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La Méthode naturelle d'anglais : Do you speak Freinet ? (1)

La Méthode Naturelle est au fondement de la Pédagogie Freinet. Inventée par Freinet, expérimentée par les compagnons, elle a progressivement été négligée au sein du mouvement de l’École Moderne. Nous croyons à l’intérêt de lui rendre sa place centrale et d’en multiplier les expérimentations coopératives. À la suite de Paul Le Bohec, nous avons choisi de généraliser la MN dans ma classe rurale de cycle 3. Le présent article rend compte des premières séances en MN d’anglais.
 
« La » Méthode Naturelle est une notion vague. Il y a la MN dans l’apprentissage de la langue (écriture, lecture), la MN de dessin, la MN de grammaire selon Freinet[1]. Il y a la multiplicité d’expérimentations des compagnons de Freinet en MN (musique, sciences, mathématiques, activités corporelles, etc.). Il y a les recherches poussées et généralisées par Paul Le Bohec, fidèles à l’esprit de la MN de Freinet et du processus de tâtonnement expérimental, mais innovantes par rapport aux recommandations du fondateur. Ce n’est pas la MN de Le Bohec, c’est la MN de Freinet approfondie et généralisée par Paul.
En MN, le processus d’apprentissage est celui du tâtonnement expérimental (mais il y a très souvent tâtonnement expérimental sans MN). La MN consiste à organiser ce processus général (Freinet le qualifiait de « loi universelle ») de la manière la plus efficiente possible. Ce tâtonnement s’élabore dans un contexte de création ; on part de ce qui est, c'est-à-dire de n’importe quoi : les enfants savent toujours déjà quelque chose. Cela se concrétise dans des rapports coopératifs (accueil et écoute du groupe) d’expression et de communication. On utilise pour cela, d’un point de vue didactique, des techniques de travail éprouvées : elles suivent des règles générales (valables pour tous les domaines), et exigent des formes spécifiques (valables pour un domaine précis). En anglais, nous avons procédé de la manière suivante.
 
1.     Description des séances de démarrage (de 1h à 1h15 environ)
Séance 1 : Les enfants disposent de feuilles volantes de brouillon, et d’un petit cahier consacré à l’anglais. La consigne est simple : « Vous écrivez au brouillon, à deux, n’importe quoi qui vous semble de l’anglais. » Pour la première séance, le fait d’être à deux les rassure, par la suite la coopération de proximité ne sera pas interdite (elle est dans l’esprit coopératif de la classe), mais le travail écrit sera individuel dès la séance suivante. Les enfants se précipitent alors sur les savoirs disponibles, issus de l’an dernier (c’est une classe de cycle 3, les CM ont suivi un ou deux ans d’enseignement traditionnel) ou de la vie courante : des mots apparaissent, des fragments de phrases, des strophes de ritournelles... Je tourne dans la classe pour donner les graphies exactes sur les brouillons, qu’ils copient sur leur cahier, puis au tableau. À chaque fois qu’un élément est noté au tableau, je le lis, il est traduit par l’auteur, puis répété par la classe. Les enfants qui produisent peu se contentent de copier ce qui est marqué au tableau. Apparaissent principalement des mots, notamment les noms de couleurs, des animaux, les nombres, et aussi des mots anglais de la langue française. Je conserve sur une affiche toutes les réussites qui sont au tableau, l’affiche est installée en classe comme le sont celles des textes collectifs en français, mais sur le mur opposé. Le titre de l’affiche, qui est aussi celui de leur cahier, est explicite : « textes libres d’anglais ».
Séance 2 : La consigne se fait contraignante jusqu’à la phrase : « Inventez des phrases en anglais, et si vous ne savez pas dire quelque chose, inventez-le pour que ça ait l’air anglais. Vous pouvez bien sûr vous aider de l’affiche de la séance précédente. » Apparaissent alors la structure syntaxique « X is Y », qui leur servira d’appui pour de nombreuses substitutions, ainsi que le possessif « my », qui enracine les phrases dans leur vie. Ainsi, on passe de « My cat is black » à « My dinosaur is yellow and blue » dans la joie, au plus grand profit de l’anglais, qui acquiert ainsi une qualité enthousiasmante. Le même protocole que la séance précédente est appliqué : travail au brouillon, correction de la maîtresse, copie (sans erreur, validée par la maîtresse), recopie (toujours sans erreur) au tableau, oralisation et traduction collectives, réalisation d’affiche pour la mémoire didactique.
Séance 3 : Pour varier les modalités de travail, garantir la qualité de communication de l’apprentissage d’une nouvelle langue, et mémoriser ce qui a été inventé les fois précédentes, j’ai rédigé trois courts dialogues au tableau, avec certaines de leurs phrases. Je choisis des volontaires, qui discutent en anglais. Ils s’approprient très vite les textes et procèdent naturellement aux substitutions exigées par la réalité : les garçons ne disent pas qu’ils sont des « girls », et ils connaissent ou demandent leur âge en anglais… avant de parler. On se dirige ainsi à grands pas vers le texte, en passant par le dialogue, qui est simultanément la forme de beaucoup de textes libres en français. Après ces dialogues oraux, les enfants sont invités à produire à nouveau des phrases, mais ne sont écrites au tableau que les phrases qui offrent des inventions syntaxiques, ou celles des enfants qui n’ont encore rien publié au tableau…. Les formes négatives et interrogatives font de timides apparitions, souvenirs des dialogues précédents (What’s your name ?) ou de voyages lointains (Where do you come from ?) mais il semble que la classe s’installe dans un régime de substitutions lexicales… et de délires drolatiques : leurs dinosaures sont bien de toutes les couleurs.
Séance 4 : Pour ne pas risquer le jeu verbal et revenir à la vie en passant par l’expression-création, je leur propose deux dialogues écrits avec les contraintes suivantes : mêler le connu au nouveau de façon à ce qu’ils puissent facilement saisir le sens, parler de la vraie vie, d’eux. Le premier texte[2] est décrypté sans difficulté, les réponses appellent une compréhension presque immédiate des questions. À partir de l’énorme éclat de rire déclenché par les provocations du début du second texte[3], ils cherchent avec une grande qualité d’attention, et d’hypothèses, à comprendre ce que j’ai bien pu inventer… Ils se posent eux-mêmes le problème de like/love, ils finissent par traduire tout le texte, et se lancent avec enthousiasme dans l’écriture de textes libres, sans même avoir besoin de consigne. Les productions sont à nouveau connectées à leur vie, tout le monde produit sans difficulté, et beaucoup d’émotion naît de la lecture des textes qui, pour une fois, ne sont pas écrits au tableau : j’ai senti que l’intimité du rapport à la langue l’exigeait.
Séance 5 : Les textes que j’aiproposés à la séance précédente sont offerts en photocopie dans le cahier, et je leur propose de s’appuyer sur ce corpus, plus les affiches, pour produire leurs textes libres. Ils font des nouvelles remarques (le S de la troisième personne du singulier leur apparaît comme une étrangeté, et il semble que l’explication donnée à ce moment-là a eu plus de poids que jamais n’en a eu une remarque sur la grammaire anglaise dans cette classe.)  J’ai ajouté au tableau une phrase issue d’un texte libre français du matin même, qui contenait une expression anglaise (I go cycling free style and without hands), pour impulser encore plus de vie dans l’expression libre en anglais ; de plus, nous venons de terminer un cycle de vélo à l’école, il s’agit donc d’une expérience commune. Les enfants se lancent dans des productions personnelles, des récits de vie, des dialogues, des descriptions.
 
