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Grands pédagoques : Anton Makarenko

Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 83-96. Il n'engage bien sûr que son auteur.

 

ANTON SÉMIONOVITCH MAKARENKO

(1888-1939)

G.N. Filonov1

 

Situation de l'œuvre de Makarenko

En URSS, l'évolution de la théorie pédagogique et du système d'enseignement a été étroitement liée aux innovations scientifiques et au travail pratique de toue une pléiade d'éminents éducateurs. Parmi les grands éducateurs soviétiques qui ont lutté activement pour que soient reconnus dans la théorie et la pratique pédagogiques les idées et les principes démocratiques, Anton Sémionovitch Makarenko (1888-1939) a joué un rôle de premier plan. Son nom figure à juste titre au nombre des classiques de la pédagogie mondiale et ses livres, tirés à des millions d'exemplaires sur tous les continents, jouissent d'une immense popularité. Dans de nombreux pays, on effectue des recherches sur ses activités et l'on tente d'appliquer ses idées à la praxis pédagogique. Toutefois, il n'est pas rare que, dans les études spécialisées comme dans les ouvrages destinés au grand public, le cas « Makarenko » soit encore présenté de façon partiale, voire erronée.

Certains spécialistes étrangers estiment que Makarenko était un « autodidacte génial » et présentent son système pédagogique sans jamais se référer à la tradition ni à l'actualité pédagogiques progressistes. Il est vrai que, dans les œuvres publiées, très célèbres de Makarenko, on trouve relativement peu d'indications sur ses rapports avec la tradition de la pédagogie mondiale et avec les grands spécialistes de l'éducation, soviétiques et étrangers, qui étaient ses contemporains. Mais des recherches documentées effectuées récemment par des spécialistes soviétiques montrent que, malgré une origine très modeste et une jeunesse difficile (son père était peintre en bâtiment et il a commencé à dix-sept ans à travailler comme instituteur dans une école accueillant des enfants de cheminots), Makarenko connaissait très bien l'histoire de la pédagogie. Nombre des grands principes qu'il a fondés en théorie et vérifiés en pratique s'inspirent des idées de Pestalozzi, Owen, Ouchinski, Dobrolioubov et d'autres grands noms de l'histoire de la pédagogie démocratique mondiale2 .

En outre, si l'on étudie ses écrits non publiés — œuvres littéraires, essais sur la vie politique et sociale, traités de pédagogie, correspondance, documents relatifs aux établissements qu'il a dirigés, etc. — on constate qu'il a suivi avec une grande attention les travaux des pédagogues soviétiques de son temps, notamment N.K. Kroupskaiea, A.V. Lounatcharski, P.P. Blonksi, et S.T. Chatski3. Déjà avant la révolution, et surtout après, sa vision du monde et ses conceptions pédagogiques ont été fortement influencées par la pensée de Marx, Engels et Lénine, ainsi que par les livres de Maxime Gorki. Il apparaît donc que le plus grand éducateur soviétique est loin d'être, comme le prétendent certains, la « cime qui domine le désert ».

On a dit aussi que les initiatives et les idées de Makarenko étaient longtemps restées « isolées » du courant de la pensée progressiste en général, et de la science pédagogique en particulier ; il n'en est rien. Déjà avant la deuxième guerre mondiale, du vivant du grand pédagogue soviétique, Korczak et Freinet, qui sont aujourd'hui aussi connus que lui, ont été influencés par ses conceptions vivifiantes et optimistes. Foutchik, Herriot et beaucoup de personnalités étrangères venues en Union soviétique dans les années trente ont parlé des succès de la pédagogie appliquée dans la commune Dzerjinski. Les enseignements théoriques et pratiques de Makarenko n'ont aujourd'hui rien perdu de leur actualité.

Makarenko éducateur

Il est impossible de dissocier l'action pédagogique remarquable qu'il a menée dans la colonie Gorki (1920-1928) et dans la commune Dzerjinski (1927-1935) de celle des écoles et autres établissements d'enseignement des années vingt dirigés par des pédagogues éminents et talentueux tels que Chatski, Pistrak, Pogrebinski, Soroka-Rossinski, etc. Cela dit, il faut relever l'originalité qualitative de l'expérience et des idées de Makarenko. On sait qu'il a commencé son œuvre avec d'autres pédagogues partisans, en théorie comme en pratique, de l'éducation par le travail dans une école unique. Mais, sur de nombreux points concernant la théorie et la méthodologie de l'éducation communiste, il surclassait ses contemporains en ce qu'il avait de l'école et de la pédagogie socialistes une vision d'avenir.

