Il n'est pas trop tard pour parler du colloque de Caen au cours duquel l’avant-garde des universitaires a fait éclater, comme un coup de tonnerre, l'inadaptation de l'Université aux exigences de la vie moderne. La condamnation des structures périmées a été si soudaine et si décisive que la grande presse a cru y reconnaître les symptômes d’une révolution et laissé présager la chute d’une Bastille.
Mais ce n'est pas seulement une impression. Car pour que révolution s’accomplisse, il faut savoir donner champ libre à l'action qu’appelle le cahier de doléances largement ouvert à la tribune. Cependant, même à mi-chemin d’une échéance salutaire, l'esprit de réforme et de création qui a présidé à ces hautes assises est un événement de grande importance : il ne s’agit rien moins que de l’avenir de la science et de la culture dans notre pays et dans le monde.
En quoi un fait historique de telles dimensions, et qui s’est passé si haut, au-dessus de nos têtes et de notre rez-de-chaussée primaire, peut-il nous intéresser?
Pour si invraisemblable que cela paraisse, c'est à titre de précurseurs que nous intervenons dans la partie : ces doléances formulées à l'échelon supérieur de l'Université révèlent les mêmes maux et les mêmes misères que dénonçait au sein de sa petite école de Bar-sur-Loup, le jeune ins-tituteur débutant : Freinet.
Le constat en était alors, en 1930, au niveau de la «communale», beaucoup plus grave et démoralisant, et notre homme était seul, comme en île déserte et sa voix était sans écho... Et pourtant, après quarante années d’action et de luttes collectives, c’est aujourd’hui un grand mouvement international qui a donné force et amplitude à un élan de libération et de rénovation scolaire venu des plus humbles origines. C'est un résultat dont nous avons le droit d’être fiers et qui nous permet d'envisager l'avenir avec sérénité et confiance, quelles que soient les duretés de l’heure.
Aussi bien, nous n'avons pas l’illusion de croire que la partie est gagnée. Nous avons trop conscience des malheurs qui pèsent sur notre école du peuple et de l’indifférence des hautes sphères administratives à son égard, pour ne pas rester vigilants. Mais constater que les universitaires, au sommet du temple du savoir, dénoncent les mêmes maux endémiques que nous avons dénoncés, nous redonne courage et espoir. Car, il faut le souligner, ce sont les mêmes irrégularité, les mêmes manquements aux lois de la vie que condamne, avec autorité et parfois véhémence, l'équipe d'avant- garde de l'Université française :
— structures vieillies, étriquées et paralysantes,
— rigidité administrative archaïque,
— dogmatisme, immobilisme scolastique,
— cloisonnement des disciplines,
— uniformité des règlements,
— hiérarchie de favoritisme,
— fonctionnarisme outrancier,
— mythe des diplômes et des parchemins,
— insuffisance et mauvais emploi des crédits.
Toutes proportions gardées, ces fâcheuses réalités conditionnent et expliquent la dégradation de tout le système d'enseignement de bas en haut de l’échelle.
Comment sortir de l'impasse? Freinet et ses adeptes, tout comme les universitaires les plus actifs, n’ont pu s'évader du système qu’en devenant francs- tireurs : faire entrer dans la citadelle les réformes administrativement illégales mais que justifie la vie. Ainsi se mettent en place des corps-francs audacieux qui, par lucidité, initiatives et longues patiences, instaurent des structures nouvelles qui, peu à peu, influencent la masse souffrant des mêmes maux.
Et ces structures, recherchées et instaurées, ne peuvent être que des jalons vers les valeurs naturelles que délivre la vie et qui montent des fonds de la Nature, comme une force créatrice permanente, sans frontières et de tous niveaux.
Ces jalons nécessaires sont étayés quelquefois par des Instructions ministérielles, rédigées et mises en place par les esprits les plus lucides de l'administration de ['Education Nationale. Car, tout n'est pas vétuste dans la vieille maison et réelles y sont les sympathies envers les novateurs, et conséquentes, parfois, les décisions qui en découlent. Elles permettent du moins de sortir de temps en temps de l'ornière et de redonner aux vertus de nature la part qui leur revient.
