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L’Administration contre l’Ecole

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Février 1933

Etranges procédés

 

Dès les premiers jours de l’affaire, j’avais demandé qu’une enquête ap­profondie fut menée tant dans ma classe qu’auprès des parents.
On sait que l'inspecteur refusa de m’inspecter - alors qu'il ne m’avait jamais vu au travail- et il se refusa à se rendre chez les parents d’élèves, se contentant d’une audience hâtive à la Mairie.
 
Ce manque total de renseignements n’a pas empêché d’ailleurs l’adminis­tration de m’appliquer la peine de la censure.
 
Mais il a suffi d’une requête au ministre apostillée de fausses signatu­res, frauduleusement légalisées par le Maire, pour que l’administration en­treprenne — on devine dans quel sens — une enquête qui a sans doute peu d’exemple dans les annales sco­laires.
 
Pendant trois jours l’inspecteur primaire est resté dans ma classe, no­tant dans le détail le travail de cha­que élève, copiant sur ses feuilles tous les devoirs scolaires, scrutant livres et registres et je ne saurais m’en plaindre, me contentant seulement de noter que ce n’est pas deux mois après le déclenchement de l’affaire que cette enquête devait être menée, alors que ma classe est désorganisée par la grè­ve et la formidable campagne menée contre moi. — C’était les tout premiers jours, alors que ma classe travaillait au complet qu’il fallait honnêtement s’assurer de mon activité et de ma neutralité.
 
Il nous aurait été facile alors de fai­re état d’un rapport d’inspection con­tre tous nos diffamateurs. Mais c’est certainement ce qu’on a voulu éviter.
 
Il y a mieux : après des heures et des heures de conversation secrète avec le Maire, l’inspecteur Primaire a fait le tour des maisons pour con­fronter et interroger les parents pro­testataires, qui se réjouissaient d’un aussi agréable augure.
 
Nous posons simplement la ques­tion :
 
   Lorsque j’ai demandé à l’inspec­teur, le 12 décembre, s’il n’allait pas visiter les parents, il m’a répondu, scandalisé, qu’il se tiendrait à leur disposition à la mairie. Et le voilà qui remplit maintenant ce rôle de poli­cier qui s’en va de porte en porte en­registrer tous les mensonges, toutes les diffamations, toutes les accusa­tions concertées sur lesquelles je ne serai pas même appelé à m’expliquer.
 
Non, vraiment, les instituteurs ne peuvent admettre que de pareils pro­cédés viennent attenter à la légalité de leur fonction. Et il est temps de réagir
.
***
 
L’Inspecteur primaire va donc rédi­ger un rapport qui contiendra un nombre respectable de feuilles et sur lequel il est peu probable encore que j’aie à m’expliquer.
 
Ce que sera ce rapport. Ne nous faisons aucune illusion. Je l’ai dit moi-même à l’inspecteur :
 
   Je sais bien que vous ne pouvez approuver tout ce que je fais : ou bien vous ne diriez pas ce que vous pensez  - ou bien alors vous seriez un inspecteur d’éducation nouvelle, ce qui est impossible...
 
Je ne prétends pas d’ailleurs qu’il n’y ait aucune critique à faire à la conduite de ma classe, loin de là. Mais il y a, hélas ! de la marge entre cette critique faite d’un point de vue édu­cation nouvelle et la même critique formulée par un inspecteur qui ne connaît manifestement rien aux re­cherches qu’entreprennent un peu par­tout les pionniers de l’éducation.
 
Pour vous en convaincre, j’ai hâti­vement noté quelques-unes des remar­ques et réflexions de M. l’inspecteur au cours de son enquête. Vous en dé­duirez vous-mêmes la portée des ob­servations inévitables qui vont essayer de saper encore une fois nos efforts. )
 
« Je ne dis pas de leur laisser (aux élèves) une certaine liberté, mais vos élèves font un peu trop de bruit. Il y en avait un qui sifflait... Je ne dis pas que ce soit bien grave s'il libère ainsi un peu de dangereuse activité, mais enfin... Et puis ils vous interrompent souvent pour demander quelque cho­se...
 
***
 
Des élèves copient un texte, d'au­tres font des problèmes, un autre ter­mine un dessin pour la polycopie, d'autres corrigent les composteurs...
 
   Comme ils font tant de choses en même temps, il y a toujours des minutes perdues... Tenez, celui-là !
 