Parmi les questions actuelles de pédagogie socialiste que l'enseignement théorique de Makarenko a particulièrement marquées, il convient de citer avant tout les problèmes de méthodologie ; par exemple : La pédagogie et la politique ; La pédagogie et les autres sciences ; La logique pédagogique ; L'essence de l'éducation ; Le lien entre la théorie et la pratique de l'éducation ; Le mode de vie et l'éducation ; L'action éducative parallèle ; L'éducation et la vie.

Les idées pédagogiques de Makarenko

Les idées de Makarenko sur les liens qui existent entre la pédagogie et les autres sciences — sociales (philosophie, morale, esthétique, psychologie) et naturelles (biologie, physiologie) - méritent un examen attentif. Ayant parfaitement compris l'essence des rapports moraux qui régissent la nouvelle société socialiste, Makarenko en a dégagé une règle d'or : « exiger de l'homme le plus possible, avec la plus grande révérence à son égard Certains pédagogues ont parfois critiqué ce principe où, dans le binôme « exigence-respect », l'exigence est placée en tête. Mais Makarenko soulignait lui-même que, d'un point de vue véritablement humain, il ne s'agit pas de deux catégories différentes, mais de deux aspects dialectiquement liés d'une seule et même attitude.

Les idées de Makarenko sur l'interdépendance entre la pédagogie, d'une part, et la psychologie et la biologie, d'autre part — la physiologie en particulier — et sa critique des positions méthodologiques de la pédologie revêtent une importance considérable pour le traitement des problèmes théoriques de la pédagogie. La pédologie se posait en science marxiste pure de l'enfant, prétendant réaliser la synthèse des données de toues les sciences sociales et naturelles relatives à la formation de ce dernier ; quant à la pédagogie, discipline technique appliquée, elle devait se fonder sur les données théoriques de la pédologie pour recommander des méthodes applicables à la praxis scolaire. Dans ses différentes études et communications (« Conférence à l'Institut ukrainien de recherches pédagogiques », 1928 ; «Expérience méthodologique dans une colonie d'éducation par le travail », 1931-1932 ; «Les éducateurs haussent les épaules », 1932, etc.), Makarenko a critiqué la part excessive faite par les pédologues à la sociologie et à la biologie, leurs conceptions vulgaires de la « toute-puissance » du milieu et de l'hérédité, leur doctrine fondée sur le respect passif de ce qu'ils appellent la « nature » qui les rapproche des théoriciens de l'« éducation libre », le pédocentrisme et la sous-estimation du rôle éducatif du maître, de la collectivité enfantine et de la personnalité en gestation de l'enfant lui-même.

S'il a lutté pour une pédagogie digne de ce nom, qui construise l'homme et soit responsable devant la société des résultats de l'éducation, Makarenko n'a cependant pas suivi les matérialistes français qui affirmaient, dans leur étroitesse de vues, que l'« éducation peut tout ». Selon lui, la force de l'éducation dans la société socialiste tient à l'utilisation judicieuse, par les pédagogues, des données de la psychologie, de la biologie, de la médecine, bref, de toutes les sciences de l'homme appelées à jouer un rôle dans l'organisation pratique du processus éducatif et dans la recherche pédagogique.

Quant à la logique pédagogique, elle est étroitement liée à la compréhension de la raison d'être de l'éducation. La pédagogie étant « la science la plus dialectique », il part du principe que « l'éducation est un processus social au sens le plus large du mot [...] Au sein de la réalité ambiante, prodigieusement complexe, l'enfant entre dans une infinité de rapports dont chacun se développe sans cesse, se relie aux autres et se complique du fait de la croissance physique et morale de l'enfant. Tout ce « chaos » qui semble n'être susceptible d'aucun recensement n'en crée pas moins à chaque moment des modifications dans la personnalité de l'enfant. Orienter et diriger ce développement, telle est la mission de l'éducateur »4

Cette conception de l'éducation explique aussi la critique que Makarenko fait de la logique de la pensée pédagogique traditionnelle, dont les erreurs tiennent à l'emploi de la proposition déductive, à l'utilisation de moyens isolés et au fétichisme éthique. D'où des réflexions devenues aujourd'hui classiques : « La dialectique de l'action pédagogique est si grande qu'aucun moyen ne peut avoir d'effet positif si toute une série d'autres moyens n'est pas simultanément mise en œuvre [...]. En soi, tout moyen peut être bon ou mauvais, l'élément décisif étant non pas son action isolée, mais celle d'un ensemble des moyens harmonieusement organisés »5. Les idées sur la logique pédagogique de Makarenko prennent une actualité particulière dans l'approche pluridisciplinaire du processus pédagogique dans son ensemble ; à sa base l'idée que l'éducation est un tout dialectique complexe fait d'éléments complémentaires et intégré à un système équilibré fonctionnant harmonieusement grâce à l'effort concerté d'éducateurs connaissant bien les normes objectives de la formation de la personnalité.

