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Notre tâche de toujours

Septembre 1968

Lorsque des événements aussi considérables que ceux dont nous venons d'être témoins depuis quinze jours notamment bouleversent l'atmosphère sociale et politique de l'Europe et du monde ; lorsque chaque jour, chaque minute parfois, se jouent le destin et la vie de millions de Français, de millions d'hommes — parmi lesquels les êtres qui nous sont les plus chers ; lorsqu'une partie de la population scolaire a dû fuir les humbles demeures familières pour se réfugier dans les contrées moins menacées, il semble, en effet, qu'il n'y ait plus place dans la vie que pour ce que les partisans appellent la « politique » — cette politique superficielle et personnelle qui a fait son temps mais qui, implacable anachronisme, domine encore toutes les conversations.

Qu'on le veuille ou non, les peuples participent de plus en plus à la vie des pays. Ce qui compte aujourd'hui, ce ne sont plus ni un coup d'éventail, ni les malices d'une intrigante, ni même le coup de poing brutal d'un dictateur. Si vous voulez essayer de voir clair et de juger sainement des événements, il faut aller beaucoup plus profond dans ces domaines de spéculation intellectuelle et de compréhension sociale ; il faut sentir et comprendre les forces — anciennes et nouvelles — qui agitent les peuples et dont les frictions et les chocs produisent aujourd'hui ce démoniaque bruit de bottes sur le monde.

Quelle que soit l'issue momentanée des événements en cours, la lutte et l'effort des hommes sont loin d'être terminés. Ils se poursuivront dans le sens du progrès et de la libération dans la mesure justement où les hommes comprendront mieux l'évolution sociale et politique ; où ils prendront conscience de leur puissance nouvelle ; où ils auront appris à voir juste et à agir dans le sens de leurs véritables intérêts.
Là est justement notre domaine de pédagogues actuels, qui ne négligent aucune des nécessités de l'heure, qui jugent à leur valeur les forces formidables qui s'opposent à notre essor et les possibilités illimitées que les hommes conscients sont susceptibles de mettre au service des justes causes.

Nous devons préparer ces hommes conscients pour te proche avenir où ils auront à faire valoir leurs droits. Il ne s'agit point de munir nos enfants d'un catéchisme qui fixe d'avance quelles devront être leurs réactions dans le monde d'adultes où ils vivront bientôt ; ni de les doter d'œillères pour les empêcher de voir les précipices et de distinguer aussi, à droite et à gauche, les beaux spectacles réconfortants et prometteurs. Au rythme où va le monde, nul ne peut prévoir quelle devra être, dans le détail, dans cinq ou dix ans, l'activité sociale et politique des enfants que nous formons. Ce que nous pouvons affirmer sans crainte, c'est que, quel que soit notre apport, il restera encore bien des luttes à mener et d'ardus problèmes ri résoudre.

Il n'y a qu'une solution sociale évidente : faire que nos enfants soient au maximum des hommes conscients, capables de réagir sainement en face des événements et de faire avancer le progrès.

Plus nous allons profond dans la compréhension du monde qui nous entoure, plus nous apprenons à considérer le cours des événements, non plus à la mesure étriquée et égoïste des hommes, mais à l'ampleur historique des événements, plus nous sentons que l'avenir immédiat de nos enfants n'est que du présent historique, que nous devons préparer dès maintenant les victoires qui seront possibles dans cinq ans ou dix ans, que nous devons agir avec une ferme ligne de conduite, certes, mais sans parti pris ni sectarisme.

Si nous essayons de définir plus ou moins arbitrairement ce que sera la société de demain, nous ouvrons la porte à d'incessantes discussions, pédagogiquement oiseuses d'ailleurs. Par contre, il nous est facile de nous mettre d'accord sur les qualités à cultiver en l'enfant, sur les possibilités d'action et de vie dont nous devons le munir pour que, en toutes occasions, il soit d même de rendre au ma¬ximum, individuellement et socialement. Là s'arrête notre ambition. Les détails de l'histoire s'inscriront ensuite, au jour le jour, par le dévouement et le sacrifice de ces hommes que nous aurons formés.

C. FREINET
L'Educateur, 15 octobre 1939