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Contestation - Révolution

Septembre 1968

 

CONTESTATION - RÉVOLUTION

 

Il faut voir les choses comme elles sont : les journées de mai 1968 ont fait exploser un courant de libération irréversible parce qu'il est suscité par une jeunesse qui ne se retourne pas vers le passé. Nous voilà bien au-delà d'un simple conflit de génération, engagés dans l'action hardie et têtue de la plus ardente des internationales, celle de la jeunesse. A telles fins que semblent inopérantes les solutions jusqu'ici valables pour un rétablissement des prérogatives d'une société bourgeoise déclinante : le parlementarisme, même décidé à des réformes libérales, a les lenteurs des choses usées.

Bref, chacun s'attend à une modification inévitable des structures sociales et culturelles périmées. Et chacun trouve normal de lire une presse, brusquement sensibilisée à l'extrême à la nécessité d'un impératif changement dont deux mots-clés ouvrent les angoissantes et mystérieuses perspectives : Contestation- Révolution.

C'est dire que déjà, il n'est plus question de nier l'évidence mais simplement de lui trouver des solutions momentanées dans un style qui en aucun cas ne peut présager l'avenir. Car les forces en présence, dans un enjeu d'une telle ampleur ne sauraient dire si la révolution est possible ou impossible.

En attendant personne ne renie l'étiquette de révolutionnaire : ni le chef de l'Etat, ni les ministres de l'Education Nationale — qui se sont succédé en un si court laps de temps, comme un défi à la stabilité — ni les cadres des entreprises, ni les masses travailleuses, ni surtout les minorités agissantes qui ont fait basculer dans la contestation directe la totalité des trois degrés de l'Enseignement. Seul le capitalisme des grands monopoles garde le silence et c'est bien là le point inquiétant du présent. « Tant que les étudiants jetaient bas le pouvoir professoral, écrivait Maurice Duverger dans le Monde du 12 juillet 1968, le capitalisme a réagi mollement parce qu'il n'est pas directement en cause. Si l'on avait touché au pouvoir patronal, la réaction aurait pu être toute différente ». (Or la grève générale n'a pas touché au pouvoir patronal). «La grève générale ne peut être l'arme absolue que croyait Georges Sorel, capable de faire échec à la répression policière et militaire que si les grévistes sont vraiment décidés à aller jusqu'au bout et à renverser l'ordre social. Ils n'y songeaient pas en mai 1968 dans leur majorité. »

Et pourtant à travers le monde, dans la classique lutte des classes, un facteur nouveau est apparu : les étudiants. Identiques malgré les particularismes nationaux, ils ont la conviction que leur nombre grandissant, leurs revendications impatientes, leur conscience politique nourrie de culture, ont fait surgir à côté du prolétariat, une force dynamique et neuve appelée à épauler un syndicalisme assoupi. Ils sont prêts à assumer un rôle historique qui semble s'en remettre plus à la spontanéité en tant que force de vie, qu'à des doctrines d'inspiration abusivement intellectuelles. Il ne fait pas de doute que la décision, le courage, la vigueur intellectuelle qui sont à l'origine d'une tactique permanente de harcèlement des structures de la société bourgeoise, soient pour les Etats modernes une menace que l'on ne saurait éliminer par des arguments verbeux. Cela d'autant moins que la cohésion des étudiants avec les cadres des organismes scientifiques et des entreprises modernes va s'affirmant et que vont progressant les contacts avec le monde du travail. Par ailleurs, ii faut compter en faveur de l'avenir, le militantisme précoce et générai qui mobilise, depuis les classes du début du secondaire, des troupes innombrables, ayant la plupart du temps la sympathie des parents et qui, de bonne heure, apprendront à former leurs militants et à fourbir leurs armes. C'est à la faveur de toute l'ampleur de la jeunesse que s'accomplit la révolution culturelle en Chine. En sera-t-il ainsi ailleurs? Ni le capitalisme moderne, ni le socialisme classique ne semblent résignés à une telle perspective.

Quoi qu'il en soit, si nous avons essayé de situer les événements que nous sommes en train de vivre, c'est pour constater que tous les problèmes en cours sont inévitablement liés à tous les problèmes d'une éducation désormais élargie à l'échelle des nations. C'est pour nous convaincre que l'éducation devient à son tour facteur politique de protestation ou de défense selon que l'on se place — c'est le cas de le dire — d'un côté ou de l'autre de la barricade. Mais, inévitablement, les Universités devenues critiques feront leur œuvre destructrice d'une féodalité qui, depuis des siècles n'avait jamais été mise en péril. Il est impensable que par un autoritarisme dépassé, la bourgeoisie française — « la plus intelligente du monde » disait Lénine — songe à s'aliéner une Université qui est la grande réserve des cadres de la société hiérarchique qu'elle régente.