Les opinions de Makarenko sur le lien entre la théorie et la pratique dans le système d'éducation socialiste sont, elles aussi, étonnamment actuelles. « Je pense que nous vivons à une époque où le praticien corrige sensiblement les données des théories scientifiques. »6 . On sait que la tendance qui consiste à associer les masses laborieuses à la solution des problèmes pratiques de l'édification du socialisme sur la base des réalisations de la science, et qui se dessinait à peine à l'époque de Makarenko, a pris aujourd'hui une ampleur considérable dans la société socialistes développée. L'ayant justement perçue, Makarenko a vigoureusement réagi contre les tentatives des pédologues visant à établir les normes du développement de la personnalité de l'enfant à partie des thèses générales, non vérifiées par l'expérience, de la sociologie, de la psychologie, de la biologie et des autres sciences. « C'est l'induction à partir de l'expérience qui doit être la base [...] de la règle pédagogique. Seule la totalité de l'expérience, vérifiée dans son déroulement même et dans ses résultats, seule la comparaison de pans entiers de l'expérience peuvent nous fournir les données requises pour choisir et décider. » Mais l'induction ne joue, dans la connaissance des lois de la pédagogie, un rôle ni exclusif, ni universel ; elle est, pour Makarenko, indissociable de la déduction. Dans la recherche pédagogique « comme dans tout autre domaine, l'expérience découle des principes de déduction, dont l'importance dépasse de loin les limites des premiers éléments de l'expérience, et qui guident tout son déroulement »8

Ces idées, définies dans les ouvrages spécialisés comme la Notion de l'unité de l'éducation et de la vie des enfants et la Pédagogie de l'action parallèle, présentent un grand intérêt pour la théorie et la pratique actuelles de l'éducation. Il s'agit en fait du thème général des rapports entre « le mode de vie et l'éducation ». Dans la pédagogie mondiale classique, il était depuis longtemps reconnu que le meilleur éducateur était la vie elle-même. Cette idée fondamentalement matérialiste a inspiré à certains pédagogues le principe du respect de la nature dans l'éducation (Comenius, Pestalozzi, Rousseau, Diesterweg). Mais c'est à Makarenko que revient le mérite d'avoir édifié un système d'éducation fondé sur une organisation rationnelle de vie de l'enfant. Pour ce faire, il n'a pas suivi passivement la « nature » ; il a choisi de favoriser au maximum, dans chaque enfant, l'épanouissement d'une personnalité créative et préparée à la vie sous tous ses aspects.

Ayant noté les potentialités éducatives extraordinaires qu'offre l'ensemble du mode de vie des enfants et des jeunes en Union soviétique, Makarenko pensait qu'au lieu d'attendre que la vie porte spontanément ses fruits en formant des individus utiles à la société il valait mieux organiser les études de travail, mais aussi l'existence des jeunes selon un processus pédagogique intégré. Cette théorie s'est concrétisé avec le succès que l'on sait dans les établissements qu'il a dirigés. Le passage à l'enseignement secondaire universel et obligatoire, la réalisation du principe de l'intégration des études au travail et à une activité créatrice diversifiée, la perspective d'études communes à toutes les écoles et la possibilité connexe de satisfaire les besoins de la population dans l'organisation de la journée complète sont autant de caractéristiques objectives de l'école socialiste d'aujourd'hui et de demain permettant d'affirmer que sont réunies les conditions réelles d'une large application à la praxis éducative des idées sur l'organisation rationnelle de la vie des enfants qui sont au centre de la pensée de Makarenko.

La collectivité éducative

Soulignant ainsi l'importance de sa contribution à l'élucidation d'une série de problèmes méthodologiques de la pédagogie, il faut noter que cet aspect mérite d'être analysé de façon plus complète et plus approfondie. Il s'agit avant tout de sa réflexion sur les caractéristiques de la collectivité éducative et de la méthode d'organisation du processus pédagogique.

