Raccourci vers le contenu principal de la page

Ecrit sur la pierre - Jeunesse - mai 68

Octobre 1968

Jamais actualité n'eut autant de succès auprès des clercs que les événements de mai 68. On ne compte plus les livres écrits sur le sujet mais il semble que leur lecture ne nous livrerait pas le moyen de faire avancer le problème de la contestation prise en charge par la jeunesse.

La conclusion de tant d'écrits est inévitablement la même : la révolution a échoué, la bourgeoisie reprend espoir et poil de la bête. C'est à retardement que l'on jouit des émotions fortes et que l'on peut — sans risques — se donner l'apparence de la parfaite objectivité. L'art d'analyser, d'exposer, de circonscrire l'événement révolutionnaire est devenu la marque du journalisme : emphase et rhétorique ne sont pas mortes. C'est de l'édredon : on s'enfonce dedans jusqu'à en être étouffé. C'est pénible.

C'est cependant là, la manifestation la plus actuelle de l'intelligenzia. Comme il se doit, elle entend rester «au-dessus de la mêlée», à l'écart des «difficultés véritables qui, dit Alain, forment la pensée de n'importe qui». D'où l'on comprend que nos critiques — philosophes n'ont aucun droit de direction sur tous les esprits — n'importe qui formant la grande masse populaire.

On nous dira qu'il y a, malgré tout, la presse de droite et la presse de gauche. Mais, même en ajoutant la presse du milieu, il faut avoir le goût des détails pour déceler, dans tant d'écrits, des différences d'argumentation et de prise de position entre une presse et l'autre : nous sommes en pleine littérature.

Reste à faire l'Histoire.

Heureusement, il y a le peuple et la jeunesse. D'en haut, l'on pense que le peuple s'est assagi. Mais la jeunesse ! Tout le monde la redoute — avec raison — car personne ne sait exactement ce qu'elle veut.

A coup sûr elle veut ce qu'elle n'a pas : et en premier lieu se sentir participante d'une société qui n'est faite que pour l'adulte ayant acquis situation et prestige : celui qui consomme « achète bien », joue au tiercé et devient directeur de systèmes à rayonnement financiers, politiques ou culturels. Certains secteurs privilégiés de la classe ouvrière ne sont pas indifférents à un tel état de fait. Si bien que, vue de dehors, on avait tout lieu de croire à la stabilité des nations.

L'avenir de la jeunesse? Pour le bourgeois, i! ne semblait poser aucun problème si ce n'est celui de rendre le fils à papa apte à prendre la relève. Le système des bourses pompait les valeurs populaires à dose voulue pour assurer une complémentarité nécessaire à l'équilibre du Grand Système devenu l'internationale des monopoles, Les technocrates poussaient jusqu'à l'absurde et à l'exaspération cette sécurité organisée des biens de ce monde sous le règne du Grand Patronat.

Enfermé dans son monde, l'adulte n'a pas su voir que depuis longtemps déjà, son fils se détachait de lui, à seule fin de déserter d'abord, de partir vers la vie libre, sans souci de l'avenir : il s'évadait comme s'évade le prisonnier, Après? On verrait bien !

A une heure où une Université volcanique pose tant et tant de problèmes à tous les adultes du monde, enfoncés dans un conformisme petit-bourgeois, pervertis par une culture sans éthique, dominés par une science hallucinante, à l'heure décisive qui signe la fin du capitalisme, la génération qui s'en va, ignore les désirs de la génération qui monte. C'est un crime.

Car, quoi qu'on en dise, la jeunesse sait — avec une sorte de violence physique — ce qu'elle ne veut plus. Ce qu'elle ne veut plus, la jeunesse intellectuelle l'a écrit sur les murs. Et c'était un grand livre, dont les pages — effacées par les coups de balais les plus violents et les détersifs les plus décapants — resteront pourtant, comme le livre blanc le plus émouvant, le plus authentique de la jeunesse actuelle.

Il semblait opportun que les professeurs universitaires et les hauts responsables des destinées de l'Education Nationale, lisent, aphorismes après aphorismes, le livre ouvert d'une jeunesse ivre qui refusait tout dans un défi cruel, par simple légitime défense, sans savoir où sa révolte la conduirait.

A y regarder de près, cependant, les murs parlaient et, parmi les excès de langage, des vérités, toutes simples, primordiales, décisives, s'instauraient. Puis, il y eut les thèses élaborées à la suite des discussions et qui étaient le résultat de réflexions collectives d'un grand sérieux et qui prouvaient que cette jeunesse, en apparence simplement iconoclaste, savait penser son avenir. Ainsi les postulats de la commission de Censier « Nous sommes en marche. »
«Devenons des travailleurs pour que tous les travailleurs deviennent des privilégiés. »
« Nous sommes un « capital » immédiat et futur pour la société, et non une promesse de relève pour la classe dirigeante. » « Etudiants, cessez d'être des parasites même provisoires, futurs explorateurs et consommateurs privilégiés. Soyons des producteurs véritables de « biens », de services et de savoir. »
« L'étudiant est devenu le prolétaire de la bourgeoisie, l'ouvrier, le bourgeois du tiers-monde. »
« Si notre situation nous entraîne à la violence, c'est que la société tout entière nous fait violence. »
« Travailler, c'est réaliser sa vie par une activité nécessaire et libre. La division du travail, c'est l'échange et la solidarité humaine des services à travers des techniques maîtrisées. »
« Nous ne voulons être que de jeunes travailleurs. »
« Acceptez cette banalité :
L'ensemble des travailleurs ne peut consommer que ce que l'ensemble des travailleurs produit.
L'ensemble des travailleurs doit choisir ce qu'il veut consommer pour savoir ce qu'il veut produire.
»
« Nous voulons et exigeons que production et consommation soient contrôlées l'une par l'autre, et toutes deux par nous tous, travailleurs du monde entier, unis dans la même nécessité de vivre et de faire que cette nécessité ne soit pas aliénante. »
« Ne nous retranchons ni derrière nos revendications, ni derrière nos barricades. Attaquons ! »
« La révolution n'est pas un luxe, ni même un art. Elle est une nécessité quand tout autre moyen est impossible. »

