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Les étudiants et nous

Octobre 1968

Le mai des étudiants a fait et fera encore l'objet de très nombreuses études psychologiques, sociologiques, politiques, de sorte que les lecteurs de L'Educateur trouvent assez d'analyses de spécialistes pour que nous puissions nous limiter à quelques réflexions qui concernent tout particulièrement les affinités qui se sont révélées entre les idées de Freinet et celles que les étudiants ont exposées dans leurs réunions et placardées aux murs de la Sorbonne.

Une déclaration des droits des travailleurs

La dénomination commune aux étudiants, professeurs et ouvriers est celle à laquelle Freinet nous avait habitués : celle de travailleurs. A l'ancienne déclaration des droits du citoyen vient enfin faire suite une déclaration des droits des travailleurs, car le citoyen exploité ou chômeur est exclu en fait de la cité. Pourtant une déclaration reste vaine si nos structures n'évoluent pas, La notion de travailleurs et de travail demandait à être redéfinie. C'est l'objet d'un certain nombre de « thèses » affichées à la Sorbonne.

Thèse 1 : Il n'y a plus de problème étudiant. L'étudiant est une notion périmée. Nous sommes des privilégiés, non économiquement, mais parce que nous avons seuls le temps et la possibilité physique et matérielle de prendre conscience de notre état et de la société.

Thèse 4 : Nous sommes dorénavant des travailleurs comme les autres.
Nous sommes un « capital » immédiat et futur pour la société et non une promesse de relève pour la classe dirigeante.
Il faut former des animateurs de discussion capables de faciliter le processus de communication et de dia¬logue dans de multiples petits groupes de discussion.
Demander aux hommes de faire du jour au lendemain ce qu'on s'est bien gardé de leur apprendre jusqu'à présent est une preuve d'insuffisance de réflexion critique.

Thèse 14 : Travailler c'est réaliser sa vie par une activité nécessaire et libre, La division du travail c'est l'échange et la solidarité humaine à travers des techniques maîtrisées. Cette dernière thèse en particulier, rejoint directement l'idée constamment évoquée par Freinet concernant le rôle des techniques dans l'éducation. La maîtrise de techniques, dans chaque discipline, rend l'enfant capable de s'approprier les connaissances bien plus solidement et bien plus durablement que l'assimilation passive des leçons magistrales. En faisant de tout enseigné un enseignant, les étudiants apportent à l'immense besoin en éducation la seule réponse quantitative et qualitative raisonnable.
Trois articles de la déclaration des droits des travailleurs nous intéressent, à ce titre, au premier chef :

Art. Ier : Tout détenteur d'un savoir- faire-culture est tenu de rendre en tant qu'individu ce qu'il a reçu à titre de privilège de la société.

Article 2 ; L'éducation est décrétée à partir de ce jour, permanente, gratuite, obligatoire à tout âge.

Article 11 : Plus aucun examen n'est nécessaire : le contrôle des connaissances est permanent grâce à l'encadrement massif se substituant à l'enseignement magistral et didactique, ceci à tous les niveaux. Plus aucun censeur ni inspecteur n'est nécessaire, le contrôle étant permanent de la base au sommet.

Un gigantesque stage d'Ecole Moderne

Les étudiants ne se sont pas contentés de discuter longuement et avec passion d'idées qui nous sont chères. Ils ont également apporté la preuve qu'ils savaient immédiatement en faire l'application.
On a lu dans la presse leur persévérance à discuter leurs propositions dans la rue, aux portes des usines, à l'Odéon et ceci de jour et de nuit. Ce qu'on connaît moins c'est leurs capacités à prendre en charge les multiples problèmes pratiques :
— la discussion et la mise au point en commun de textes difficiles concernant la gestion de l'université et l'organisation pédagogique de leurs études
— l'impression de feuilles d'information, de revues, d'affiches
— l'organisation de garderies pour les enfants des étudiants et des professeurs, avec des ateliers de peinture libre dont les productions venaient en contraste de la mélancolie anachronique des fresques de Puvis de Chavannes
— la mise en place de tous les services nécessaires à une vie commune : points de ravitaillement, de soins, d'entraide.

Tous les camarades d'école moderne qui ont pu se rendre sur les lieux ont vu autre chose que le « folklore » qui étonnait ou scandalisait la presse : une détermination à modifier la société sans autre secours que celui de la parole et de la résistance à la peur.

L'école n'est pas restée à l'écart A la Sorbonne, mais plus fréquemment à l'Institut Pédagogique, ouvert jour et nuit par un comité de grève comprenant des étudiants, des enseignants et des représentants du personnel, les discussions entre étudiants et enseignants ont été incessantes. Elles ont porté essentiellement sur la liberté pédagogique des maîtres, l'organisation de leur service pour y inclure le recyclage, la nécessité de briser les entraves d'un fonctionnarisme empêchant le regroupement de maîtres volontaires pour un travail commun. Dans les écoles de nos camarades, à Choisy, à Montreuil, dans le 9e arrondissement, de véritables assises se sont tenues avec sous-commissions, rencontres avec parents, visites d'usine même. Tout cet élan et ce travail méritent d'être évoqués et fixés. Les prochains numéros de notre revue en rendront compte.