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Réalités de nos Congrès

Avril 1968

Réalités de nos Congrès

PAU 1968

«Les numéros de L’Educateur qui précèdent nos congrès sont toujours consacrés à cette sorte d'examen général de notre activité. Notre entreprise est si vaste et si complexe qu'il est bon d'en opérer régulièrement le bilan, ne serait-ce que pour prendre conscience de nos richesses et de nos possibilités, des zones aussi insuffisamment explorées sur lesquelles devrait porter notre effort. »

 

Ce programme de vaste généralité, défini par Freinet à la veille du Congrès d'Angers en 1955, s’inscrit encore aujourd'hui dans les buts et dans les activités d'un mouvement ayant atteint une maturité rassurante. Désormais, de la base au sommet, des camarades sont aptes à parler de leurs expériences, à invoquer des créations restées dans le sillage de notre théorie pédagogique, à honorer l'œuvre du Maître. Le déroulement des travaux de ce XXIVe Congrès fera la preuve, une fois de plus, de cette réconfortante réalité dont je voudrais relever quelques aspects.

Les thèmes de nos congrès ne sont jamais indifférents : ils sont des occasions magistrales de mettre à l'épreuve notre pratique pédagogique soucieuse avant tout de servir la vie. Le plus grand mérite de Freinet, c'est d'avoir pris en charge toute la vie de l’enfant. Dans les conditions dramatiques de ses débuts dans la petite classe de Bar-sur-Loup, en dépit de son ignorance professionnelle et d'une santé dramatiquement ébranlée, il s'engagea dans toute l'ampleur d'une éducation à la mesure des exigences de la personnalité de l'enfant. Une telle pétition de principe ne pouvait qu’aboutir à une pédagogie naturelle et unitaire, à l’image même de la vie. Et d’année en année, par le rassemblement des énergies œuvrant vers les mêmes buts, cette pédagogie s'affirmait comme un monument montant ses murs sur d'inébranlables assises, ouvert sur les vivantes perspectives de la réalité la plus élargie et dont les insondables pouvoirs du travail garantissaient la pérennité. Quelle que soit la porte par laquelle on entre dans cette construction appelée à défier le temps, on se trouve toujours au cœur des vrais problèmes de l'éducation. Nos thèmes de congrès sont simplement les portes d'entrée que justifie l'actualité la plus pressante et qui nous conduisent vers cette unité constructive apte à nous donner le feu vert.

A une condition cependant, c'est que soient resserrées, toujours davantage, nos relations de travailleurs et d’hommes, que nous soyons aptes à les organiser, à donner à tous nos groupes, à toutes nos équipes, à toutes les personnalités, le maximum d'aide, d'appui, d'élan pour que s'amplifie, par la base, l'action de rénovation entreprise.

A une autre condition encore, c'est que s'organise notre lutte consciente et obstinée contre les conditions péjoratives et dégradantes imposées à l'Ecole laïque, lutte en liaison de plus en plus étroite avec les mouvements qui assument les mêmes responsabilités, dans l'optique d'une éducation devenue œuvre collective de tout un peuple.

Dans ces perspectives, le thème de notre congrès de Pau nous semble particulièrement bien choisi pour permettre ce resserrement des énergies œuvrant à tous les niveaux et pour nous convier, par le contenu même de notre charte qui en est le symbole, à un engagement dans les démarches d'une adaptation humaine et dynamique de l'Ecole à l'actualité sociale.

Il est certain que cet engagement doit avoir pour moteur une réciprocité d'amitié à l'intérieur de nos assises et une solide expérience praticienne orientant sans fin les meilleurs d'entre nous vers une recherche d'avant-garde. Ce sont là des réalités constructives qui vont de soi : la recherche ne nous apparaît pas, brusquement, comme un événement sensationnel qui tout à coup s'impose à notre attention : elle est un aspect de nos démarches. Avec la plus grande simplicité nos meilleurs travailleurs vous diront qu’ils ne cherchent que parce qu’ils trouvent et qu'ils ne trouvent que parce qu'ils expérimentent. C'est là, dans sa noble et fructueuse fonction, la loi profonde du travail.

Et c'est encore et toujours le travail, en effet, qui donne à nos congrès une garantie d'unité et de succès. Il signe les aspects les plus émouvants de nos diverses expositions, de nos séances de vivante confrontation de créations et d’idées, de discussions particulières qui soudent une équipe et des amitiés. C'est avec une sorte de jubilation intérieure que le praticien qui, par lucide activité, a gagné un palier nouveau de la connaissance, attend l'heure favorable de proposer sa découverte à la critique la plus autorisée de ses camarades.