Il est donc vraisemblable d'espérer que les réformes proposées par les universitaires des colloques de Caen et d'Amiens iront se précisant, s'activant avec la participation des masses étudiantes si malencontreusement oubliées alors qu'ils étaient l'élément le plus intéressé de l'aventure. On peut raisonnablement penser que, des discussions égalitaires enseignants-étudiants, que des commissions tripartites, des comités d'études suscités par un ministre qui semble parler avec chaleur d'un enseignement rénové, amèneront la contestation à un certain point de mûrissement et qu'ainsi sera élargie la brèche taillée si délibérément dans les hiérarchies et dans les conformismes d'une société irrémédiablement ébranlée.

Toutes ces constatations générales nous incitent à penser que notre mouvement continuera, sur sa lancée, à œuvrer dans le sens d'une rénovation et d'une démocratisation de l'enseignement qui furent les raisons d'être de tout notre passé militant, Nous n'avons rien à renier de ce passé qui par la clairvoyance et le courage de ses pionniers, par la lucidité de ses militants actuels, a fait de la pédagogie Freinet le moteur d'un renouveau pédagogique, le levain d'une éducation ample et sereine, digne du destin de l'homme.

Il y a un an à peine, nous proposions à la méditation de nos camarades et surtout à la réflexion des jeunes si nombreux parmi nous, notre Charte de l'Ecole Moderne, Vieille de plus de quarante ans dans ses principes, sans cesse remise à jour dans les contingences historiques et dans les aspects nouveaux du progrès scientifique, elle peut être considérée comme le manifeste des grandes idées qui cimentent une œuvre collective et la valeur de réels éducateurs du peuple. Une fois de plus, le Congrès international de Pau devait remettre à la hauteur de l'histoire de la pédagogie et à la hauteur de notre idéal, un document qui est pour chacun de nous un engagement.

Les événements de mai devaient le situer à la dimension de l'Histoire vécue : notre Charte fut en effet l'inspiratrice de l'action de tous nos militants, ceux des cités industrielles et ceux isolés dans leur province, dans le silence lourd de la grève générale. Elle symbolisait, pour chacun, la continuité dans le temps d'actes nécessaires, de responsabilités acceptées, d'idéal et d'espoir. Etrangers à tout endoctrinement, libérés momentanément de l'oppression des hiérarchies administratives, unis aux grands courants sociaux qui influencent si profondément l'Ecole du peuple, nos militants ressoudaient tout naturellement leurs équipes pour une action qui était simplement un peu plus ardente et passionnée que celle d'hier. Et ainsi que le précise la Charte « dans les grands courants sociaux et politiques qui conditionnent l'éducation, chacun, selon ses préférences idéologiques, philosophiques et politiques (agissait) pour que les exigences de l'éducation s'intègrent dans le vaste effort des hommes à la recherche du bonheur, de la culture, de la paix. »

C'est ainsi que nos camarades sont entrés, à la base, dans une action identique, sans mots d'ordre venus d'une direction plus ou moins occulte, mais dans le sens toujours de responsabilités éducatives, sociales, civiques qui servent la vie dans ses dimensions les plus humaines.

Il faut constater, en effet, que dans ce climat de liberté si brusquement octroyée et si favorable à l'initiative personnelle, l'Ecole est restée pour tous nos camarades le centre de leur militantisme, la raison première de leur action sociale, l'argument décisif d'une pédagogie devenue le lien naturel de l'Ecole avec le milieu social et culturel. Pour la première fois, cependant, un fait nouveau apparaissait : la liaison de l'Ecole publique avec les Facultés et les Universités. Pour la première fois nos éducateurs prenaient conscience du difficile dialogue entre le primaire et l'universitaire en raison des obstacles insurmontables dressés par un intellectualisme formel jusqu'ici jaloux de ses prérogatives abstraites et hermétiques.

Dans ce large éventail d'activités nouvelles, les mêmes démarches se retrouvaient, inspirées des mêmes soucis, des mêmes responsabilités : l'Ecole s'ouvrait aux parents d'élèves, aux amis de l'Ecole laïque pour des séances d'information sur les avantages d'une pédagogie d'acquisition, certes, mais aussi sur la nécessité de former la personnalité, d'acquérir le sens de responsabilité et d'efficience par cette éducation du travail que chaque travailleur comprend d'instinct car elle est la raison de vivre de tout un peuple.

