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Le tâtonnement expérimental processus universel d'apprentissage (2)

Dans :  Principes pédagogiques › Techniques pédagogiques › 
Octobre 1968

Ce sont les universitaires qui forment les primaires et c'est bien dommage. Ignorant tout du métier de l'instituteur, comment le professeur pourrait-il enseigner ce métier? Peut-il faire autre chose que d'alourdir un peu plus le poids des connaissances dont il charge son élève, d'en élargir l'éventail, d'en hiérarchiser les valeurs et en un mot d'accentuer la confusion dangereuse, dénoncée depuis des siècles par les grands maîtres de la pédagogie, entre instruction et éducation ?

Or, chacun le sait, le métier s'apprend sur le chantier ; là où se livrent les difficultés à vaincre. C'est certainement, en toute connaissance de cause, que de toujours, les Compagnons ont prescrit les règles d'or de leur métier, devenu noble par l'efficience pratique et le rayonnement moral de celui qui le pratiquait. Mais qui aurait la mauvaise plaisanterie de faire d'un professeur en chaire un fraternel compagnon? Voyez les difficultés de la mise en place des commissions professeurs-étudiants et vous comprendrez facilement qu'une hiérarchie si péniblement gagnée n'est pas proche du sacrifice. Et pourtant que de temps gagné, que de raisons nouvelles de culture rendrait favorables la loyale rencontre du Maître et de l'apprenti clans le travail collectif ! Toujours, il nous faut buter sur les mêmes problèmes de la formation des maîtres se faisant, hélas !, sans le secours d'une pédagogie aussi nécessaire à celui qui enseigne, qu'à celui qui est enseigné. La pratique, heureusement, remet les choses en place : c'est sur le tas, dans l'affrontement des obstacles que joue la grande loi instinctive du tâtonnement expérimental qui, par touches, retouches, ébauches, ajustements, nous conduit vers des mises au point de plus en plus parfaites. 

Aussi surprenant que cela puisse paraitre, il faut avoir vécu, pas à pas, les avantages de l'empirisme pour pouvoir accéder à l'ouverture scientifique qui en est le couronnement. Nous aurons à revenir à ce jeu des antagonismes qui, dans les périodes d'empirisme, nous font découvrir la plus impérieuse des logiques et la plus naturelle et la plus sereine des philosophies.

Pour commencer il faut — ça tombe sous le sens — partir des faits les plus simples, sous l'angle de cette logique élémentaire du bon sens que Freinet nous a offerte comme une clé à mille usages, ouvrant toutes les portes ; il va de soi que tout métier nécessite apprentissage. C'est la loi du monde. Toute psychologie commence avec l'apprentissage et d'abord avec l'apprentissage de l'acte de vivre du nouveau-né.

Ces raisons simples et familières, consignées par Freinet dans son Essai de Psychologie sensible, nous font comprendre la nécessité d'une pédagogie qui doit être d'abord, une pédagogie de l'apprentissage.

« Si l'apprentissage est mal conçu; si ceux qui savent ne parviennent pas à livrer les secrets de leurs connaissances ; si les nouveaux venus ne peuvent s'approprier l'héritage, il se produit comme des hiatus et des pannes retardateurs dans la marche en avant.

Dans la mesure, en effet, où nous ne possédons pas de théorie valable de l'apprentissage, il reste aux intéressés, la seule possibilité de se débrouiller eux-mêmes, selon leurs possibilités personnelles ou au hasard des tours de main appris empiriquement. Seuls, quelques individus exceptionnels sont capables d'aborder en artistes, le problème d'enseigner, Le départ de toute pédagogie systématique devrait être une psychologie de l'apprentissage. Mais la psychologie de l'apprentissage n'en est encore qu'à ses premiers pas.

