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Nos relations avec l'administration

Dans :  l'Education Nationale › 
Novembre 1968

« Il est des moments dans la vie des hommes — et dans celle des organisations — où certaines prises de positions sont indispensables si l'on veut continuer un chemin efficace de loyauté et de droiture.» (1)

Indiscutablement, mai 1968 — qu'aucune force de ce pays ne saurait effacer — fait une obligation, à chacun de nous et à notre mouvement, de nous affirmer face aux courants de pensée de la masse enseignante, des masses travailleuses, du régime capitaliste et de sa culture. Nous avons à maintes reprises indiqué déjà notre position d'éducateurs du peuple dans le vaste complexe social et politique, mais tout spécialement nous voudrions préciser notre position vis-à-vis de l'administration en général et des inspecteurs en particulier.

Chacun de nos militants sait — par le fait même qu'il est éducateur et militant — que sa position ne saurait être différente de celle de toujours, de celle que Freinet précisait dans un article de 1946, dont un passage est donné en leader à ce numéro de notre toujours vaillant Educateur.

Il nous faut redire encore, au préalable, qu'aucun mouvement n'est aussi ouvert que le nôtre à toutes les bonnes volontés qui, sous les idéologies les plus diverses, concourent au même but : la rénovation de l'Ecole du Peuple. A l'encontre de la plupart des organisations que nous critiquons quelquefois, nous ne sommes pas soumis à des mots d'ordre venus du sommet ; mais au contraire, c'est toujours à la base, dans l'expérience vive, que nous accordons nos actions collectives ; pour que, d'abord, les problèmes posés dans la pratique scolaire et sociale trouvent solution ; pour que se raffermisse l'unité organique et l'unité morale de notre mouvement,

La preuve de cet état de fait est que, de plus en plus nous allons vers la décentralisation, pour puiser sans cesse nos mots d'ordre d'action dans les exigences de la vie enseignante et sociale ; alors que, au contraire, plus que jamais, les chefs sans troupes ne cessent de claironner théories et mots d'ordre que personne ne suit, car ce n'est pas seulement avec des théories et des mots d'ordre que l'on fait avancer les choses.

Nous sommes, nous, dans un secteur où les choses avancent ; car nous avons les moyens de les faire avancer puisque nous avons en mains outils et techniques devenus scientifiquement rentables ; dont l'efficience et la valeur donnent la mesure d'une pédagogie de l'action et du travail qui ne peut plus être suspectée, puisqu'au long des décennies et auprès de dizaines de milliers d'éducateurs, elle a donné sa mesure. Une mesure qui ne sera jamais exhaustive mais toujours perfectible et amplifiée à l'image même de la vie qu'elle sert. La conquête courageuse et lucide d'une telle pédagogie nous a donné plus encore qu'une manière d'enseigner : une conscience de classe, de solides disciplines intellectuelles, sobres, strictes, éloignées des paraphrases boursouflées qui servent d'emballage aux idées creuses des clercs, se plaçant prétentieusement au-dessus de tout pragmatisme.

Depuis toujours, Freinet a dit et redit ces vérités qu'aujourd'hui plus que jamais il faut proclamer ; car elles font partie de notre patrimoine militant et culturel et qu'elles signent la valeur, pour nous primordiale, de notre indépendance.

Nous le savons, plus que tous autres enseignants ayant gardé leurs illusions réformistes : il ne s'agit plus désormais de « perfectionner » l'enseignement, mais de le changer de fond en comble ; de le rendre combattant en-lui redonnant cette offensive sociale et culturelle qu'exige la société socialiste que nous rêvons et à laquelle, dès à présent nous devons préparer l'adaptation de l'école d'aujourd'hui.

« Nous n'avons d'ailleurs pas la prétention de détenir le monopole de cette adaptation ni de fixer prématurément les formes d'une vie scolaire dont le dynamisme est la grande loi pédagogique. » (2)

Nous prenons simplement nos responsabilités par rapport à ce qui a été réalisé par la Pédagogie Freinet que l'actualité semble promouvoir à être une pédagogie de masse. Nous avons pris conscience que nos organismes de travail, nos groupes de la base et ceux hiérarchisés dans le perfectionnement incessant de notre pédagogie, ont créé des noyaux de stabilité, des forces créatrices, des courants de pensée appelant des recrues jeunes et enthousiastes. Et qu'ainsi est mise en marche une dynamique d'action qui déjà, fait pressentir une humanité de plus grande vérité qui réhabilitera l'homme et tous ses pouvoirs.