Des esprits chagrins pourraient peut- être avoir la crainte que s'instaure une coupure entre ces chercheurs d'avant- garde, élite de notre mouvement et la grande masse des praticiens. Ce risque pourrait devenir réel si nos éclaireurs n'étaient eux aussi, et au premier chef, des praticiens amarrés à la besogne de chaque jour, au long des mois et des années, usant d'une conscience et d'une objectivité qui sont vertus premières de l'expérience couronnée de succès.

Les structures de notre ICEM, qui sont avant tout des structures de travail, placent nos camarades les plus créateurs et les plus dynamiques au cœur même de ces foyers de permanente recherche que sont nos équipes de spécialistes, nos commissions, qui peu à peu influencent nos groupes départementaux et régionaux, réserves naturelles d'où sortent les esprits audacieux qui, d'emblée, prennent de la hauteur. Ainsi, tous nos praticiens s'alignent à la base, au départ, dans les contingences mêmes de la vie scolaire, chacun avec ses chances d'aller plus ou moins vite, plus ou moins loin et de monter plus ou moins haut. Le rassurant de l'aventure est que ceux qui prennent la tête du peloton soient dans la nécessité de revenir sans cesse à la base, dans les secteurs d’une masse qui vit de l'élémentaire pédagogique, pour y mettre leurs travaux à l'épreuve. Rien ne sera valable hors de la pratique qui toujours doit être l’assise de la meilleure théorie.

Toutes ces réalités d'un mouvement qui, par le jeu de forces naturelles, est appelé à s'organiser plus ou moins en fonction d’un rendement de quantité et de qualité, imposent à nos congrès un certain rythme et certains aspects démonstratifs de sa maturité pédagogique et humaine.

Le pré-congrès est devenu, depuis plusieurs années, sur l'initiative même de Freinet, une occasion des plus favorables de travail, où se retrouvent, au coude à coude, dans la fièvre et la chaleur d'une mise en commun des œuvres personnelles, les travailleurs les plus dynamiques de nos commissions et de nos groupes départementaux. S'y ajoute la présence de personnalités extérieures à notre mouvement dont la compétence et la sympathie nous sont précieuses. Il ne fait pas de doute que c’est du pré-congrès que dépendent, non seulement le déroulement pédagogique et culturel du congrès réel, mais aussi la nourriture intellectuelle et humaine de nos revues, les fertiles créations techniques, la propagande faite dans nos réunions locales, nos stages courts ou longs à venir.

Plus que jamais, en ces temps où les mathématiques nouvelles imposent à nos travailleurs d’élite des explorations hors des circuits habituels de techniques sécurisantes, plus que jamais la masse doit rester attentive à ces aspects nouveaux d'une pédagogie appelée, par essence, à des mutations irréversibles. Il faut admettre que, dans nos expositions diverses, significatives d’une œuvre de masse, le nouveau fasse irruption dans l’ancien, même s'il en dérange quelque peu l'ordonnance et déplace momentanément les centres d'intérêt. Une exposition venue de la masse n'en perd pas, pour autant, ses valeurs humaines et éducatives. Elle est significative toujours des ressources de la personnalité enfantine qui se livre mieux encore dans le familier que dans l’exceptionnel. La mise en place de documents décisifs, leur progression dans le temps, l’ordre et la qualité qu'ils instaurent dans leur processus d'évolution sont plus convaincants que le meilleur des livres de pédagogie théorique. Que de suggestions, que d'idées glanées devant des stands qui n'ont été montés que pour informer, que pour susciter la plus généreuse des collaborations dans le présent et l’avenir !

La pédagogie de masse a toujours été pour Freinet le problème fondamental de toutes ses activités. Inlassablement, sur les données mêmes de la vie scolaire, il a pensé et repensé sans cesse une pratique pédagogique qui, par ses outils, ses techniques, proposés sous leur aspect le plus humble, le plus familier, devait obligatoirement changer le comportement des élèves et du maître. Cette œuvre praticienne à laquelle fut toujours sacrifiée,. hélas ! l’œuvre du théoricien et du penseur — mais qui, en compensation, appela à elle les collaborateurs les plus enthousiastes et les plus efficients — c'est la masse qui en fut la bénéficiaire.

