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Le tâtonnement expérimental processus universel d'apprentissage (suite)- De l’instinct à l'intelligence

Dans :  Principes pédagogiques › 
Avril 1969

Tout au début de son Essai de Psychologie Sensible, Freinet pose une pièce essentielle de son monument : l’instinct. Avant toute expérience personnelle, l'instinct est. La supériorité la plus décisive des êtres vivants sur les êtres artificiels c'est que, dès le départ, leur chaîne de feedback est mise en place : la machinerie humaine ou animale se met en route avec le dernier acte de naissance qui est aussi le premier acte de vie individuelle dans un milieu donné. C'est la cybernétique la plus perfectionnée qui, par d'infinis systèmes de systèmes de rétroaction organisés, hiérarchisés, va de l'avant par ses propres moyens. Tout se passe comme si cette machinerie extraordinaire savait d'elle-même corriger ses écarts par le choix d'énergies spécifiques les plus sélectives, permettant d'emblée l'adaptation aux circonstances contingentes, de façon que l'équilibre soit sans cesse rétabli et le potentiel vital suffisant ou exalté.

L'animal le plus primitif sait ce qu'il doit faire et il le fait, comme le fait la cellule dans les tissus.

Pouvoirs infinis de l'instinct sur lequel les connaissances ne cessent de s'accumuler et de se contredire ! A tel point que l'on se demande si vraiment l'instinct ne serait pas quelque illusion romantique dont ont abusé les tenants d'une psychologie comparée marchant dans le sillage de J.H. Fabre, littérateur de l'empirisme.

Voire :

«Le chalicodome des murailles est une abeille solitaire, c'est-à-dire une abeille qui ne constitue pas de société mais dont la femelle fécondée fait un nid, dans lequel s'élèveront tout seuls de jeunes individus des deux sexes qu'elle ne connaîtra même pas, C'est une abeille maçonne. Quand arrive l'époque de la nidification, elle construit une cellule avec de la boue ; elle y entasse un mélange de miel et de pollen, dépose un œuf à la surface, pose un couvercle d'argile, puis, bâtit à côté de cette première loge, plusieurs cellules semblables, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé le contenu de ses ovaires.

L'instinct de nidification comporte donc chez cet insecte un certain nombre de cycles complets : construction, approvisionnement, ponte, fermeture.

C'est une activité relativement complexe qui présente un caractère d'utilité et de finalité incontestable. Tous les chalicodomes indistinctement se conduisent ainsi depuis le moment où ils éprouvent le besoin de pondre pour la première fois, jusqu'à ce qu'ils aient déposé tous leurs œufs... Tout cela relève d'une propriété essentiellement spécifique au même titre que la physiologie générale, la composition chimique des humeurs, la forme du corps et la structure des organes. » (1)

On peut faire confiance à l'instinct, à celui qui est, au départ, sans compromission, sans dégradation, celui qui instaure d'emblée ses propres démarches dépendantes de la technique fondamentale du Tâtonnement Expérimental.

Si vastes sont les problèmes qui se posent à l'esprit du chercheur devant cette évidence cosmique de l'instinct, eu égard à sa spécificité, à sa montée irréversible, non seulement quantitative mais qualitative et par sa finalité, que facilement on s'égare dans des voies sans issues. Une chose est certaine : la vie monte pour s'épanouir et se perpétuer. C'est dans cette ampleur qu'il faut prendre le problème et c'est dans toute cette ampleur que, dans un raccourci de moyens et de vocabulaire, Freinet aborde l'instinct et le situe à la place primordiale qu'il a dans la vie des espèces et des êtres : l'instinct c'est une technique de vie ; celle qui a servi dans les antécédents de la lignée sert de même pour l'humble trajectoire de l'individu : le système de feedback est le même autant que restera le même le milieu privilégié de l'espèce — autant que sera maintenu le potentiel de vie ; alors la vie montera régulièrement «sans heurts graves, sans détours, avec sa charge de puissance, rechargeant à son tour la vie d'enfants nouveaux partant à leur tour à l'assaut de la vie. »

…« Tout être possède une technique de vie dont la différenciation est une des caractéristiques de l'espèce, et sans laquelle il ne pourrait ni vivre, ni se défendre, ni se reproduire ; sans laquelle s'éteindrait cette étincelle obstinée, cet élan tenace qui le pousse en avant, dans le sens de la réalisation de son cycle de vie.

Cette technique de vie résulte de l'expérience et de l’adaptation de centaines, de milliers, de millions de générations. Là où l'individu a été incapable de réagir avec succès, il a disparu et l'incident se répétant à vaste échelle, la race vaincue s'est éteinte. Toute race actuellement vivante possède une technique de vie qui a fait ses preuves et qui, tant que les circonstances ne varient pas dangereusement, assure la perpétuité de l'espèce.