C'est parce que nous sommes habités par cet optimisme qui doit être la vertu première de l'éducateur, que nous ne pouvons plus, à aucun prix, faire machine-en-arrière, car ce qui a été gagné contre vents et marées ne saurait être perdu.

A ce niveau d'exigences, nous faisons face — et aussi, souvent, nous faisons front — à une administration qui, bien que rétrograde, entend conserver ses anciennes prérogatives d'autorité et de traditionalisme vaguement camouflées en rénovations à la mode du jour, et pour lesquelles elle pense sans doute que nous consentirions à jouer les bons apôtres...

Non, nous nous sommes mobilisés non pour entretenir un confusionisme qui prendrait à nouveau les formes mêmes d'une culture que nous récusons, mais pour faire surgir, dans la situation scolaire, des antagonismes de besoins, d'idées, d'actions qui doivent inévitablement s'opposer à la stabilité illusoire d'une école que des administrateurs, précautionneusement restés sur l'expectative en mai 68, tenteraient aujourd'hui de rétablir sous la fallacieuse autorité hiérarchique.

Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, que nous devions bouder les sous-commissions d'étude et de recherche proposées par les récentes conférences pédagogiques. Mais qu'au contraire, forts de notre acquis, nous devons en devenir les animateurs. Pour resituer sans cesse les problèmes pédagogiques dans ce pragmatisme qui a assuré notre avance historique ; qui ne peut être démonstratif, convaincant, enthousiasmant que par l'excellence d'une pédagogie qui a l'ampleur de l'expérience scientifique et qui répond aux aspirations du peuple.

Il va de soi que nous ne pouvons travailler dans de telles commissions que dans la mesure où notre expérience peut y porter ses fruits j dans la mesure aussi où nous y rencontrons la masse des instituteurs que nous voulons rassurer, aider et convaincre ; dans la mesure encore où nous y trouverons la sympathie et la compréhension des inspecteurs qui ont pris conscience de leurs responsabilités dans le drame éducatif qui, en menaçant l'avenir de l'école populaire, menace du même coup leur autorité hiérarchique et humaine.

De deux choses l'une :

— ou les inspecteurs ont compris que le seul remède au chaos est d'entrer résolument dans une pratique pédagogique qui apporte des solutions valables aux problèmes les plus brûlants et ils ne peuvent donc qu'encourager et aider les praticiens du rang qui les ont devancés ;

— ou ils ne sont pas encore dégagés des notions fausses de hiérarchie administrative et de pédagogie traditionnelle, verbale, et tentent de se maintenir sur les tréteaux en jonglant avec une autorité dont ils ne sont plus dignes et dans ce cas ils ne peuvent que préparer non la collaboration mais le conflit inévitable.

Nos camarades, à la base, savent d'ailleurs d'emblée, faire le point de la situation : avec ou sans les inspecteurs ils continuent leur militantisme d'entraide pédagogique, soit dans les sous-commissions créées dans la collaboration loyale des chefs et des enseignants, soit dans des commissions — qui ne sont pas sous-commissions mais commissions franches et nettes — créées hors de l'administration, dans le "Vaste chantier de l'école populaire au travail.

De nombreux témoignages nous arrivent, de décisions prises spontanément sur le tas : à l'instant où la conférence ex-cathedra finie, l'auditoire doit opter ou pour les fausses sous-commissions mises en place pour continuer l'éternel blablabla des discussions oiseuses, ou pour de réelles commissions de travail, extérieures au circuit administratif et pour lesquelles nos classes modernes servent de lieu de travail effectif et de discussions justifiées. Là, toute démonstration se raccorde à des techniques, à des actes, à des résultats patents ou à des erreurs possibles qui font partie d'un complexe de rénovation pédagogique. Les instituteurs qui, déjà, ont fait le pas décisif puisqu'ils viennent vers nous, découvrent progressivement que par les techniques Freinet, l'on se situe d'emblée, bien au-delà de cette trouvaille de vocabulaire appelée pompeusement « discipline d'éveil » pour masquer l'impuissance à aller au-delà, au cœur même d'une compréhension qui exige la certitude parce qu'elle ne triche pas avec la vie mais au contraire, la sert.

