MATERIALISME SCOLAIRE
Une école où l'enfant est dans la nécessité d'évoluer librement doit répondre à certaines exigences d'installation pratique qui évite le désordre et la dispersion.
Freinet rêve (rêver ne coûte rien...) de tables mobiles, de chaises pliantes, de bibliothèques enfantines, de vitrines, d'aquariums, de métier à tisser, et de petits ateliers débouchant dans la salle commune, sans portes, dans lesquels les élèves pourraient s'installer à leur gré. Mais le rêve est loin de la réalité ; alors, tout simplement, il dispose au mieux des vieilles tables-pupitres, se procure de vieux bancs, pose des étagères, modernise son vieux placard, mais, à son grand regret, il ne peut abaisser les hautes fenêtres de prison pour les mettre à la hauteur de l'enfant.
Dans cette organisation nouvelle de l'école, les tout petits paraissent un peu sacrifiés. L'école n'a rien du jardin d'enfants, et l'imprimerie avec composition en corps 12 n'est à vrai dire pas très bien à leur portée. Les imprimés corps 12, tels qu'on les réalise à Bar-sur-Loup comme à Trégunc, sont trop compacts, et ne mettent pas suffisamment en évidence le mot et la lettre. Il est indispensable de trouver des caractères plus gros, plus lourds, plus maniables, qui intéressent la main de l'enfant en même temps que son esprit, et qui permettent la composition sans hésitation ni erreur. Freinet pense alors aux gros alphabets de bois du matériel Montessori; mais ce matériel, surtout sensoriel, ne peut convenir à l'impression des petites phrases enfantines. Il cherche, s'enquiert auprès d'imprimeurs régionaux, et finalement insiste auprès de Cinup qui lui trouve une police 36 qui reçoit son agrément. Les composteurs corps 36 sont fabriqués spécialement ; ils coûtent très cher à l'époque, et c'est un peu une manière de folie ; mais qu'importe ? On s'arrangera avec la fin de mois...
La joie des tout petits est grande à la réception de la belle police neuve dont chaque caractère est un petit cube brillant, maniable, avec lequel on joue sans risque de le perdre dans la rainure du parquet.
Mais comment imprimer ? La presse Cinup est trop fragile pour adapter sur le volet le bloc de gros caractères. Freinet chercha longtemps une solution au problème. Il la trouva enfin.
Bien qu'il ne fût pas spécialement bricoleur, il fit des plans, prit la scie, la hache, quelques clous pour monter une sorte de socle avec deux taquets entre lesquels il rangea ses composteurs interlignés et serrés par un système de taquets en biseaux d'une grande simplicité.
Pour imprimer ? Il se procura un gros rouleau en gélatine de longueur voulue, et par simple pression, en passant le rouleau sur la feuille préalablement posée sur les composteurs encrés, il obtint une impression presque parfaite. Chaque jour il y eut donc, dans la petite classe de Bar-sur-Loup, deux imprimés : l'un en corps 12 pour les élèves de 7 à 9 ans, l'autre en corps 36 pour les élèves de 5 à 7 ans.
Freinet s'attacha tout spécialement à l'expérience d'imprimerie avec les tout petits. Et c'est tout de suite qu'il résume dans ses notes personnelles les avantages d'une technique qui conduit à l'apprentissage de la lecture naturelle sans effort, par la pensée de l'enfant. Certes déjà, au cours de l'année précédente, il avait dénoncé le syllabaire et dit son influence désagrégatrice sur l'esprit de l'enfant ; mais ici, alors que la pensée enfantine se limitait à une phrase courte quotidiennement imprimée, il constata avec beaucoup plus d'évidence le bien fondé de ses intuitives recherches.
Le long du mur de la classe, il disposait, en une sorte de frise, les imprimés illustrés par les enfants, et globalement, il les faisait lire à ses petits imprimeurs.
Les caractères 36 avaient été introduits dans la vie de la classe en Janvier, et fin Juillet, la majorité des petits élèves savaient lire d'une manière globale tous les textes qu'ils avaient imprimés ; trois ou quatre savaient les lire analytiquement aussi. Evidemment, ces constatations valaient une reconsidération plus profonde de l'apprentissage de la lecture, et il faut attendre deux années encore pour que Freinet puisse faire paraître dans une mise au point de sa technique « L'Imprimerie à l'Ecole », l'essentiel de cet aspect nouveau de la lecture globale par la méthode naturelle.
Il manque dans cette petite classe si bruissante d'activité un quelque chose d'artistique, qui complète l'atmosphère poétique qu'éveillent çà et là le spectacle des beaux paysages que le Maître fait admirer à ses élèves et les poèmes qu'il improvise pour eux. C'est alors qu'il pense à des soirées récréatives qui plus spécialement parleraient à l'imagination des enfants. Il ne faut pas songer à un quelconque théâtre scolaire ; point musicien, ne chantant pas, trop fatigué pour faire des répétitions de saynètes,
Freinet se rabat sur cette distraction de tout repos : le cinéma.
La mairie consent des crédits pour l'achat d'un Pathé- Baby, et un photographe de Grasse consent à louer des films récréatifs et éducatifs. Dès lors, le travail scolaire s'entrecoupe, à bon escient, de petits instants de détente qui allègent la tâche du maître malade, tout en donnant à l'enfant une occasion de dépasser un instant le réel, de voguer dans le ciel déployé de la fantaisie.
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