Dans les réunions de parents et d'instituteurs, dans les sections syndicales, dans les lycées et les Facultés, dans les travaux des champs, les services de ravitaillement, dans les garderies d'enfants, l'éducation était au centre de tous les propos comme une grande chose collective qui appartenait à tous. Comment en aurait-il été autrement?

Depuis des dizaines et des dizaines d'années, notre mouvement d'Ecole Moderne a affermi et affiné la phase d'expérimentation d'une pédagogie qui se sait désormais simple, familière, efficiente, à la portée de tous. Nous avons le sentiment d'avoir gagné une plate-forme de sécurité qui permet toutes initiatives favorables à une éducation de masse qui doit inévitablement aller à contre-courant des conformismes abêtissants : dans cette sorte de désarroi qui dominait bien souvent nos collègues traditionnels amenés à douter de la valeur de leurs pratiques pédagogiques, nos camarades apportaient une aide fraternelle, compréhensive, généreuse.

Dans cette reconsidération en profondeur des problèmes scolaires, s'imposait d'elle-même la nécessité d'un recyclage général que les jeunes enseignants acceptaient avec enthousiasme mais qui suscitait parfois de véritables drames chez les enseignants plus âgés, si profondément attachés à une forme d'enseignement qui, à leurs yeux, avait ses mérites. Mais, quoi qu'il en soit, la pédagogie apparaissait tout à coup, comme l'une des structures essentielles du syndicalisme enseignant, comme un compagnonnage familier et chaleureux du maître et de l'enfant comme « un moyen de culture profonde, fille du réel et du milieu » (1). Les étudiants avec lesquels nous prenions contact entraient de plain-pied dans cette simplicité primordiale de la pensée de Freinet, persuadés d'avance que, ainsi que l'affirmait Péguy « quand une idée simple prend corps, c'est une révolution. »

Certes, ainsi qu'aimait à le répéter Freinet, tout reste à reconsidérer dans l'évidence des événements immédiats, mais, du moins, cette expérience de pédagogie sociale et humaine vécue en si peu de jours, nous a permis de mûrir et de nuancer notre fonction éducative. De nous méfier plus que jamais de l'explication ou de la critique qui restent vaines si elles ne sont pas doublées par un effort de réalisation. C'est pourquoi nous entendons conserver tous les avantages pédagogiques, humains et culturels que nous ont donnés ces quelques jours de militantisme généreux. Jamais plus nous ne pourrons réintégrer notre ghetto primaire si démoralisant face à un intellectualisme desséchant dont toute une jeunesse fait, sous nos yeux, un procès sans merci auquel nous nous associons en toute connaissance de cause. Inlassablement et plus encore que par le passé nous apporterons notre aide à nos collègues traditionnels désireux de participer à nos travaux, aux inspecteurs soucieux de réelle rénovation pédagogique, aux étudiants qui ont senti que la pédagogie Freinet était le levain d'une philosophie simple et grande que l'on comprend avec sa sensibilité d'abord avant que d'en faire une raison de sagesse, aux parents devenus nos alliés.

Nous ferons tout pour que ce travail, à la base, soit pris en considération par les sphères hiérarchiques d'une administration qui se doit de devenir compréhensive, même contre son gré. Nous ferons tout pour réhabiliter cette école élémentaire, objet de mépris et de commisération des professeurs imbus de scientisme prétentieux car elle a une importance décisive dans la formation de la personnalité. Nous voulons être intégrés à la grande unité enseignante, participer avec tous nos moyens à un organisme nouveau d'éducation généralisée qui doit faire disparaître les séparations et les hiérarchies arbitraires. On ne cesse de parler des relations nouvelles enseignants-étudiants qui sont, quant à nous, le pain quotidien de notre action pédagogique. Il est temps aussi de situer à un niveau convenablement humain les relations administrateurs-administrés. Rien ne semble plus facile au premier degré puisque c'est dans la solution des problèmes de base que s'établissent les contacts et qu'une pédagogie peut faire la preuve de ses mérites, susciter cet esprit nouveau susceptible de faire rattraper à l'Ecole un retard qui devient plus catastrophique d'année en année. Dans les Comités de discussion qui ne tarderont pas à être mis en place — dans un souci, espérons-le, d'une unité réelle de tout le corps enseignant — nous réclamerons la place qui est due à ceux qui déjà ont fait avancer les problèmes qu'une actualité pédagogique retardataire commence à peine à poser :

« Notre obstination à défendre l'esprit libérateur de nos techniques et à condamner, du même coup, l'abêtissement de la scolastique a aujourd'hui ouvert une brèche, Le problème est posé, officieusement hors de l'Ecole et officiellement dans les diverses instances pédagogiques de la prédominance des éléments culturels sur les acquisitions techniques. Au verbalisme séculaire, nous substituons l'expérience individuelle ou en équipe et le travail ».