Nous disons ; « C'est la masse des instituteurs que nous devons, aujourd'hui, mobiliser pour notre essentiel combat, en préparant soigneusement les têtes de ponts principales, en jetant sur le fossé les passerelles qui permettront aux timides eux-mêmes de rejoindre sans plus tarder le gros des troupes de la nouvelle éducation populaire. » (3)

Mais ceci étant et vu l'immobilisme et l'indécision des sphères enseignantes à tous les degrés, il est un droit que tout praticien instructeur ou en recyclage doit obtenir : c'est le droit à la reconnaissance légale de son travail pédagogique de recyclage. De l'intégration des heures qu'exige son recyclage aux horaires administratifs. De l'octroi légal de journées de stage indispensables à ce recyclage. D'une indemnité de recyclage — légalement octroyée au niveau des Facultés, des Universités, des entreprises — pour tout instituteur désireux d'appliquer dans sa classe les instructions ministérielles en faveur de la réforme de l'Enseignement,

En liaison avec les syndicats, à la base et au sommet, unis à la grande masse des travailleurs de l'Enseignement, nous revendiquerons inlassablement ces droits indispensables à l'exercice d'une fonction dont dépend une étape décisive dans l'évolution de l'école publique : la modernisation.

En ce qui nous concerne, nous ne nous faisons aucune illusion sur l'aide que nous pouvons attendre d'administrateurs qui, ayant perdu toute autorité et tout prestige pédagogiques trouveraient fort commode de profiter de notre avance et de notre influence. Dans un domaine qui, administrativement est le leur et dans une science banqueroutière qu'ils ont préparée de longue date, nous n'apporterons pas les bouées de sauvetage susceptibles de minimiser le naufrage. Si nos camarades savent s'imposer travail supplémentaire, sacrifices et parfois héroïques combats pour faire triompher leur idéal, ils n'accepteront jamais que leur militantisme généreux supplée à l'incapacité et à l'irresponsabilité d'une Education Nationale, indifférente à l'école du peuple, parce qu'asservie aux ordres d'un régime d'exploitation des masses populaires.

C'est parce que nos praticiens, sans cesse harcelés par les exigences de l'action militante, presque toujours contrés par des chefs qui, loin de les aider, s'emploient à leur mettre sans cesse des bâtons dans les roues, sont conscients de ces réalités que va s'instaurant, un procès que chaque praticien a le droit d'instruire. Nous établirons au grand jour le Livre Blanc de nos misères, de nos impuissances à faire honorablement, dignement, humainement, notre noble métier d'éducateurs. Nous ferons la preuve que tous les malheurs qui incombent à l'école publique sont la conséquence d'un système administratif tout entier soumis à l'hypocrisie de la fausse démocratie, de la fausse culture, de la fausse science, et à la mystique de la fausse autorité.

Nous ne disons pas que le rôle des inspecteurs sera désormais facile ! Les voilà pris entre deux feux, dans une situation asses bouffonne car, à la base comme au sommet, on leur claironne les prescriptions immédiates d'une réforme qui — des ordres d'en haut, au vigoureux militantisme d'en bas — doit prendre forme coûte que coûte. Vont-ils désobéir aux directives ministérielles eux qui n'ont de sécurité qu'en regard du Ministre qui peut les couvrir?

Vont-ils répondre à la voix des subordonnés vigilants qui peu à peu entraînent les résistances de leurs collègues, eux qui n'ont tenu leur autorité que de l'illusoire hiérarchie administrative?

Ici, plus encore qu'ailleurs, tout dépend de la valeur de l'homme. Sera digne de sa fonction, l'administrateur qui rejettera le personnage métaphysique du clerc pour prendre contact avec les réalités les plus humbles de l'école populaire, avec les actes les plus efficaces des maîtres, avec le flot des enseignants soucieux de reconsidérer leur enseignement, avec les parents inquiets de l'avenir de leurs enfants.