Ce rôle premier du travail qui est, pour Freinet, le grand moteur de toute éducation, nous sommes heureux de le voir centrer la grande contestation fraternelle de la Jeunesse.
« La vraie fraternité, c'est la fraternité du travail. »
« Le travail n'est pas une chose qu'on explique et qu'on comprend, mais une réalité qui s'inscrit dans la vie des hommes. Nous devons l'y inscrire par l'action efficiente de notre éducation. »
« Sûre et solide dans ses fondations, mobile et souple dans son adaptation aux besoins individuels et sociaux, l'éducation trouvera son moteur essentiel dans le travail. » (1)

A cette heure décisive pour la jeunesse, où les actes nécessaires prennent le pas sur les explications et les combats des idées — au-delà de cette épidémie du verbalisme que nous sommes dans la nécessité de dénoncer — le travail, dans toute son ampleur, cimentera l'union de la jeunesse et son idéologie. Dans cette marche en avant, où celui qui réalise, crée, invente doit devenir pionnier de la chose nouvellement créée pour servir, pour favoriser la compréhension et la fraternité des hommes, notre jeunesse d'Ecole Moderne a un rôle immense à jouer.

C'est par le travail que s'établiront les contacts entre les universités et les écoles populaires ; c'est par le travail que notre rôle primaire sera revalorisé. Car on verra, en effet, à la faveur de nos créations que la pensée nouvelle naît, plus que jamais du travail, qu'elle se modèle et se nuance au rythme de ce travail dont elle vivifie les enseignements.

Si donc nous voulons que notre jeunesse devienne le foyer d'un élargissement de notre culture, nous lui donnerons, en tout désintéressement et en toute confiance les mêmes conseils qu'inlassablement prodigua Freinet au long de la vie.

Partez ! Allez de l'avant ! Accrochez-vous aux actes vrais dans les difficultés mêmes de la vie. C'est ainsi que vous rencontrerez ceux qui ne redoutent pas d'être dans les tumultes. Car c'est dans les tumultes que l'on agrandit ses dimensions et que s'élève « le chœur aux mille voix qui est le vrai chant des hommes. »

Ne mettez pas obstinément vos pas dans les pas de ceux qui vous précèdent. Ne croyez jamais qu'il y a une orthodoxie de la pédagogie Freinet car cette pédagogie est par essence ouverte comme la vie : aucun décret, aucune règle n'en a jamais précisé la forme et ralenti la marche. Nos militants le savent bien qui, maintenant, plus que jamais, vous donnent la voie libre pour que vous découvriez, à votre tour, « le sens organique du travail qui va bien au-delà des conseils, des explications, des justifications plus ou moins philosophiques » d'une pratique pédagogique que vous avez toute à découvrir.

Vous le savez, il n'y a pas chez nous de vedettes du savoir pédagogique, qui seraient là pour baliser votre route et vous montrer la voie royale. Mais il y a des praticiens émérites dont la pensée double la création, l'invention, l'œuvre fertile qui profitera à tous. C'est à eux que revient le rôle difficile de déceler dans vos chantiers l'action féconde qui fait avancer les choses.

Lisez et relisez Freinet qui, par tant d'écrits, a mis à votre portée non seulement les techniques éducatives, les pratiques pédagogiques d'une école résolument ouverte sur la nature et le peuple, mais encore cette sagesse des actes vrais qu'on appelle théorie, faute d'avoir à sa portée le vocable qui en dirait la familiarité, la simplicité et la grandeur. Essayez de découvrir dans cette œuvre — qui va sans cesse s'élargissant par l'armée des innombrables camarades — les pierres d'angle sur lesquelles monteront les édifices nouveaux qui seront votre œuvre, à vous, les jeunes.

Je ne puis mieux faire pour vous donner le feu vert que de vous transcrire les dernières lignes de l'Avant- propos de ce livre magistral qui, dans un avenir très proche bouleversera toute la psychologie morte d'un passé révolu.

« C'est pour susciter cette fraternité loyale du travail que ce livre a été écrit. Il nous reste l'espoir de le voir s'enrichir de la vaste expérience des chercheurs, de leurs découvertes personnelles et aussi de leurs critiques autorisées pour que se précisent peu à peu les lois sûres du comportement qui permettront de construire la pédagogie expérimentale et humaine dont nous avons ici réalisé l'ébauche. »

Elise FREINET

(1) C. Freinet, L'Education du Travail.