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Novembre 1966

1924

TONY L’ASSISTÉ

L’ARRIVÉE AU VILLAGE

Il avait huit ans, et n’était jamais monté à cheval. C’est cependant à califourchon sur une vieille ânesse qu’il arriva au village.
Il était parti le matin de la Charité, en compagnie d’un homme qui allait être son « nourricier », son père. Car Tony n’avait pas de père. Et les quelques femmes qui l’avaient assisté dans sa courte vie n’avaient pas toujours été bien tendres pour lui.
Le train avait roulé longtemps. L’homme s’obstinait à interroger Tony, voulant savoir ce qu’il avait fait jusqu’à ce jour, où il avait vécu... Mais Tony parlait peu. il regardait par la portière la route qui surgissait par instants, pour redisparaître aussitôt derrière les rochers. Il lui tardait de connaître enfin le village où on l’envoyait. Le village lui plairait ou lui déplairait. mais pour les gens, il sait déjà, par expérience, qu’il ne faut pas trop en attendre, lorsqu’on est « Tony l’Assisté » qui n’a jamais connu de parents.
On descendit à une toute petite gare. Et quand le train fut reparti, ils restèrent là, tout seuls, Tony et l’homme. Au pied de la voie, une rivière grossie fracassait ses eaux sales contre les digues et les rochers ; cela faisait un souffle d’orage qui, répercuté par tous les échos de la vallée, devenait effrayant. L’homme prit le paquet de hardes et emmena l’enfant jusqu’à une ferme voisine. I1 entra à l’écurie, mit un vieux bât rongé à son ânesse, fixa de chaque côté les bagages, assit Tony sur l’entre-bât, et ils partirent.
Tony, qui n’avait jamais voyagé de la sorte, ne pouvait pas s’habituer au balancement nonchalant de la monture. Il se cramponnait d’abord aux crochets de fer du bât. Puis il se sentit mieux en équilibre. Mais le chemin fut bien long.
Ils arrivèrent tard au village. La nuit tombait. Quelques gamins intrigués regardèrent le nouveau venu avec une curiosité offensante. Alors, l’homme le prit dans ses bras et le descendit de sa monture. Une femme, ni jeune ni vieille, le reçut et le conduisit par la main jusqu’à la cuisine qu’éclairait un « calen » fumeux (1)
Mais Tony était si fatigué, tant de choses roulaient dans sa petite tête, depuis son départ de la Charité, qu’il ne vit rien ce soir-là et s’endormit.

UNE NUIT A LA BELLE ÉTOILE !

Tony moissonne comme un homme toute la journée. I1 admire le père qui saisit de belles poignées dans ses grosses mains, et tranche le chaume d’un mouvement élégant et régulier.
Tony est loin d’avoir acquis cette précision dans le geste. Sa main gauche tâtonne autour de la poignée à saisir, et la faucille, dans sa main droite, manque tout autant de sûreté, et a même effleuré plusieurs fois les doigts de l’autre main. Ah ! si elle était convenablement aiguisée !
On dîne à l’ombre du cerisier, et jamais Tony n’a trouvé le repas aussi bon. Il est doux de s’asseoir après quelques heures de fatigue, et surtout les gorgées d’eau qu’on boit à même la cruche sont délicieuses !
Le soir, tandis que le soleil s’abaisse à l’horizon, pendant que les deux hommes - car Tony est maintenant un homme - ramassent les gerbes éparses, la mère construit un foyer de trois pierres et fait la soupe. Cette odeur de pommes de terre embaume toute la campagne.
On entend, sur le chemin, Jeannet qui rentre en fouettant son âne devant lui. Un autre homme s’en retourne aussi avec ses bœufs. Le soleil disparaît complètement. Tony entend encore un chien qui aboie ; puis plus rien... Ils sont seuls.
On profite des dernières lueurs pour manger la soupe; puis la mère s’en va à son tour.
Tony et son père dressent le gerbier au milieu du champ. Ils gardent cependant quelques gerbes qu’ils transportent sous le noyer, à l’abri de la rosée. Ils construisent là un camp étroit qui les garantira du vent. Ils font au centre leur lit de quelques gerbes. Chacun d’eux prend un drap, et ils se couchent.
Il fait complètement nuit. Mais le ciel est clair et tout brillant d’étoiles. Tony, enroulé dans son drap, s’allonge sur le dos, face au ciel insondable qu’il distingue à travers le feuillage, car il ne veut pas voir, à droite et à gauche, les silhouettes des arbres se tordant comme des fantômes.
C’est effrayant !
Maintenant que tout le monde dort, les insectes crissent sans répit. Les uns chantent sur une note claire et berceuse. Mais d’autres semblent se réveiller en sursaut et jettent un cri lugubre. Un oiseau passe même très bas en faisant un « fffou.... » qui glace le sang du petit.
Tony ferme les yeux, pensant s’endormir ainsi, puisqu’il ne verra plus rien. Près de lui, son père dort déjà, immobile comme s’il était mort. Tony ferme les yeux... Mais alors c’est sous lui que s’agite le monde des insectes. Dans la gerbe qui lui sert d’oreiller quelque chose chemine en froissant la paille : une araignée, ou un de ces gros grillons verts... Il remue pour chasser la bête et s’enferme hermétiquement dans le drap.
Le froid le réveille au matin : la nuit est à peine plus claire mais on n’entend plus rien... Comme il va se rendormir, brusquement quelques oiseaux chantent ; un des bœufs attachés non loin de là remue...
Peu après le père se dresse en grognant. C’est l’aube. Tony grelotte. Pour se réchauffer on mange un quignon de pain avec une gousse d’ail et on se remet à moissonner.