En ce qui nous concerne, chaque fois que des rapports humains pourront s'établir entre administrateurs et administrés, nous faciliterons toujours les contacts de réel travail, d'entraide souhaitable pour la réadaptation de l'école publique et de ses maîtres à une forme nouvelle d'humanité et de savoir. Forts de notre expérience, nous ferons la preuve que notre pédagogie exige un style d'inspection qui doit rompre définitivement avec l'inspection-couperet du « patron » faisant irruption dans la classe comme le policier surprend le gang des voleurs. Nous ferons à l'usage des instituteurs un memento dans lequel seront consignées les notions essentielles des instructions ministérielles ; pour imposer une modernisation de l'inspection ; pour lutter pied à pied, sur les lieux mêmes de notre travail, contre le retour à la scolastique et à l'autoritarisme ; pour une synthèse nouvelle de travail qui donne la priorité à celui qui fait et non à celui qui démolit.

C'est parce que nos camarades vivent chaque jour les difficultés qui résultent des obstacles administratifs, qu'ils savent prendre résolument leurs responsabilités face à l'immobilisme ou à l'opposition d'administrateurs maintenus par erreur en place, dans une période de grand branle-bas de rénovation. Nous ferons désormais, régulièrement dans notre Educateur, le point des innovations venues de la base et qui souvent n'ont pu sortir de l'impasse qu'en enfonçant le mur. Nous dirons comment ils peuvent faire face et répondre à la grande quête de leurs collègues traditionnels désireux à leur tour de faire du neuf. Comment surtout, ils ont donné aux jeunes les moyens de démarrer en prise, pour que déjà dans l'actualité se prépare la relève.

L'administration va-t-elle nous refuser ce droit d'accueil en prétextant des règlements vétustes, des considérations de mandarinat plus ou moins agressif, des risques à courir auprès de notoriétés locales, bref, de tous ces arguments qui signent à l'habitude la capitulation inévitable?

C'est possible dans certains fiefs où se retranche farouchement le byzantinisme des fausses valeurs. C'est moins certain dans d'autres régions socialement plus ouvertes à la démocratie sociale et politique.

Quoi qu'il en soit, une chose est certaine : historiquement, l'administration ne peut jouer son rôle qu'en s'associant aux grands élans populaires qui sont les signes avant-coureurs de l'effondrement d'un régime et de l'apparition d'un autre monde. Avec ou sans les inspecteurs nous irons de l'avant. Intégrés toujours à la complexité sociale, nous ne cesserons de convaincre nos collègues et les parents d'élèves de l'efficacité de notre métier d'éducateur revalorisé par la totalité de notre pédagogie. De les convaincre, non par des mots, mais par l'évidence d'un progrès qui, à lui seul ouvre les voies salutaires d'un changement profond de la société tout entière. Nous mettrons dans notre militantisme toute notre foi, notre ardeur, mais aussi une totale humilité, persuadés que nous sommes, que ce qui compte est toujours au-delà de ce qui est fait ; que ce que nous avons fait est à la portée de tout le monde et que d'autres inévitablement, feront mieux et iront plus loin que nous n'avons pu le faire.

Car « la pédagogie est plus simple que ne voudraient nous le faire croire les littérateurs. Ce sont le verbiage et la spéculation qui compliquent et embrouillent. C'est par l'action toujours que s'éclaire l'esprit et qu'apparaît, dans sa lumineuse nécessité, plus intuitive peut-être que scientifique, mais sensible, simple, a la portes de tout le monde, la pensée nouvelle que poursuivent en vain les théoriciens.

Nous rejoindrons d'ailleurs un jour les théoriciens restés à l'écoute de la vie, mais par la voie matérielle et sensible plus que par ta voie spéculative. Et nous aurons alors, derrière nous, la grande masse des éducateurs qui comprendront enfin et qui surtout, seront en mesure de réaliser ce qu'ils auront senti et compris, d'améliorer le tracé et la contexture des pistes pour en faire des chemins sûrs où pourront s'engager, avec confiance, les bons ouvriers de l'avenir, » (4)

Elise FREINET

(1) C, Freinet : Educateur, 15 février 1946.
(2) C, Freinet : L'Ecole Moderne française, p, 11.
(3) C. Freinet : L'Ecole Moderne française.
(4) C, Freinet : L'Educateur Prolétarien,