Quand on prononce le nom de Makarenko, on pense immédiatement à la « collectivité éducative », mode d'organisation largement reconnu aujourd'hui dans la pédagogie progressiste. Makarenko en a étudié différents aspects, par exemple l'indissociabilité des liens extérieurs et intérieurs, la corrélation entre la collectivité générale et les collectivités primaires, les types de rapports intracommunautaires et les fondements organisationnels de la collectivité, ainsi que ses traditions, son style et son ton. Il a inclus dans la vie de la collectivité éducative tous les rapports et types d'activité représentatifs de la société démocratique. Ses idées sur l'évolution des fonctions éducatives de la collectivité, qui devient, d'objet passif sur lequel s'exerce l'action des pédagogues, un sujet actif prenant en main l'organisation de sa vie propre, sont extraordinairement modernes.

Dans le même ordre d'idée, Makarenko est convaincu que l'enseignement proprement dit ne saurait être dissocié de l'éducation au sens large. On sait que la pédagogie classique était fondée sur le postulat que l'enfant doit d'abord apprendre et que c'est seulement ensuite qu'on peut l'éduquer. Les nouvelles conditions sociales et les nouveaux objectifs de l'éducation des enfants et des jeunes exigeaient qu'on révise radicalement ce postulat. Le rôle novateur de Makarenko s'est manifesté par sa conception d'une intégration totale des deux processus, permettant de transformer profondément les conditions d'existence de l'enfant et d'agir sur ses connaissances, ses sentiments et son comportement. L'étude de l'enfant, en tant que membre d'un groupe et individu, devient alors une véritable méthode d'éducation. Notons à cet égard qu'il est erroné de supposer que, pour Makarenko, la collectivité n'était qu'un instrument de l'éducation de masse ; l'unité de la pédagogie de l'action collective et individuelle est un trait caractéristique de son système.

Certains spécialistes donnent de sa conception de la collectivité éducative une vision limitée en mettant l'accent uniquement sur l'importance des relations entre élèves. Il est vrai que Makarenko accordait une place de choix aux relations intracommunautaires dans le processus de la formation de la personnalité des élèves. Les premières années où il a travaillé à la colonie Gorki, il n a même un peu surestimé le rôle, comme il l'a lui-même indiqué plus tard. Mais ces relations étaient pour lui indissociables des liens de la collectivité avec l'extérieur, dont la richesse et la diversité sont capitales. C'est en effet dans les liens extérieurs avec une entité sociale plus vaste que l'individu trouve les influences indispensables à son épanouissement. La vie de la société dans toutes ses manifestations doit être à la base de la formation de l'individu. Les rapports intracommunautaires constituent un « mécanisme » original de traitement des informations venant du dehors, qui aide chaque personnalité à réagir sélectivement à l'influence du monde extérieur et à trouver sa voie. C'est ici la clé des conceptions de Makarenko sur la vie collective, en tant que méthode qui, « étant à la fois générale et particulière, permet simultanément à chacun de développer ses particularités et de préserver son individualité »9

On a parfois allégué que la théorie de Makarenko sur l'éducation de l'enfant dans la collectivité étouffait la liberté de l'élève, inconditionnellement soumis aux exigences et à la volonté générales. Pareille interprétation déforme la conception que Makarenko se fait des rapports véritables entre la collectivité et l'individu. Dans des situations conflictuelles où celle- là se heurte à celui-ci — qui s'oppose à l'opinion générale, ignore ses devoirs au sein de la communauté, « fait des caprices » et tente de substituer l'anarchie à la discipline — la question de la contrainte se pose en effet. Mais, dans ces conditions, l'action sur l'individu est humaine, inspirée par un mélange de respect et de fermeté. Dans le fonctionnement normal du processus, les rapports collectivité-individu sont fondés sur la communauté d'intérêts et sur la garantie, par la collectivité, des droits de chacun. Les grands et les forts ne peuvent offenser les petits et les faibles : telle était la règle immuable de la communauté et celui qui l'enfreignait encourait la réprobation collective. Ainsi, loin de l'étouffer, la collectivité garantissait la liberté de chacun.