Cette technique de vie, c'est l'instinct qui n'est que la traduction, pour ainsi dire physiologique de la longue expérience des générations antérieures... une longue expérience répétée pendant des millénaires par les ancêtres a inscrit ses enseignements dans le fonctionnement même des êtres.

...La supériorité de l'instinct c'est justement sa sûreté, son invariabilité, le fait qu'il est inscrit dans notre comportement et qu'il n'a pas à être appris ni enseigné. Il fait partie intégrante de l'être comme la couleur des cheveux ou le teint de l'épiderme. Une science à courte vue dénie à l'instinct ses caractères de sûreté et d'invariabilité, et invoque même, chez les animaux, une certaine expérience tâtonnée qui est loin de toujours réussir. Des scientistes s'étonnent que des oiseaux en cage ne sachent plus faire leur nid et que l'abeille soit incapable de retrouver sa ruche quand l'homme en a changé l'emplacement. Mais c'est dans ce cas tricher avec la vie et soustraire l'animal aux sollicitations du milieu qui tout naturellement influent sur son comportement.

L'instinct est.

Mais il y a un mais...

L'instinct est une technique de vie valable pour le milieu où ont évolué les milliers de générations qui nous ont précédés. Si ce milieu change alors, il y a maldonne : la technique de vie instinctive ne cadre plus avec la satisfaction des besoins dans les conditions nouvelles... L'individu doit réussir ce tour de force : retrouver l'équilibre ou mourir. »

Et Freinet formule sa troisième loi qui est en quelque sorte le préambule de sa psycho-pédagogie, la mise en place de la chaîne de feedback qui caractérise la vie et décide de son destin : De l'instinct à l’éducation.

« L'instinct est la trace qu'ont laissée en nous — transmise à travers les générations — les tâtonnements infinis dont la réussite a servi la permanence de l'espèce.

Les variations du milieu obligent l'individu à modifier ces traces par de nouvelles expériences, L'adaptation qui en résulte est l'essence même de l'éducation.

Voici donc les données permanentes du problème à résoudre qui incombe à la psycho-pédagogie :

— Une jeune vie qui monte vers la puissance.

— Un milieu plus ou moins favorable à cette montée.

— Le comportement de l'individu pour essayer de réaliser cette montée et cette puissance dans un milieu donné.

Tel est l'enjeu de l'éducation.

Nous sommes déjà, tout au départ, bien loin de la physiologie à laquelle par nécessité de pétition de principe et de facteur d'analogie, les cybernéticiens s'en tiennent.

Simplifiant le problème à l'excès, Pierre de Latil écrit, parlant de la Machina Liberta :

« La seule façon de concevoir l'instinct d'un point de vue logique est d'en faire une mémoire de l'espèce : l'enracinement non plus seulement dans le passé de l'individu mais de toute sa lignée ancestrale... L'instinct est un « programme », un vrai « carton perforé » dont seul le déclenchement est réflexe, donc organisé, et dont le déroulement est ensuite strictement déterminé. »

C'est juste pour le passé mais insuffisant pour l'actualité de l'individu.

Non seulement le programme s'accomplit mais pour s'accomplir il suscite un élan, une conjugaison d'énergies visant à porter au maximum la cohérence dans la complexité des systèmes de feedback liés au milieu plus ou moins favorable dans lequel la notion d'antagonisme de forces intervient sans cesse. Ici le simple mécanisme physiologique est dépassé pour aboutir à l'installation d'un état psychique. Le carton perforé s'ajoute sans cesse d'autres trous par l'intervention permanente de dynamismes qui dépassent le rôle initial qui leur est assigné par des propriétés d'actualisation permanente sans cesse finalisées, par ce quotient de sensibilité qui va donner sens et pouvoir à l'information personnelle : tout au départ doivent intervenir la psychologie et la pédagogie, l'une inséparable de l'autre.

Les cybernéticiens se situent en effet au cœur de ce problème complexe et fondamental. Mais comment parvenir à lier la physiologie à la psychologie ? Comment créer un modèle qui soit le pendant du vivant dans lequel les fonctions nerveuses et les fonctions psychiques se raccrochent dans des chaînes de feedback s'intégrant l'une dans l'autre ? Faute de mieux, Pierre de Latil est dans l'obligation d'avoir recours à nouveau aux facultés de l'âme que pourtant sa théorie du comportement récuse : mémoire, instinct, raisonnement pourraient être donnés aux êtres artificiels. Les recherches faites pour doter les organismes auto-régulateurs sont pour nous intéressantes, car elles rejoignent les conceptions de Freinet faisant de la mémoire la trace liée à la perméabilité à l'expérience, c'est-à-dire à l'intelligence, Par l'effet de la mémoire, dit P. de Latil, la machine peut modifier son programme, d'où cette définition :