C'est le paradoxe auquel nous avons dû nous-mêmes chercher une solution : les éducateurs sont les seuls, parmi les travailleurs, à œuvrer sans méthode éprouvée d'apprentissage. Du moins, les méthodes employées jusqu'à ce jour, se sont révélées, à l'usage, totalement inefficientes. Pour nous sortir de cette ère de l'artisanat qui ne procède que par tradition et tours de mains, nous avons dû, nous-mêmes, chercher expérimentalement une technique d'apprentissage qui nous permette un meilleur travail et nous donne en même temps sécurité morale et intellectuelle. C'est cette technique, basée sur les méthodes naturelles par tâtonnement expérimental dont nous avons fait l'assise de notre œuvre psycho-pédagogique. » (1)

C'est toute l'œuvre de Freinet qui est ici posée dans la grande simplicité de ses sources les plus humbles, de ses méthodes les plus naturelles, de ses buts d'éducation totale.

Mais parler de simplicité face à la complexité inouïe de la vie, face à la masse de connaissances dispensées par les professeurs spécialistes du savoir, c'est aller inévitablement au- devant des sévères critiques prodiguées à l'envi contre les tares de l'ignorance, de la naïveté, du simplicisme.

Mais qui peut dire que la voie de la simplicité n'est pas la voie habituelle du véritable penseur (qui n'a rien à voir avec le penseur de profession) qui toujours pressent les synthèses avant que de les inventorier? Qui peut dire que l'économie de moyens n'est pas le grand principe de la vie puisque chaque créature ne possède pas plus d'organes qu'elle n'en a besoin pour vivre et qu'elle ne consomme jamais que ce qu'il lui faut d'énergie vitale? Puisque le comportement des êtres vivants est essentiellement simple dès la naissance et que chaque organisme s'en tire dans la réalité d'un milieu favorable à l'espèce? Qui peut dire que l'invention n'est pas une aptitude et une fonction de l'homo faber? L'histoire des inventions humaines ferait peut-être la démonstration de la simplicité des prémices qui ont présidé à l’éclosion de techniques nouvelles qui, tout à coup, s'improvisent avec la naïveté et l'évidence de l'œuf de Colomb? Simplement, il fallait y penser.

Quoi qu'il en soit, nous constatons qu'il est simple de vivre : de l'infusoire à l'éléphant, toutes les créatures s'en tirent. La science, heureusement, ne peut rien là contre :

« En se reproduisant sans compter, la vie se cuirasse contre les mauvais coups. Elle accroît ses chances de survivre. Et en même temps, elle multiplie ses chances d'avancer. (Comment?)

Par la technique fondamentale du tâtonnement, cette arme spécifique et invincible de toute multitude en expansion. Le tâtonnement où se combinent si curieusement la fantaisie aveugle des grands nombres et l'orientation précise d'un but poursuivi. » (2)

Nous voilà revenus là où Freinet prend les choses, en ramenant l'immense fonction du tâtonnement aux dimensions de l'individu, en l'incluant dans la vaste expérience éducative.

« A l'origine, l'homme porte en lui un potentiel de vie, tout comme les êtres vivants échelonnés dans la hiérarchie zoologique, tout comme le grain de blé ou la plus infime semence, et ce potentiel de vie anime la créature d'un invincible élan, la lance en avant vers la réalisation de sa destinée,

... Cette recherche tenace des éléments de vie, cette lutte permanente et spontanée contre les obstacles qui s'opposent à la croissance et à la montée, ne se fait pas au hasard, mais dans une recherche permanente d'équilibre tour à tour rompu et retrouvé qui est la démarche même de la vie. » (3)

Ainsi, tout organisme apparaît comme un système auto-régulateur et auto-gouverneur qui trouve, en lui-même, les moyens de vivre, d'accomplir son cycle vital par des réflexes, des actes de communication et de contrôle qui garantissent son unité et la portent à un maximum de puissance exigée par la continuation de l'être et de l'espèce.

C'est en restant très attentifs aux mécanismes des organismes vivants, systèmes parfaits auto-gouvernés que la cybernétique a ouvert des horizons nouveaux à la psychologie désormais arrachée à l'entité de l'âme. L'on peut espérer, par cette voie, qui est la plus évoluée des créations humaines, voir un jour la psychologie se rapprocher des sciences exactes et expérimentales et ouvrir enfin des routes vierges que les esprits audacieux sauront explorer. Des perspectives immenses s'offrent aux penseurs-praticiens qui sauront entreprendre cette exploration.