Dans le vie de la collectivité éducative, Makarenko a assigné une place particulière au travail, lié à l'étude des bases des sciences et à une large éducation civique, politique et morale. Ses idées principales dans le domaine de l'éducation par le travail peuvent se résumer ainsi : a) le travail ne deviendra un outil efficace de l'éducation communiste que s'il est intégré à l'ensemble de l'organisation du processus éducatif ; en outre, ce système n'a aucun sens si tous les enfants et adolescents ne participent pas à des formes de travail socialement utile, adaptées à leur âge ; b) il faut que ces différentes formes de travail, en tant que participation obligatoire à l'autogestion et au travail productif, soient organisées sur la base technique la plus moderne possible et axées sur une création technique sélective ainsi que sur un travail gratuit, effectué dans l'intérêt de tous : c'est une fois ces conditions remplies qu'enfants et adolescents tirent parti de la richesse des rapports qui déterminent le développement harmonieux et libre de la personnalité ; c) le collectif, ses organes et ses délégués doivent se charger dans une mesure toujours croissante, d'organiser le travail et de prendre les décisions touchant la répartition des bénéfices, la comptabilisation des salaires, l'utilisation de divers stimulants matériels et moraux et l'organisation de la consommation.

Il convient aussi d'examiner de façon critique les affirmations de certains spécialistes selon lesquels, dans l'expérience pédagogique de Makarenko, les frais d'études et d'éducation sont couverts par le produit de la participation des élèves au travail productif. En fait, Makarenko n'a jamais été partisan d'une école « qui s'autofinancerait » ; selon lui, l'effet économique du travail des élèves devait être intégralement subordonné à l'organisation pédagogique rationnelle de la vie de la collectivité visant à l'épanouissement de ses membres. La participation des élèves de la colonie Gorki et de la commune Dzerjinski à la production quatre heures par jour était, pour Makarenko, une nécessité liée aux difficultés rencontrées par le pays après la guerre civile. Dans l'emploi du temps, le travail voisinait avec l'étude, les activités sportives, artistiques, récréatives et sociales ; l'effet économique du travail des élèves était partie de leur initiation aux rapports de production, de distribution et de consommation, sans aucune considération d'autonomie financière.

Aujourd'hui où l'éducation par le travail et la préparation des élèves des établissements d'enseignement général à la vie, au travail et au choix d'une profession conforme à leurs inclinations et à leurs capacités individuelles et répondant aux besoins de la société sont des questions prioritaires, cet aspect de la pensée de Makarenko revêt une très grande importance, d'une part directement pour la pratique des groupements d'élèves qui s'adonnent à la production, d'autre part pour l'organisation de la recherche pédagogique.

S'insérer dans la communauté

Makarenko fut l'un des premiers pédagogues soviétiques à répandre résolument l'idée d'intégrer l'activité des diverses cellules éducatives : école, famille, club, organisation sociale, communauté de production, quartier, etc. Il a particulièrement insisté sur le rôle essentiel de l'école en tant que centre méthodologique et pédagogique qui mobilise les forces éducatives les plus qualifiées et professionnellement les plus compétentes.

Aujourd'hui, certains chercheurs reprennent trop à la lettre telle ou telle idée de Makarenko sur l'école en tant que monocollectivité, généralisent son principe qui consiste à rassembler dans la collectivité éducative des enfants et des adolescents de tous âges et tentent de copier les formes d'organisation de la colonie Gorki et de la commune Dzerjinksi. Il ne faudrait pas oublier que Makarenko lui-même a souligné qu'il fallait adapter la méthode d'éducation aux conditions concrètes d'organisation du processus éducatif. Il est naturel que les conditions actuelles de fonctionnement de l'établissement d'enseignement général et des autres institutions éducatives exigent des méthodes très différentes de celles qu'a utilisées Makarenko dans la colonie et la commune. « Une autre démarche est possible, et si je l'adoptais, je penserait peut- être autrement indique-t-il lui-même. » 10

Il est indispensable de garder présent à l'esprit ce caractère relatif lorsqu'on analyse l'une ou l'autre des œuvres pédagogiques de Makarenko. Le lecteur doit savoir y distinguer en ce qui demeure une règle générale de la théorie et de la méthodologie pédagogiques, et ce qui vaut pour une époque donnée — celle à laquelle vivait le grand pédagogue — et correspond uniquement aux conditions concrètes dans lesquelles s'est déroulée son expérience.

