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Portrait de femme avec paysage

 

 

 

Portrait de femme avec paysage

Où trouverez-vous :
-        un mécanicien d’opérette,
-        des asperges sauce mousseline,
-        de "l’insalubricité",
-        des gitanes bleues,
-        et même…un médecin pas très sain ?
-        des castors…
- et une fervente athée qui dit le catéchisme ?
 
Réponse : Dans l’histoire d’une personne qui était, à elle seule, tout un monde… Un véritable monde de souvenirs et d’expériences qu’elle ne dévoilait pas. C’est l’histoire d’une femme, quoi ! D’ailleurs, elle le disait souvent en lisant son canard :« C’est quand-même un monde ! non ? »

Dans les pas de ma grand-mère, mémoire et paysage

Nantes : une cité sans voile ?
 

Le voyageur, arrivant à Nantes par le sud, passera le pont de l’usine LU pour découvrir le château Anne de Bretagne et, à côté, un très bel hôtel du même nom. Imaginez un respectable établissement, style années 1920 où l’on vous attendait en livrée. Recouvrez mentalement cet hôtel de film plastique, vous le verrez tel qu’il est aujourd’hui : en pleine réfection.

Puis, longeant la ligne du tramway vers l’ouest, le promeneur débouchera sur la Loire et le quai de la Fosse. Un quartier resté inchangé depuis des décennies : vieux immeubles penchés et prostitution. De là, des rues remontant à la perpendiculaire vers les quartiers chics tout proches : de l'opéra de la place Graslin reliée à la Place Royale par la rue Crébillon, rue du luxe et des descendants des esclavagistes nantais.
 
Mais restons sur le quai de la Fosse et portons notre regard vers la Loire. Au milieu s’étale une île toute en longueur, hérissée de bâtisses métalliques. Les vieilles nefs du chantier naval accueillent aujourd’hui des machines exotiques pour les touristes : éléphant géant en bois articulé et autres loufoqueries pour grands enfants en mal de Jules Verne.
 
La Loire enjambée, Rezé, ancienne cité dortoir pour les ouvriers des chantiers navals*.
Mais où sont les asperges sauce mousseline ? (me direz-vous ?)… çà vient...
Voilà pour le paysage !
 
Voyons la mémoire.
Ma grand-mère maternelle est née à Machecoul, une petite commune du pays de Retz.
Son père était ouvrier agricole. Sa mère est morte en couches à la naissance du petit frère.
La grand-mère a grandi en allant à l’école des sœurs contre lesquelles elle a toujours gardé une dent acérée. Bien que très bonne élève, elle vit une bourse lui passer sous le nez. Les deux filles du riche agriculteur qui offraient régulièrement des légumes à l’institution étaient plus méritantes. Le petit frère semble y avoir été passablement maltraité. Je préfère jeter un voile sur la personne du père, débordé et n’ayant pas les idées qu’il fallait avoir en ce lieu, ce qui lui valu des ennuis. Machecoul l’éternelle : ses écoles privées et son esprit bien vendéen que tous lui envient.
 
On plaça donc mon aïeule comme bonne chez un médecin nantais, place … Royale! Là, elle rencontra une autre jeune fille de son âge qui devint une amie. Pour une raison inconnue, ma grand-mère dut quitter la place.
 
Heureusement, elle retrouva vite un emploi à l’hôtel Anne de Bretagne. Engagée pour faire les chambres, son sérieux fut apprécié et on lui demanda de faire l’appoint en cuisine. Le cuisinier, un homme au grand cœur, s’aperçut vite qu’elle ne connaissait pas l’art culinaire de trop près. Le bon homme lui apprit le nécessaire pour qu’elle fasse l’affaire pendant le coup de feu.
 
Au menu :
-        crabe,
-        asperges sauce hollandaise allégée d’œufs montés en neige,
-        aile de raie au beurre blanc et fenouil vapeur,
-        île flottante.
Pour les amateurs de viande :
-        pâté maison,
-        gigot grillé et ses petits légumes accompagnés d’une sauce aux sucs de viande au vin rouge,
-        pot de crème au café.
Un menu crédible pour un grand hôtel en période de guerre ? En tout cas, la grand-mère faisait ces plats à la perfection. Mais j’ai ouï-dire qu’on manquait de tout à cette époque.
 
Nantes pendant la guerre :
Lieu de travail, d’amitiés nouvelles, lieu dangereux aussi. Surtout au retour du travail, à l’heure du couvre-feu. Ma grand-mère y perdit son amie dans des circonstances sinistres. Mais ne chargeons pas trop la barque pour pouvoir passer la Loire sans encombre.
Puis, la rencontre avec mon grand-père : mécanicien à l’opéra. Il sifflotait des airs comme un rossignol. Tous deux installés dans un logement, quai de la Fosse à Nantes.
 