« Derrière le beau joujou qu'est la tortue artificielle de Gray-Walter, écrit Pierre de Latil (4), il y a toute une nouvelle science qui nous apporte la promesse de la plus grande révolution philosophique autant que scientifique. Oui, la plus grande. Si l'autre révolution a fait exploser la Bombe, la cybernétique explose, elle-même.., elle ouvre un domaine où la science exacte s'unit à la philosophie, où la métaphysique devient logique. »

Devant des perspectives aussi bouleversantes dans lesquelles notre culture primaire n'aura jamais accès, nous avons cependant la quasi certitude que Freinet, praticien anonyme de la base, resté si merveilleusement à l'écoute de la vie, a trouvé de son côté, à son niveau, les lois élémentaires de la cybernétique vivante. Si la mathématisation des faits humains nous est pour l'instant interdite, du moins nous pouvons aborder l'étude des organismes vivants dans leur comportement, avec les méthodes les plus élémentaires des sciences exactes pour lesquelles la biologie, la psychologie comparée, la physiologie, peuvent nous apporter leur aide.

Les vertus du Feed-Back qui conditionne les machines auto-gouvernées restent encore bien au-dessous des vertus du tâtonnement expérimental qui quantitativement et qualitativement porte la vie à sa perfection organique et à l'invention, phase ultime de sa conquête.

Nous disons, bien sûr, Freinet a trouvé les lois de la cybernétique vivante et non pas a inventé : on ne peut trouver que ce qui déjà existe. Le bon sens populaire qui n'est que la sagesse et la logique de l'expérience quotidienne a cent façons d'exprimer avec les nuances qu'il mérite, le tâtonnement des mille apprentissages qu'exige la vie de chaque jour et la personnalité qui la domine. C'est à ce départ que commence le destin de l'individu :

« Il reste au cœur de l'homme trop de besoins encore insatisfaits —peut être plus insatisfaits que jamais — et cette insatisfaction est en mesure de susciter des réactions devant lesquelles les farces les plus spectaculaires doivent à la longue s'incliner : le scientisme a fait faillite même si on lui doit le machinisme contemporain,,.

...Le problème du devenir de l'homme — et donc la préparation de son devenir — est tout entier à reprendre. C'est toute une mécanique à reconsidérer. Il ne suffit plus que nous étudiions séparément, chacun à notre stade, les pièces de cette mécanique. Il nous faut surtout trouver ou retrouver, entretenir et renforcer le moteur ou les moteurs qui la mettront en action, car c'est dans cette action seule que se rodent et se précisent les éléments qui n'ont de signification et n'ont de valeur qu'en fonction de la vie.

Nous reconnaissons bien volontiers qu'une telle technique de travail n'est pas reposante, au sens où on l'entend communément. Nous risquons d'entrouvrir bien des portes que nous n'aurons pas toujours le temps de franchir et nos études ne seront pas toujours menées, comme nous le voudrions, à leur terme scientifique. Peut-être. Mais l'essentiel n'est-il pas que nous puissions avancer dans la science de l'homme, en évitant les erreurs et les impasses où une fausse science nous a trop souvent engagés.

Nous touchons là à un des aspects du problème que nous trouvons sans cesse au carrefour de nos études : ce sont les techniques de vie qu'il nous faut revoir et aménager. Il nous faut rétablir l'unité dans notre culture et ne pas aborder le problème scolaire des acquisitions, de l'intelligence et de la science sous un angle qui n'a jamais cours dans notre propre vie.

Et nous rejoignons alors notre processus de tâtonnement expérimental sensible appliqué à l'éducation. Ce tâtonnement n'est nullement, comme on pourrait le croire, une création théorique de notre esprit non conformiste. Il est la technique habituelle, générale et de toujours, des divers aspects du comportement des êtres. » (5)

(à suivre)

E. FRËINET

1. C. Freinet : Le Tâtonnement Expérimental (Documents).

2. Teilhard de Chardin : Le phénomène humain, p. 116.

3. C. Freinet : Essai de pyschologie sensible.

4. Pierre de Latil: La pensée artificielle, p. 13, Gallimard.

5. C. Freinet: A la recherche des Techniques de Vie, Techniques de Vie, avril 1960.