Les écrits de Makarenko

Les œuvres littéraires de Makarenko, en particulier le Poème pédagogique, Les drapeaux sur les tours et Le livre des parents, méritent de retenir l'attention. Il serait, bien entendu, erroné de vouloir les séparer de ses productions purement pédagogiques (articles, conférences et discours). En effet, leur base conceptuelle est la même, ainsi que leur objectif, à savoir l'éducation d'un homme véritablement libre et heureux. Ces œuvres contiennent des pages où la pensée pédagogique de Makarenko atteint des sommets. En outre, si on les analyse dans l'optique d'une étude du travail accompli à la colonie Gorki et à la commune Dzerjinski, il faut se souvenir que dans le Poème pédagogique, les drapeaux sur les tours et d'autres ouvrages, les faits sont souvent remaniés pour être généralisés, sont déplacés dans le temps et la fiction s'y mêle parfois. Si les œuvres littéraires de Makarenko ne constituent donc pas toujours une base rigoureusement scientifique et objective pour l'étude de sa pédagogie en action, elles n'en conservent pas moins leur valeur artistique et leur intérêt pour une connaissance du système de pensée du grand éducateur.

L'autogestion

La pédagogie a notamment pour tâche d'orienter la pratique de l'éducation non vers la reproduction servile de telle ou telle forme concrète d'activité, mais vers l'application libre des idées des grands pédagogues d'hier au monde d'aujourd'hui dans le fonctionnement de l'école moderne, de la famille, des clubs, des organisations sociales, des collectifs de travailleurs qui s'adonnent à la production ainsi qu'aux autres institutions éducatives. Par exemple, l'œuvre théorique et pratique de Makarenko concernant le développement de l'autogestion et sa conception du rôle du « noyau actif » dans la collectivité éducative sont de nouveau singulièrement actuelles. Il faut, bien évidemment, s'attacher moins aux modalités concrètes — système de rapports et rotation des équipes de service dans la commune, activité du conseil des commandants ainsi que des divers comités permanents et temporaires, etc. — qu'aux principes, tels par exemple la participation de tous les élèves sans exception, même les plus jeunes, à l'exercice des diverses fonctions d'organisation dans la collectivité primaire et la collectivité générale, la garantie de la responsabilité réelle de la collectivité et de ses organes pour les décisions prises, leur exécution et le contrôle de leur application.

On estime, à juste titre, qu'il faut aujourd'hui approfondir, sur des bases scientifiques, l'enseignement de Makarenko. En effet, les progrès réalisés par l'école socialiste et par la pédagogie depuis l'époque de Makarenko permettent de trancher de façon plus objective la question de la valeur conceptuelle universelle de ses théories.

Sans vouloir soumettre à une critique détaillée ce qu'on pourrait appeler le « makarenkisme », remarquons seulement que la pensée et le système de Makarenko résultent d'un processus long et complexe de recherche créatrice, jalonné de trouvailles heureuses mais aussi de tâtonnements, d'ailleurs inévitables lorsque, au lieu de suivre les chemins battus, on fraie sa propre voie vers la vérité.

Il n'y a pas longtemps qu'on s'intéresse à la genèse et à l'évolution du système de Makarenko. Tout d'abord, il serait faux de croire qu'avant la révolution, ou même juste après, il avait atteint à la maturité pédagogique qu'on lui reconnaît aujourd'hui. Certes, le jeune instituteur était déjà convaincu du bien-fondé de l'autogestion des élèves. Mais, pendant ses premières années de labeur à la colonie Gorki, il s'intéressait surtout à un petit nombre d'élèves, les plus grands et les plus capables, sur lesquels il s'appuyait pour l'organisation de la collectivité. Ainsi se sont formés dans la collectivité un « noyau actif » et une « réserve », comme c'est encore souvent le cas aujourd'hui. C'est seulement dans la deuxième moitié des années vingt que Makarenko a commencé à faire participer au travail l'ensemble des élèves qui constitue l'organe collectif d'autogestion le plus important où chacun s'habitue à participer à l'organisation des diverses affaires de la collectivité.

La formation d'une véritable collectivité a aussi permis à Makarenko de découvrir telle ou telle modalité d'organisation, par exemple les détachements et les équipes d'élèves, créés pour mener à bien telle ou tell tâche concrète d'intérêt commun. Comme il se doit, ceux qui ne faisaient pas partie du noyau actif permanent étaient élus responsables de ces détachements.

Cette formule permettait de familiariser progressivement tous les élèves avec l'organisation de la vie en collectivité et avec l'exercice de fonctions de responsabilité tout en évitant que dans le noyau actif naissent des privilèges et le sentiment d'appartenir à une élite. Ainsi, l'organisation de la vie des élèves revêtait un caractère à la fois véritablement démocratique et humain.

