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Naissance d'une pédagogie populaire 1 - Naissance du fichier scolaire

 

NAISSANCE DU FICHIER SCOLAIRE
 
    Il est croyons-nous utile, en fin de cette première année à Saint-Paul, de faire le point de l'expérience de Freinet dans cette classe qui brusquement lui pose des problèmes nouveaux suscités par des conditions nouvelles. Il y avait à Bar-sur-Loup une école homogène, nécessitant pour la majorité des élèves des disciplines identiques. Il y a ici des élèves de divers degrés ; les uns sortant à peine de l'enfantine, ânonnant dans le Syllabaire, et les autres s'échelonnant jusqu'au cours moyen où se prépare le C.E.P.
    Ces réalités posent à la fois au malade et à l'instituteur bien des difficultés à solutionner.
    Quand, au début de son expérience, par réaction contre la vieille pédagogie oppressive, Freinet avait lancé cette sorte d'anathème « Plus de manuels scolaires », il ne voyait encore que le côté pour ainsi dire théorique de la question. Le voici mis au pied du mur... face à face avec la pratique.
    Les manuels que les enfants de Saint-Paul avaient entre les mains étaient, semble-t-il, parmi les pires : leur savoir étriqué, dogmatique, partial, présenté sous la forme la plus scolastique, avait certainement, à l'insu d'un vieux maître, apporté sa part de malfaisance à l'atmosphère intenable de cette école de « chambardeurs ». Inutile donc de les conserver en tant que livres individuels ; quelques spécimens rangés sur une étagère suffiront amplement pour dépanner les élèves ou le maître dans les cas difficiles. Car, il faut l'avouer, ce maître qui part en bataille contre le passé est loin d'être un érudit. Les connaissances bien minimes qu'il a pu acquérir tant au C.C. que pendant deux années de l'Ecole Normale ne sont guère encombrantes et, comble de fâcheux contretemps, elles ont même été dispersées par les méditations profondes qu'ont suscité les épreuves de la guerre, et par cette construction héroïque d'une personnalité maintenant tout entière axée vers l'action.
    Heureusement, la vie est un champ fertile où sans cesse naissent des richesses et des enseignements. Il n'est que de savoir s'en saisir. Le texte libre est une occasion pour cela remarquable. Il dégage à lui seul les centres d'intérêts les plus éloquents, et conduit tout droit à cette connaissance du milieu que parachèvent les enquêtes locales, et qui est la base, le fondement du savoir de l'enfant « social ». Mais, au-delà de ce savoir et s'intégrant à lui, se profile la somme de connaissances dont l'ampleur dépasse tout programme scolaire. Ce sont ces connaissances qu'il faut proposer à l'enfant au moment favorable pour le faire accéder sans effort du savoir du milieu au savoir intellectuel en général. Cette nécessité pose des exigences :
  I° II faut que sans cesse soit mise à la disposition des enfants une somme de documents leur permettant de faire leur glane au moment favorable ;
  2° Il faut que cette documentation soit assez souple pour permettre un enseignement individualisé, car inévitablement les élèves ont des intérêts divers à exploiter.
    Au cours de nos promenades, nous réfléchissons longuement à ces deux aspects du problème, et faute de le résoudre nous organisons au mieux la bibliothèque de l'école dont deux rayons sont spécialement destinés aux livres, aux manuels, aux revues documentaires.
    Mais le livre n'est pas pour l'enfant un outil idéal : il est trop riche, trop complexe, difficile à compulser, difficile à comprendre ; il fait perdre du temps et désoriente l'enfant. Il faut trouver le document « simple », le document « mobile », et c'est la naissance de la « fiche » documentaire et l'origine du « fichier scolaire ». C'est en Février 29, après plusieurs mois de tâtonnements, que paraît le premier article de Freinet : Le fichier scolaire coopératif ».  
 