En liaison, si possible, avec les inspecteurs et les responsables administratifs, nous ferons du travail le moteur de toute notre action pédagogique et sociale. Plus que jamais le travail a besoin de conditions favorables pour porter ses fruits. C'est dire que nous n'allons pas abandonner notre action militante pour devenir bien sagement des spécialistes pédagogiques. Mais que nous prendrons, au contraire, toutes nos responsabilités dans la recherche des solutions à donner aux problèmes les plus cuisants de l'actualité scolaire.

Quand les instituteurs de Cannes, soucieux des conditions défectueuses qui nuisent au travail normal des classes qui leur sont confiées, découvrent après enquête, que vingt deux classes toutes équipées ont été arbitrairement fermées alors que deux cents institutrices stagiaires ou loi Roustan sont en attente d'un poste, ils mettent à jour une irrégularité administrative qui doit être corrigée. On ne comprendrait pas que les responsables académiques restent indifférents ou s'opposent à une solution immédiate des effectifs pléthoriques des classes de Cannes et nuisent par ailleurs à la légalité de la demande de l'emploi, si tragique pour le chômeur et si inquiétante pour une société en mutation.

Cette « prédominance des éléments culturels sur les acquisitions techniques », nous entendons en exalter la réalité car elle est la garantie même de la valeur des individus dans un conformisme technique abrutissant. Ce sont là des vérités premières sur lesquelles les étudiants nous ont amenés à réfléchir. Elles sont la base d'une contestation primordiale, celle qui défend la liberté de penser, de sentir, de vivre. Sur le plan social, chacun de nous, selon ses idéologies, s'associera aux organisations qui actuellement luttent pour que soient rapportées les poursuites de militants oppositionnels, les internements arbitraires, les révocations scandaleuses de travailleurs dont les responsables valeureux de l'ORTF sont le symbole. Nous ne saurons assez; les remercier et les admirer pour avoir porté si longtemps et si haut, le drapeau de la liberté et de la dignité de l'homme.

Cette dignité du travailleur qui se sent responsable, jusqu'à l'abnégation, d'une liberté culturelle, nous continuerons à l'inculquer aux enfants qui nous sont confiés, à l'école et hors de l'école, sous notre responsabilité d'enseignant et de citoyen, sous notre vocation d'homme, Pour beaucoup d'entre nous, grâce à l'ouverture de l'école sur le monde du travail, pendant ces jours de grève et de révolte estudiantine, un horizon nouveau est né. Il leur a fait prendre conscience du rôle culturel de l'Ecole dans l'ensemble des relations sociales. Ceci nous porte à faire droit en permanence à cette éducation parallèle qui s'est imposée d'elle-même par l'initiative de créateurs isolés, par l'invention de techniciens, la générosité de chefs d'entreprise, par tous les esprits ouverts qui ont œuvré et qui œuvrent en dehors des circuits d'une Education Nationale impuissante et indifférente jusqu'ici, à trouver en elle des raisons de rajeunissement et de vie. Désormais, plus que jamais, nous appellerons autour de l'Ecole les bricoleurs d'idées et de créations originales, les inventeurs de tous niveaux, les spécialistes de toutes catégories prêts à nous apporter certes leur acquis généreux mais encore et surtout «prêts à étudier psychologiquement et pédagogiquement les problèmes nouveaux qu'ont fait surgir nos techniques : le problème de l'expression libre, celui de la création dans tous les domaines, de l'invention permanente et, partant, de l'exaltation de l'imagination, des processus d'apprentissage pour lesquels nous présentons notre théorie du tâtonnement expérimental ; la place de l'enfant et de l'adolescent dans la société nouvelle et donc, À l'école ; tout est à reconsidérer... Mais il y faut des esprits ouverts, des esprits libres et capables de s'attaquer à ce qui est pour faire naître ce qui doit être et qui sera » (2).

Tel est le radieux programme d'action éducative qui s'offre à vos initiatives, à votre courage, à votre idéal.

ELISE FREINET

 

(1) C, Freinet : L'Education du Travail.

(2) C, Freinet, Educateur 1er octobre 1965.