2.     Premiers éléments d’analyse.
·         L’enthousiasme déclenché par la langue permet d’apprendre beaucoup plus et beaucoup mieux : alors que dans l’enseignement traditionnel on parvient avec peine, en un an et à grands renforts de jeux, à leur faire mémoriser les couleurs et les nombres en anglais, ils sont là producteurs de textes dès le début, et capables de s’exprimer simplement et rapidement en anglais. Mes élèves peinent à se souvenir des noms des jours de la semaine, pourtant soigneusement étudiés l’an dernier… Mais ils savent dire de quelle couleur est leur animal favori cette année, avec une phrase correcte. Ils acquièrent sans peine des structures syntaxiques parfois complexes (« I like surfing »), ils augmentent rapidement leur corpus de vocabulaire actif. Ils multiplient les tâtonnements sur la langue : substitutions, permutations, etc. Ils élaborent leur capacité à émettre des hypothèse sur le fonctionnement de la langue, à faire des inférences à partir du contexte (lecture experte). Ils pratiquent des mémoires multiples : affective, sociale, linguistique, graphique, spatiale, formelle, etc., ce qui favorise l’enracinement des apprentissages. Ils n’ont guère d’inhibition devant l’étrangeté de la langue et se lancent sans hésiter dans des inventions très imparfaites : ils savent qu’on va corriger. D’ordinaire, le rapport à la langue étrangère est aussi difficile que le rapport à l’écrit, l’angoisse de la page blanche. Par l’expression-création, la parole est libérée, ils ont un rapport créatif, et à la première personne, à l’anglais, au lieu d’essayer de produire scolairement ce qu’on attend d’eux. Par la généralisation de la MN pour tous les langages (textes libres, créations maths, philo, dessin, MN corporelle, musique…), il y a des interactions fécondes et des renforcements de la pensée créative et des découvertes.
·         Il y a aussi une fonction thérapeutique de la langue étrangère du même ordre que la symbolisation dans le texte libre. Comme ils se masquent derrière un personnage ou une situation, ils utilisent le canal de la langue étrangère pour dire indirectement ce qui ne peut pas s’énoncer directement : ainsi, un élève exprime des sentiments négatifs à l’égard d’un autre (qui ne s’intègre pas à la classe coopérative) : « I don’t like Marcel. » On peut exprimer au grand jour des sentiments d’amour entre deux élèves de la classe : « Caroline loves Arno. Arno loves Caroline. » On suppose que ces premières transgressions laisseront progressivement la place à une expression plus profonde.
 
·         La principale difficulté est de relancer et entretenir le désir et la posture créative dans une classe d’enfants issus d’un milieu plutôt conformiste, à faible capital culturel, et n’ayant pas bénéficié de la Pédagogie Freinet avant le cycle 3.
·         L’expérimentation est en cours. Il y a encore beaucoup à faire.
 
Juliette et Nicolas Go
novembre 2006
 


[1] C. Freinet, Œuvres pédagogiques, Seuil, 1994, tome 2.
[2] -Hello, do you speak english ?
-Pas très bien, un tout petit peu!
- In english, please !
- Not very well, just a little !
- What’s your name ?
- My name is Caroline.
- How old are you ?
- I am six.
- Do you love cats ?
- Everybody love cats ! My cat and my dog are black.
 
 
[3] Caroline loves Arno. Arno loves Caroline.
Does Caroline love Caroline ?
Does Arno love Arno?
This a question for philosophy!
So, let’s speak about Caroline : Caroline is a girl, she likes Diddls.
Everybody like Diddls, isn’t it?
Caroline loves Arno, Caroline likes Diddls.
She likes working at school.
- No, I hate school. But I like all my friends.
- You like your teacher, do you ?
- No, of course!