     A techniques nouvelles de travail, outils nouveaux. Et sans outils adaptés à leurs fins, toute technique nouvelle est impuissante à pénétrer dans les écoles du peuple.
    De même que l'Imprimerie à l'Ecole ne s'est répandue effectivement dans les classes pauvres qu'après la fabrication et la mise en vente par notre coopérative d'un matériel approprié ; de même que la vulgarisation du cinéma comme outil d'enseignement est subordonnée à la production d'appareils de projection, et des films bien adaptés à nos besoins ; de même, le travail libre des élèves dans l'école sans manuels ne sera généralisé que le jour où nous aurons mis à la disposition des éducateurs un matériel de documentation et de travail répondant aux nécessités actuelles de l'activité scolaire.
    ... Qui de vous, en examinant les nombreuses lectures parsemées dans les livres et les revues pédagogiques, n'a fait ce rêve : « Ah ! si nous pouvions, au moment où nous en avons besoin, au moment où les élèves les liraient avec profit, avoir sous la main un choix important de ces lectures, les conditions seraient considérablement améliorées ! »
    Ce rêve, nous pouvons aujourd'hui le réaliser.
    Les lectures recueillies et choisies en collaboration, seraient imprimées, au recto seulement des feuilles (format 13,5 X 19 sans doute), en caractères bien lisibles, illustrées si possible et prêtes à être collées sur carton rigide que nous fournirions à bas prix. Chacune des pages ainsi obtenues constituerait une fiche de travail que nous classerions selon un système pratique, à étudier.
  L'intérêt de ces fiches — et une cause certaine de leur succès — seraient dans la souplesse d'utilisation auxquelles elles se prêteraient, et dans l'impossibilité pour chaque acquéreur, ayant ou non l'imprimerie, de l'adapter à ses besoins.
    Les maîtres consciencieux n'essaient-ils pas en effet de se constituer des recueils de textes, de lectures, de dictées, de, problèmes ? Quelques camarades ont même réalisé, comme nous, en découpant çà et là, un fichier de fortune. Nous vous offrons un fichier méthodique, et qui sera une réalisation irréprochable, que vous pourrez mettre à la disposition des élèves ou garder pour votre préparation de classe personnelle, un outil extraordinairement souple, permanent, appelé à de multiples usages.
    Sommes-nous en mesure de réaliser ce fichier ?
    Pédagogiquement, cela ne fait aucun doute. L'intérêt des travaux publiés par plusieurs de nos camarades nous est une garantie que nous aurons certainement un des meilleurs choix et des plus riches qui puissent être réalisés actuellement en France.
     Commercialement aussi, nous devons réussir. D'un premier calcul auquel nous nous sommes livrés, il résulterait que nous pourrions sortir ces fiches à 0 fr., 05 au maximum (Il va sans dire que cette édition étant faite par la Coopérative, les souscripteurs bénéficieraient, le cas échéant, des conditions les meilleures que nous pourrions obtenir).
     Nous mettons donc en souscription à ce jour :                                          
     Les 500 premières fiches au prix de 25 francs, livrables à un rythme que nous déciderons en commun, mais en tous cas au cours de l'année à venir.
 
    C'est du « Palais Mondial » de Bruxelles que parviennent à Freinet les premiers échos de son article et c'est Paul Otlet, l'une des sommités qui président au récolement du matériel didactique international, qui fait comprendre au novateur primaire l'ampleur des richesses du Palais Mondial de Bruxelles.
    Il serait trop long (bien que ce soit fort intéressant) de citer ici les détails que donne P. Otlet sur la documentation internationale et qui, par la Bibliothèque, le Musée, l'Encyclopédie documentaire, l'Atlas, le Film, le Catalogue, permet la consultation des plus grandes richesses du monde grâce à la classification décimale universelle. L'idée du « Fichier scolaire » proposé par Freinet, enthousiasme P. Otlet.
 
     Ce fichier est une idée magnifique et d'une utilité considérable. Il devrait pouvoir s'intégrer dans le système qui vient d'être décrit. Ce système a besoin de contributions telles que le fichier et celui-ci puiserait une force considérable dans le fait d'être lui-même intégré dans le système. Pour cela il suffirait que chaque document de ce fichier constitue une fiche autonome, et réponde à ces trois conditions : format 21 X 27,5, date, auteur, numérotage, mention des sources d'origine...
     ... Le fichier scolaire coopératif avancera dans cette direction. Le tout répond à ces trois besoins : compléter le matériel scolaire forcément limité par une documentation collective illimitée ; rendre possible l'individualisation de l'enseignement par la création d'un matériel auto-éducatif pour toutes les matières enseignées, donner à tout éducateur un moyen coopératif d'apporter sa contribution à l'œuvre commune sans devoir recourir à l'impression coûteuse des livres.
 
   Il faudra de nombreuses années d'essais, de discussions, de mises au point incessantes, pour que le « Fichier Scolaire Coopératif » devienne vraiment l'œuvre commune à laquelle Faure, Gauthier, Guet, et surtout Lallemand qui en sera le véritable parrain, auront attaché leur nom.