Enfin, mon grand-père, embauché au chantier naval de Nantes et la participation à une vraie organisation ouvrière. C’est ainsi qu’il apprit l’existence d’habitats coopératifs qui allaient se construire à Rezé : les Castors. Mes grands-parents en ont été, construisant en collectif les maisons qu’ils allaient habiter. Des personnes du même âge, arrivées en même temps… Cette organisation est restée et les échanges ont perduré toute leur vie. Malgré cela, on eut à souffrir de la faim, le premier enfant s’en souvient. Les échanges : les voisines achetaient en gros sur le marché et redistribuaient le tout ensuite. Le journal voyageait de maison en maison. J’en passe et des meilleures : les entraides féminines d’avant l’avortement admis, les spécialités de chacun (le grand-père réparait horloges et machines à laver, une gitane maïs toujours accrochée, éteinte, au coin du bec).
Bien sûr, il y avait des histoires de voisinage. Mais malgré tout, j’ai toujours vu ma grand-mère retrouver ses voisines à 13 heures pour le café.
 
Ma grand-mère a eu une vie difficile et ne pouvait pas en parler. Elle a gardé ses rancoeurs pour elle, veillant avant tout à ce que ses filles deviennent indépendantes. Vers la fin de sa vie, elle rabrouait le grand-père au sujet du ménage non fait parce qu’elle préférait lire ses romans historiques. En vieillissant, elle apprit aussi à être mordante à propos.
Au moment de l’heure dernière, elle renvoya le curé venu "l’auditionner" par un geste sans appel qui signifiait : "oust !" Elle avait pourtant fait le catéchisme quelques jours pour aider le prêtre ouvrier mais elle n’y croyait pas du tout, ce qui dut être assez loufoque. De même, elle jeta aux gendarmes, venus chercher un de ses fils pour le service militaire: "On sait ce que vous avez fait pendant la guerre!" 
 
Traversons un paysage connu, ancré dans une histoire familiale. Quelle trace restent de notre appartenance à ce lieu? Quels souvenirs subsistent de la place qu'on y a tenu? Ne restent que quelques repères, transfigurés au gré des politiques urbaines: une école fréquentée, un lieu de travail, un immeuble où on a vécu.
A défaut de dates précises, de noms à convoquer, d'humains à questionner, à aimer ou détester, quelques lieux identifiables. Points d'accroche de la mémoire fugitive d'une vie.
Lors du stage Art et création, j’ai essayé de parcourir les lieux de vie d'une femme proche mais mutique. Elle pensait peut-être qu'il valait mieux jeter un voile sur les moments d'incertitude de sa vie. Elle portait un regard sur ses petits-enfants qui signifiait: "seront-ils assez forts".

J'ai voulu marcher fermement dans ses pas, par défi envers elle et pour lui prouver que nous sommes, elle et moi, faites du même bois.
 

 
 
- En ombre chinoise, une ville : celle de Nantes à l’arrivée de ma grand-mère, des morceaux de métaux et de circuits imprimés brûlés. Métaux lourds où l’oxydation mêle les couleurs de rouille, de bleu froid, de jaune et de gris.
- En ligne d’horizon, un peu du Montmartre qu’a du rencontrer son frère, parti jeune en claquant la porte et qui a passé sa vie d’une prison à l’autre. Ville fascinante et dangereuse, chantée par Prévert. Dans L’effort humain, il parle de cette population dont les traces dans les villes ont tendance à s’effacer, de cette population qui doit migrer au gré des exigences de l’emploi. Et pourtant,  que d'histoires chargées et de choses à dire ! A quand une histoire de l'effort humain ? Les femmes en seraient aussi !
- Puis, dans cet ensemble assez sombre, deux mots joyeux mis en lumière dans le poème de Prévert, un paysage au fusain de Rezé à l’île de Nantes, avec des petits personnages en couleurs. D’autres paroles encore, morceaux choisis dans mon livre de chansons, que le grand-père aurait pu siffloter :
« Les cheminées d’usine ne fument que du gris »
« Tournesol, tournesol, valse des coins de rue »
« Le génie de la Bastille fume une gitane bleue dans le ciel amoureux »
« Tous ses fils naissent sur la paille, pour palais, il n’ont qu’un taudis »
« J’aimerais toujours, le temps des cerises…
   Et le souvenir… que je garde au cœur ».
 

 
**Rezé : voyez les différentes visions de l’habitat qui s’y expriment. L’immeuble le plus haut : celui d’un idéaliste !
Immeuble multifonction en béton décoré de carrés rouges verts et jaunes. Ecrin de verdure. Poste et école intégrés, aujourd’hui désaffectés. C’est…
L’immeuble de Le Corbusier.
Puis de l’autre côté du parking du marché, la cité du château de Rezé. Des immeubles entassés, sans idéal aucun, où le brin d’herbe est accessoire. Mais d’où viennent ces vieilles personnes guillerettes qui discutent et jouent aux boules sur la place du marché ? Elles semblent se connaître depuis toujours! Elles viennent de petites maisons blanches aux jardins bien entretenus : les castors.

 O.G.

 

 
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