 
     Ce matin mon père disait :
     — Aujourd'hui, je ne retrouverai pas mes casiers. Le vent a soufflé cette nuit.
     Mon père avait posé ses casiers contre la côte, les vagues les avaient déplacés et entraînés.
    
Le Gall a trouvé une casquette sur la grève, en péchant le goémon. On lit dans sa casquette : «Prett Guivarch - Pont Labbé». Elle est décolorée ; elle sent la mer. Mais Le Gall aime bien sa casquette quand même.
 
   Les petits élèves de Bar-sur-Loup sentent toutes ces réalités passionnantes, poétiques et amères à la fois, et l'attachement qui en résulte pour le petit correspondant breton que l'on a choisi en est rendu plus poignant encore. Si bien que les lettres s'ajoutent tout naturellement aux imprimés, et que l'échange des colis s'ensuit de manière aussi naturelle, enchantant de plus en plus les élèves de Bar-sur-Loup comme ceux de Trégunc. De Provence, on envoie des fleurs, des fruits, de la fleur d'oranger, des parfums, des feuilles d'arbustes, des fossiles, des cartes postales, de la fougasse, de la pissaladière, et chaque jeune Barois apporte quantité de ces petits riens où l'enfant met tout son cœur : photos, vieilles images, figurines de catalogues, rubans, dentelles, petites terrines, vieux jouets dont on se défait avec regret. De Trégunc, on reçoit des échantillons de végétation, des photos de bateaux ; on apprend le nom des voiliers : « Cherche Partout », « Monte là-dessus », « Sainte Anne », « Mouette », « Reine des Anges », « Hardi les gars », et aussi des noms bretons : « Dendei » (Allons-y), « Ober mad a losked Avared » (Bien faire et laisser dire), « Kenavo » (Adieu) que les gamins prononcent avec une ferveur votive.
   De temps en temps arrivent d'immenses crêpes, fines, diaphanes, que l'on déploie avec précaution comme une dentelle. Méticuleusement, on les partage et on les mange ainsi qu'un pain bénit. On en emporte même d'infimes parts pour le petit frère ou la petite sœur, la maman ou la grand-mère. A Trégunc, c'est le même recueillement à l'arrivée des envois de Bar-sur-Loup, et c'est avec dévotion que l'on déguste les fougassettes ou la pissaladière du midi. De nombreuses lettres personnelles s'ajoutent aux colis, et l'on parle de Young, de Pen-Coât, comme d'amis présents aux actes essentiels de la vie.
    Aujourd'hui que tout le monde revendique la correspondance interscolaire, il serait fort utile de publier le petit livre que Freinet avait en projet à l'aube de cette importante initiative. Il faudrait pouvoir redire par écrit la joie folle des petits écoliers de Bar-sur-Loup à la réception de leur premier colis ! C'était un événement presque surnaturel qui suscitait un tel élan de vie, une telle activité irradiante, que le maître lui-même en était bouleversé. Et à vingt ans de distance, évoquant ces heures décisives, on comprend l'émotion qui se cachait sous cette simple phrase transcrite, sans commentaire, sur une page du journal de bord : « 28 Octobre 24 : Maintenant, nous ne sommes plus seuls ! »