LE PÂTRE GARDE

- Tony, tu iras garder avec le berger demain et après-demain, dit un soir le père. Tu peux maintenant porter la besace; tu n’auras qu’à bien obéir au berger.
Il faudra partir à l’aube. J’irai te réveiller avant le jour.
- Tu pourras lui donner un peu de café, dit la mère, je vais le préparer. Tony est content. Il sait bien que ni Jeannet, ni Louis, ni Gabriel, qui sont pourtant de son âge, ne vont garder le troupeau. C’est qu’il est fort et dégourdi, le petit Tony ; et il en est tout fier.
- Il faudra que tu ailles rejoindre le troupeau sous la roche rousse, tu sais... tu monteras le chemin du Villars, puis tu prendras à travers champs. Le lendemain matin, les yeux encore embués de sommeil, Tony suit le chemin indiqué. Il ne distingue pas encore les pierres contre lesquelles il bute. Et les buissons, de chaque côté, font une barrière d’ombre.
Puis, insensiblement, tout s’éclaire. Des nuages rougissent au ciel, et Tony se demande : « Rouge du matin, la pluie est par le chemin... » Pleuvra-t-il aujourd’hui ?
Le village, là-bas, en face, s’éveille aussi. Des points noirs suivent les chemins. Et Tony monte toujours, fatigué déjà sous son chargement: le dîner - celui du berger et le sien - et son petit manteau.
Il va garder avec le pâtre communal auquel chaque habitant à tour de rôle doit fournir une aide.
Il entend maintenant des bêtes bêler, et quelques grosses sonnailles qui ébranlent la vallée : « Bom !... Bou-dou-boum !... »
Puis il distingue les bêlements des brebis, ceux plus aigus, des chèvres et des chevreaux. Il voit de longues files noires passer aux éclaircies. Enfin, à la sortie d’un sous-bois fourré, il se trouve nez à nez avec un groupe de bêtes qui le regardent d’un air inquisiteur. Et tout près Labri, le chien du berger, s’élance en aboyant.
Tony est rendu.
Toute la matinée, il suit le berger, un homme d’une cinquantaine d’années, qui marche sans rien dire, calme, placide, coupant patiemment les branches qui le gênent au passage. On grimpe pendant longtemps une pente raide où le pâtre choisit la place de chaque pied, et s’arrête par instants, s’assied, puis repart. Labri suit immédiatement son maître, butant parfois du nez contre ses mollets. Et Tony vient derrière, humblement.
Tous trois gardent. Et ils vont pourtant par des endroits où ne passe nulle brebis. Lorsqu’ils s’assoient, on n’entend plus rien du troupeau. Tony est parfois inquiet, et le calme imperturbable du berger lui paraît inexplicable. Celui-ci regarde vers le village ; il suit de loin les travaux, compte les gerbiers restant à fouler, énumère les planches fraîchement labourées, apprécie la récolte de pommes de terre et de haricots.
Garder semble le dernier de ses soucis. Et Tony se demande si ses bêtes le suivent, ou si c’est le berger qui suit les bêtes.
Quand la chaleur vient, l’une après l’autre les sonnailles se taisent. Le troupeau s’endort ; les bergers vont à la recherche d’une source.
La voilà enfin ! Mais est-ce une source ? La terre est à peine humide ; et le chien altéré lèche les pierres. Tony, désespéré, sent aussi sa gorge affreusement desséchée. Mais en un tour de main, le pâtre a pratiqué une petite conque ; il place au-dessous une large feuille en gouttière. Et bientôt coule un mince filet d’eau claire. D’un coup de bâton, le maître écarte brutalement Labri qui se précipitait pour laper dans la conque. Puis, l’un après l’autre, les bergers boivent tout leur soûl.
On s’assied à l’ombre des grands pins.
- Attends-moi, Tony, dit le pâtre... Reste là, Labri !
Car sans la compagnie du chien, Tony serait bien seul dans cette forêt.
Le pâtre revient bientôt avec une gamelle pleine de lait.
- Coupes-y du pain !
Ce que fait Tony. Et il se rassasie.

TONY L’ASSISTÉ,
L’École Émancipée,
Saumur.

(1) Calen : Petite lampe à huile, sans verre, dont on se sert encore dans la région provençale.