   Il vous regarde, parbleu, M. l’In­specteur, mais quand il n’y a rien d’a­normal à regarder dans la classe, il travaille... Vous avez bien vu qu'ils sa­vent se chercher eux-mêmes la beso­gne. Et qui sait ? Peut-être demain cet élève apportera un texte libre sur M. l'inspecteur...
 
— Le travail est trop individualisé. Samedi matin, un élève avait fait, en plus de son problème du jour, deux problèmes différents. Il y avait alors, ce jour-là, 4 problèmes pour 3 divi­sions ? Vous ne pouvez pas tout cor­riger (l'élève en question avait tout simplement fait librement à la mai­son deux problèmes sur fiches avec autocorrection).
 
— Qu'est-ce que vous voulez, je n’y comprends rien. Il y a deux jours que je suis dans votre classe et je n'ai pas encore compris cette organisation!
 
***
 
Leçon de calcul mental. M. l'inspec­teur éprouve le besoin d’interroger minutieusement chaque élève, pour s'assurer s’il sait expliquer verbale­ment l'analyse des opérations. Com­me si le propre du calcul mental n’é­tait pas de savoir calculer rapidement et non de savoir expliquer la technique du calcul mental.
 
***
   Bien sûr, c'est déjà bien que, dans cette classe, ils sachent tant de choses (en parlant de la barre à l’es­tuaire de la Seine, nous pouvons mon­trer un journal de nos correspondants  de Sandouville avec une belle carte du canal de Tancarville) ...Mais s'ils avaient au moins une géographie avec des graphiques... C'est peut-être un des inconvénients de votre méthode sans livres.
 
    C'est que nous n'en manquons pas, M. l’I.... en voici cinq, six, différents…, et des fiches en quantité...
 
   Ah ! oui ! Mais si chacun avait son livre qu’il puisse conserver...
 
   Mais M. l’I…, vous recommandez la coopération, donc le matériel coo­pératif appartenant à tous, que cha­cun utilise à son gré et vous désap­prouvez la Bibliothèque coopérative de travail à laquelle chacun peut li­brement puiser ?
 
    C’est que, plus tard, quand ils seront grands, ces enfants pourraient être heureux d'avoir conservé leur livre (!)
 
***
 
L'Inspecteur fait réciter une poésie à un élève à l'accent parisien et s'ex­tasie sur la prononciation originale des autres.
 
    Voyez, dit-il aux autres, il faut prendre modèle sur André et appren­dre à prononcer comme lui. Sinon, plus tard, quand vous irez en Savoie, à Lyon ou dans la région de Paris, on se moquera de vous. Que ferez-vous alors quand on vous tournera en ridi­cule ?
 
Et Bracco (avec son nez en l'air de Pierrot émancipé) : « Iou, d'un coou di testo ou faou vira mei cambas en l'air. »
 
    Que dit-il ?
 
   Il dit que lui, d'un coup de tête, il les fait tourner les jambes en l'air...
 
***
 
   Pas d'emploi du temps affiché, pas de répartition mensuelle (là je suis certes gravement coupable), pas de cahier de roulement, pas de cahier d préparation — des enfants qui se mettent où ils veulent, pas de divisions séparées, comment voulez-vous que je m'y reconnaisse?
 
(L'Ecole serait-elle faite pour M. l’inspecteur ?)
 
    Pourtant les règlements, l'arti­cle tant de telle loi... vous fait une obligation....
 
    N’y a-t-il pas un règlement qui pré­voit le cas où les cabinets sont pleins? Car, ils sont pleins... venez voir la ma­re... que dois-je faire ?
 
   Je le signalerais à M. le Maire.
 
     Et s'il refuse de faire vider la fosse ?
 
   Ah ! alors !...
 
***
 
Je ne sais si M. l’I. a ouvert les ca­hiers de devoirs mensuels et s’il a pu lire cette appréciation d’un père d’é­lève :
 
« Progrès réels, mais je serais très heureux que M. l'inspecteur d'Acadé­mie signale son existence d'une toute autre façon que celle qu'il a employée à ce jour.

...Là pourtant ne peut se borner l'expression de ma pensée. Les jour­naux nous apprennent que vous de­vez être censuré ! Toute ma sympa­thie vous est acquise : elle n'a d'égale que la pitié que j'éprouve pour les sept pauvres diables dont la servilité a su prostituer leur conscience au point de la rendre inconsciente puis­que d'apôtre elle vous élève au marty­re.

Vous ne pouvez leur en vouloir !

J'invoque pour eux la Parole Divi­ne : « Pardonnez-leur mon Père, ils ne savent pas ce qu'ils font ».
Signé : W.