La mémoire est un processus par lequel la rétroaction d'un effet s'inscrit de façon plus ou moins durable dans le programme d'un effecteur. Si Machina Liberta s'entête dans une marche qui ne peut la mener à rien, c'est qu'elle manque d'intelligence, c'est que son feed-back sur la mémoire est incomplet. Dotons-la d'une mémoire de ses échecs et elle saura s'adapter ri ses échecs aussi bien qu'à ses réussites... ainsi une machine (pourra acquérir) le pouvoir de s'adapter aux circonstances : par une nouvelle fonction interne. Qui dès lors n'inclinera ri voir l'intelligence comme un complexe de fonctions interdépendantes ?

Freinet arrive à la même conception unitaire de la mémoire et de l'intelligence dans sa 8e loi du Tâtonnement intelligent, déjà citée. Il écrit en préambule à de très importantes applications pédagogiques de cette pétition de principe :

« C'est cette faculté qu'ont certains êtres de rester perméables (par la trace) aux enseignements de l'expérience, de diriger en conséquence leurs tâtonnements qui cessent dès lors d'être exclusivement mécaniques que nous appellerons l'intelligence (p. 44). Et c'est ce comportement qui se concrétise par la Technique de Vie.

La Technique de Vie nous oblige à nous concentrer sur la logique des actes, tout comme le font — à la fois par pouvoir et impuissance — les cybernéticiens :

« La logique des mécanismes, les ressorts profonds de leur action, les méthodes qu'ils utilisent pour se régler automatiquement, cela n'a jamais été étudié... Ainsi l'homme qui a tellement analysé le raisonnement n'a pas apporté la même attention à l'étude de l'acte en soi... Entre une technique toute pratique et une pensée toute abstraite avait-on entrepris l'abstraction de la technique ? (2)

Là se situe toute l'œuvre de Freinet : la justification permanente de l'acte par le double éclairage d'une logique de tâtonnement (rétroaction) et de l'efficacité recherchée (but du tâtonnement). Et ici, entre en ligne de compte la notion dynamique d'antagonisme que Freinet fait intervenir par la lutte contre l'obstacle, lutte révélatrice de puissance, autrement dit d'énergie. Ainsi Freinet sort résolument du système de la rétroaction interne clans lequel les cybernéticiens sont enfermés. Ils raisonnent eux « comme si la logique des effets était une logique statique, comme si le problème était résolu quand on connaissait la finalité du système. Dans la réalité mécanique aussi bien que physiologique, la tendance à l'équilibre se manifeste dans le temps, ne se trouve qu'après des oscillations et peut ne jamais se trouver. La véritable logique des effets doit donc être dynamique. » (p. 324) Cette notion d'antagonisme qui semble absente de toute théorie du fait vital, elle est pour Freinet fondamentale. Nous allons y revenir.

Il ne fait pas de doute que les points d'appui que Freinet, à la fin de sa vie, se proposait de trouver dans la cybernétique et le pavlovisme, avaient surtout pour but de sortir résolument la psychologie des systèmes rattachés à la notion statique de la conscience ; pour instaurer un pragmatisme dans le jeu des antagonismes inclus dans le fait vital. Pour faire surgir de ces antagonismes les composantes de potentialisation et d'actualisation qui matérialisent la Technique de Vie, processus inéluctable de l'apprentissage de vivre. Il faudrait avoir une très vaste culture pour pressentir toutes les voies qui pourraient ici s'ouvrir aux méditations d'un esprit ouvert, dégagé des servitudes et des contraintes d'une culture dépassée pour marcher résolument vers une philosophie dynamique dans laquelle pensée et action ne feraient qu'un.

Nous sommes là, au début d'une vaste exploration qui, par les voies de la cybernétique, marche à pas de géant, mais qui, sur le plan humain, n'en est encore qu'aux premiers balbutiements. Quoi qu'il en soit, nous nous trouvons en présence de données nouvelles, de sortes d'îlots des connaissances qui devraient se rejoindre. Alors se dessinerait l'ossature d'une science unitaire qui serait à la fois physiologie, psychologie, pédagogie, éducation sous les lois d'une logique de dynamisme et de grande simplicité. Une logique qui serait non seulement logique des effets, mais aussi logique de la lutte, d'une économie d'effort et de pensée, d'une spontanéité sans lesquelles la vie ne saurait être et durer. Dès à présent on peut rêver d'une grande simplicité des commencements.

(à suivre)

Elise FREINET
(1) L. Verlaine : Psychologie comparée ou la psychologie du comportement, p. 101.
(2) Pierre de Latil.