 

L'héritage de Makarenko

 

L'intérêt extraordinaire que suscite actuellement l'enseignement de Makarenko s'explique par la convergence de son expérience théorique et pratique et des tâches de l'école soviétique actuelle. Cet enseignement est non seulement académique, mais aussi appliqué, en prise sur la réalité. Si, dans les dix ou quinze premières années qui ont suivi la mort du grand éducateur, les praticiens de l'éducation ne se sont intéressés qu'à certains aspects de sa technique pédagogique — on se bornait essentiellement à copier telle caractéristique extérieure de son système — il faut noter que, depuis quelques décennies, les enseignants s'efforcent de plus en plus de comprendre, dans un esprit créateur, l'essence de la théorie, de la démarche et des méthodes de la collectivité éducative.

Cette application créatrice des idées de Makarenko ne date pas d'hier. Par exemple dans l'école N° 12 de Krasnodar, dirigée pendant plus de trente ans par S.S. Brioukhovetskii, diplômé en science pédagogique et enseignant émérite, la constitution et la formation de la collectivité des pédagogues et des élèves se sont caractérisées par l'application judicieuse de certains principes de Makarenko : développement de l'autogestion, culture de la tradition de la vie communautaire et intégration des activités intellectuelles, manuelles, sociales, esthétiques et sportives des élèves, tant à l'école qu'en dehors de l'école dans des associations de quartier. Beaucoup d'établissements ont ainsi trouvé une façon originale d'adapter les enseignements de Makarenko à la pratique de l'éducation des enfants et des adolescents. Durant les années 60 et 70, cependant, l'application de ces idées dans la pratique pédagogique moderne a adopté d'autres formules.

Ce qui frappe surtout dans ce phénomène, c'est qu'il s'agit d'un mouvement de masse. De nombreuses collectivités pédagogiques des régions de Rostov, Voronej et Lvov, du district de Stavropol et de grandes villes comme Moscou, Leningrad et Kiev effectuent un travail diversifié et approprié sur la base de l'étude et de l'application créatrice du système de Makarenko. Cette activité pédagogique n'a rien de stéréotypé. Par exemple, de nombreux établissements de Moscou s'intéressent en particulier au développement de l'activité intellectuelle collective ; les écoles de Stavropol, quant à elles, ont à juste titre reconnu l'importance des groupes d'élèves qui s'adonnent au travail productif ; dans celles des régions de Voronej et de Lvov, l'expérience des clubs où enfants et jeunes se regroupent en fonction de leurs centres d'intérêt s'est révélée très positive. Une telle adaptation sélective des théories de Makarenko présente un autre avantage : elle écarte le risque de voir copier purement et simplement l'ensemble du système, ou tel ou tel aspect qui pourrait être aussi indûment privilégié. L'école actuelle se caractérise par une volonté de préserver la diversité du contenu et des formes du processus pédagogique, la richesse de ses orientations.

En Union soviétique, l'enseignement de Makarenko est étudié et exploité en liaison étroite avec l'héritage classique et le contexte contemporain de la pédagogie nationale et mondiale. En effet, l'expérience et les idées du grand pédagogue ne peuvent être véritablement comprises et assimilées de façon créatrice que si l'on tient compte de leurs racines historiques, de leur genèse et de tous leurs liens avec l'école et la pédagogie de l'époque, de leur influence sur la théorie et la pratique de l'éducation.

Il importe d'ailleurs de noter que l'étude de Makarenko n'est pas seulement, ni tellement, le fait d'un nombre relativement restreint de pédagogues et de chercheurs professionnels ; elle occupe une foule de groupements d'enseignants et d'étudiants et d'associations publiques : détachements de jeunes ouvriers, employés, étudiants et grands élèves qui permettent d'organiser les loisirs des enfants et adolescents du quartier ; sections pédagogiques qui initient aux théories du grand artisan de la pédagogie socialiste l'immense public composé des parents, clubs scolaires, musées et associations d'amateurs qui portent le nom de Makarenko, etc.

Bien entendu, un tel mouvement de masse doit aussi avoir la caution du travail de recherche spécialisé : recherche de nouvelles sources, analyse de textes, étude approfondie de l'ensemble des faits qui aident à comprendre et à expliquer la genèse du système pédagogique de Makarenko, sa formation et son évolution dans le contexte historique. Il convient toutefois de ne pas oublier qu'en se limitant à des intérêts scientifiques spécifiques coupés de la pratique et de la vie de telles recherches risquent de s'enliser dans une scolastique stérile et une théorisation excessive. L'unité de la théorie et de la pratique, qui a été l'un des principes méthodologiques les plus importants du système de Makarenko, demeure une condition sine qua non du succès de l'activité des chercheurs, des praticiens de la pédagogie et de la société en général, qui parachèvent aujourd'hui, ensemble, les recherches créatrices de Makarenko en perfectionnant le processus éducatif.