Ainsi s'expliquent les clairières aménagées dans la forêt touffue et écrasante et que s'ouvrent devant nos investigations primaires, comme devant les explorations des universitaires, les mêmes horizons : préservation et exaltation des aptitudes personnelles des élèves et des maîtres, climat de confiance et de recherche, libre circulation des pensées et des hypothèses, exaltation des pouvoirs d’intuition et d’imagination, vision unitaire du monde et respect de l'univers exceptionnel que chacun porte en soi. C’est par ces voies de liberté et de chaleur humaine que se forment des esprits ouverts, entreprenants et curieux, moins occupés de ce qu’ils savent et de ce qu'ils ont à apprendre que de leur aptitude à apprendre et à découvrir. Ces biens inestimables de personnalités animées par la foi en la connaissance, notre guide nous les a proposés à l’envi, sous maintes et maintes formes, avec une sorte de merveilleux entêtement où les gens non informés ne relevaient que des redites et des rabâchages. Mais où les habitués de la pensée de Freinet découvraient un tout philosophique dont aucune démarche, aucun principe ne peuvent être isolés, sans ruiner l'ensemble. Un ensemble, d’ailleurs, ancré au roc de la pratique quotidienne par la création d’outils et de techniques aptes à répondre aux besoins d'une scolarité lente à se dégager des brumes d'un enseignement désespérément traditionnel. Un ensemble sans cesse enrichi par une théorie fonctionnelle, faisant pas à pas le point de l'expérience pour partir à l’assaut d'autres recherches : « C'est là, la raison même du grand pas que nous avons fait faire « une pédagogie qui se satisfaisait jusqu’à ce jour de mots et d'idées et à laquelle nous avons donné la possibilité de se renouveler à même la vie ». (1)
C’est ce renouvellement continu à même la vie qu’appellent de tous leurs vœux les universitaires les plus dynamiques, qui, au colloque de Caen ont posé avec netteté les perspectives d'avenir. C’est un dépassement permanent de l’homme qu’exige un avenir qui, sous nos yeux, rompt avec le cloisonnement des disciplines, les notoriétés illusoires, un centralisme désuet, et tend à instaurer une unité organique et une liaison nécessaire au monde technique et social et à la Nature. Ce sont là pour nous, disciples de Freinet, 'démarches familières ramenées, cela va de soi, à nos petites dimensions, mais qui attestent depuis bientôt près d’un demi-siècle que les valeurs de la vie appellent les mêmes réformes, suscitent les mêmes habitudes mentales, instaurent la même confiance dans les pouvoirs de l'enfant et de l’homme. Aussi, il nous paraît souhaitable (quelles que soient les distances apparentes ou réelles qui nous’ séparent des sommets de l’Université) de tenter d’établir un lien d'opportunité entre nos écoles publiques et les hautes sphères universitaires. C'est dans l’enfant que se prépare l’homme de demain. Il serait on ne peut plus souhaitable que l’avant- garde intellectuelle de l’Education Nationale s’intéresse aux aptitudes qui s'éveillent dans l’enfant grâce à une pédagogie ouverte et dynamique. Il serait du plus haut intérêt que les spécialistes de la pensée, que les inventeurs, les hommes de science, nous aident à découvrir les voies nouvelles de la recherche permanente que nous 11e cessons de mettre en honneur dans nos milieux d'avant- garde avec les risques dépendants de notre insuffisante culture.
«Il faudrait, écrivait Freinet, il y a quelques mois à peine, que nous ayons à côté de nous des intellectuels, des chercheurs, des psychologues, des professeurs aux divers degrés, prêts à étudier psychologiquement et pédagogiquement les problèmes nouveaux qu'ont fait surgir nos techniques : le problème de l'expression libre, celui de la création dans tous les domaines, de l'invention permanente et partout de l’exaltation de l’imagination, des processus d’apprentissage pour lesquels nous présentons notre théorie du tâtonnement expérimental... »
C'est ce contact avec la culture des spécialistes que Freinet avait amorcé dans notre école de Vence en organisant des colloques avec des ingénieurs de l’IBM, parents d’élèves de nos classes. Un tragique destin devait interrompre une si heureuse initiative que nous souhaitons voir se poursuivre par nos chercheurs d'avant-garde.
Quoi qu'il en soit de l’avenir, nous nous devions de constater, au seuil des temps nouveaux, la présence de la pédagogie Freinet et d’en faire le thème de nos travaux à l’occasion de notre prochain Congrès de Tours, Le colloque de Caen nous aura permis de prendre conscience de notre avance dans le temps, dans la pratique, dans la pensée. Ce ne sont pas de moindres bénéfices dans ces moments d’anarchie intellectuelle et de si grand vide pédagogique.
ELISE FREINET
(1) C. Freinet. Dossiers pédagogiques n° 14 : Brevets et chefs-d'œuvre.