Rien n'est changé aujourd'hui dans ce vaste programme, quant à son bien- fondé, mais vont sans cesse s'accélérant les besoins d'une multitude dans laquelle maîtres et élèves se sentent désemparés faute de moyens d'adaptation à un milieu toujours soumis à des changements anarchiques. Notre rôle est de faire l'impossible pour que cette multitude devienne progressivement consciente des insondables ressources d'une pédagogie toujours de plain-pied avec la vie; Il appartient à chacun de nos militants de se faire instructeur pour que les enseignants indécis et flottants deviennent attentifs aux potentialités de l'œuvre collective aux pouvoirs décuplés. Pour que, parties de la base, de ce milieu primaire si décrié et méconnu, continuent à monter les forces vives qui, au feu d'une culture d'action et d'expérience, poursuivent et précisent l'avance historique de notre mouvement.

A l'occasion de notre grand rassemblement de Pau où va s'affirmer une science pédagogique sûre de son efficience, à l'occasion de l'élaboration définitive de notre charte des praticiens de la pédagogie Freinet, nous aurons le devoir de souligner cette avance historique gagnée au prix de tant d’effort, de logique, de recherche, de généreux enthousiasme. A une heure où, soudainement, au milieu de tant d'incertitude et de tant de défaites qui dominent la fonction enseignante, un plan de rénovation pédagogique est claironné du haut en bas de la hiérarchie administrative de l’Education Nationale, à une heure où, plus que jamais, l'école du peuple est appelée à faire les frais d'une impéritie totale des pouvoirs publics, nous saurons prendre nos responsabilités.

Celles, redisons-le, d'une mobilisation de plus en plus large de nos meilleurs militants, de la base au sommet, pour une adaptation permanente de notre pédagogie à la grande masse enseignante, dans les circuits mêmes d'une administration devenue de plus en plus compréhensive de nos efforts et bienveillante à notre égard.

Celles de la continuité et de l'accélération de nos stages d'initiation et de recyclage des maîtres.

Celles d'une liaison de plus en plus étroite avec le milieu social, par la création élargie de nos AME dans l'esprit où elles ont été créées, pour une véritable rénovation de l'enseignement dans l'environnement social et humain de l'Ecole du peuple.

Celles aussi, qu'inlassablement Freinet proposa, d'apporter notre aide à l'administration de l’Education Nationale pour hâter, en liaison avec les administrateurs ouverts aux perspectives de vaste éducation populaire, l'heure tant attendue où l'enseignement émergera des marécages qui l’enlisent. Toujours avec le même dévouement, avec la même obstination, dans la tradition qui fut celle de Freinet, nous mettons à la disposition des autorités administratives, notre expérience, nos outils, nos techniques, nos meilleurs militants.

Ceci dit, il n'est pas exclu, alors que de l'étranger, de tous les pays du monde — ainsi qu'en témoigne notre FIMEM —on sollicite notre aide pour une compréhension plus profonde et plus vaste de la pédagogie Freinet, il n'est pas exclu qu'une fois de plus nos offres désintéressées soient récusées en haut-lieu. Eh bien ! qu’à cela ne tienne, nous resterons les francs- tireurs, polissant et affinant les armes qui, un jour, à la faveur du désarroi général, deviendront armes salvatrices et garantes d’avenir.

C'est dans ces perspectives, plus ou moins lointaines, que nous dirons à Pau notre désir de servir au maximum l'oeuvre de vie dont notre fonction est le symbole et qui n'est œuvre de vie que si elle est œuvre du plus grand nombre. Disciples de Freinet, nous savons que « si nous prétendons à une pédagogie de masse il faut que nous puissions montrer par l'expérience que notre pédagogie est progressivement possible, dans toutes les classes, par tous les éducateurs ».

Comme pour un sol qui se fertilise lui-même par ses propres potentialités, nous savons que tout ce qui part de la base doit y revenir. C'est ainsi qu'a pris naissance et que va s’épanouissant une éducation qui — au-delà même d'une pédagogie qui mobilise tous nos soins — ouvre les perspectives radieuses du destin de l’homme. Une éducation qui a l’ampleur et la solidité des lois de nature, « qui monte de la vie ambiante, bien enracinée, bien nourrie, vigoureuse et drue, capable d'élever bien haut, dans la splendeur d’un destin bénéfique, les enfants qui sont appelés à construire un monde meilleur que celui que nous risquons de laisser s’écrouler comme un lamentable château de cartes » (1).

Elise FREINET

(1) C, Freinet : L’Ecole Moderne Française, p. 19.