La nécessité d'approfondir les enseignements de Makarenko, la publication de matériels d'archives qui n'ont pas encore été scientifiquement étudiés dans leur totalité et jettent la lumière sur maints problèmes théoriques et pratiques importants en matière d'éducation, la préparation d'une nouvelle édition des œuvres complètes, qui devrait être achevée pour le centenaire de la naissance de Makarenko, la poursuite de recherches fondamentales qui placent l'expérience et les conceptions du grand pédagogue soviétique dans le cadre de l'histoire de notre école et de la théorie de l'éducation dans son ensemble, tous ces projets n'enlèvent rien à l'importance de ce qui a déjà été fait pour exploiter de diverses façons l'action et les œuvres littéraires et scientifiques de Makarenko en vue de développer la pédagogie socialiste.

Comme l'ont montré les recherches menées ces dernières années en Union soviétique, par Frolov et Naoumenko notamment, les textes inédits de Makarenko sont encore très nombreux.On en trouve des dizaines aux Archives nationales de la littérature et de l'art d'URSS, ainsi que dans les archives de Moscou, Kiev, Kharkov, Poltava, Krementchoug et dans divers grands musées et bibliothèques. A côté des œuvres publiées de Makarenko, des nombreux ouvrages consacrés à sa vie et à ses activités et des recherches spécialisées, ces nouveaux textes permettent d'approfondir l'étude de son enseignement11'

Il faut noter que les nouvelles recherches ne diminuent en rien la valeur de ce qui a été fait antérieurement dans ce domaine. Citons par exemple les travaux importants de spécialistes de Makarenko tels que Kozlov, Ter-Guevondian, Medynski, Lianin et Soukhomlinski, ainsi que l'activité fructueuse du laboratoire de l'Académie des sciences pédagogiques où ont travaillé Kaïrov, G.S. Makarenko, Gmourman, Vinogradova et beaucoup d'autres éminents éducateurs.

Il convient aussi de rappeler l'importance des recherches effectuées sur des points particuliers de la théorie et de la méthodologie de l'éducation qui sont directement liés à la réflexion de Makarenko — la discipline scolaire (Monoszon, Raskin), la collectivité et l'autogestion (Konnikova, Korotov, Malkova, Novikova), etc. Enfin, il faut souligner l'intérêt et l'importance des études sur Makarenko réalisées à l'étranger, dans des pays ayant des régimes sociaux et politiques différents, des traditions différentes en matière d'éducation et les conceptions les plus diverses en matière de pédagogie.

Cet intérêt universel est l'une des manifestations du renforcement des liens qui unissent dans le monde contemporain les individus et les systèmes et où la science, tout comme l'art, est appelée à jouer un rôle de premier plan.

 

Notes

1.                   G. N. Filonov (Russie). Doctorat d'État, membre de l'Académie des sciences pédagogiques et membre du Comité de rédaction de la revue Pedagogika. Pendant plus de vingt ans, il a été membre du jury international des prix littéraires de l'UNESCO. Ses nombreuses publications ont traité notamment de l'homme dans un monde en mutation et des relations entre l'individu et la société. Parmi ses ouvrages récents en russe, on peut citer La formation de la personnalité de l'élève (1985) et La formation des citoyens à l'école (1990).

2.                   Les profils de Pestalozzi, d'Owen et d'Ushinsky (Ouchinski) figurent dans la présente série des cent « Penseurs de l'éducation ».

3.                   Les profils de Blonski et de Kroupskaïa figurent également dans la série.

4.                   Anton Makerenko, Œuvres complètes en sept volumes, 2e éd., vol. 4, p. 20, Moscou, 1957.

5.                   Anton Makerenko, Œuvres pédagogiques choisies en deux volumes, vol. 1, p. 258. 57.

6.                   Ibid. p. 261.

7.                   Ibid., p. 13.

8.                   Ibid., p. 14.

9.                   Ibid., p. 37.

10.               Ibid., p. 73.)

11.               Voir A. A. Frolov, « Les documents d'archives inédits en tant que source d'étude de l'expérience et des vues pédagogiques de Makarenko », Pedagoguitcheskoïe nasledie A.S. Makarenko i sovremennaia chkola [L'héritage pédagogique de A.S. Makarenko et l'éducation moderne], p. 81-86, Voronej, 1981.