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Janvier 1967

Une voix s'est tue qui, en toutes circonstances, et souvent les plus tragiques, savait sonner le ralliement des bonnes volontés, des audaces, des enthousiasmes. Une voix s'est tue, mais demeure une œuvre immense montée pierre à pierre, comme un vaste monument où chaque expérience concluante, chaque découverte éprouvée, chaque invention assagie devenaient clefs de voûte d’une construction collective, inébranlable en ses assises. Qui répondra de la pérennité de l’œuvre en l’absence du Maître d’œuvre?

Il ne faut pas se faire d’illusions : rien ne sera simple désormais pour assurer, en l’absence de notre guide, la marche progressive, prudente et sûre d'un mouvement pédagogique d'avant-garde, aux innombrables responsabilités. Rien ne sera facile pour les meilleurs des disciples appelés à modifier leurs habitudes de travail personnel pour prendre, une participation plus large à l’œuvre collective sans que ces obligations nouvelles ne tarissent les richesses de la découverte personnelle menée avec une si méticuleuse sollicitude.

Rien ne sera facile non plus pour la grande masse des adhérents habitués à bénéficier sans cesse des bienfaits de techniques pédagogiques de plus en plus adaptées à la réalité scolaire, de plus en plus dispensatrices d’un esprit de liberté et d’enrichissement de l’enfant et du maître. Ils avaient jusqu’ici employé le plus clair de leur temps et de leurs aptitudes à parfaire leur tâche individuelle, toujours ouverte aux dons des meilleurs d'entre nous. Et voici que les événements vont leur demander de faire acte à leur tour d'œuvre militante et donnante en faisant de leur classe une classe-témoin, démonstrative des bienfaits d'une pédagogie qu’ils ont charge de promouvoir.

Rien ne sera facile pour les jeunes encore dominés par l'indécision et l'attente, et qui sans arrière-pensée, laissaient couler le temps plus qu’il n'était peut-être nécessaire, confiants en une initiation pédagogique facilitée par l'exemple de praticiens méritoires et par la pensée vivifiante d'une théorie et d'une philosophie solidement ancrées aux vertus de la Nature. Ils devront désormais entrer plus tôt dans les servitudes d'un engagement qui exige raccourci de temps et acceptations de service vers un grand mouvement de militantisme à la fois de plus en plus minutieux et de plus en plus élargi.

Rien ne sera facile pour nous tous, formés à l'école d'un entraîneur émérite. Nous ne retrouverons plus dans nos Educateurs et dans les écrits et les œuvres nouvelles de Freinet, les sobres et substantielles consignes de l'action immédiate ou lointaine. Elles étaient, ces consignes, comme un souffle nécessaire à notre propre respiration et c'est sur elles que chacun accordait son rythme. Personne désormais ne parlera plus de cette façon si simple et si naturelle, avec les mots de tous les jours, avec ce cœur d'apôtre et cette conviction de croyant; chacun ne saura plus faire qu'à la seconde, dans le climat de nos congrès, par la magie d'une communication immédiate, la vérité de chacun devienne vérité de tous...

Une page d'Histoire est tournée... Mais le livre demeure ouvert avec son contenu de sagesse, de lucidité et de bonheur. Sur les pages blanches, vous écrirez à votre tour, l'expérience humaine et profonde de votre maturité. Et dans le sillage d'une permanente recherche qui a toujours eu les exigences de la science, sous l'autorité d'une philosophie qui a la grande simplicité des lois de Nature, vous agrandirez, séquence par séquence, le grand film de l'école du peuple où s’épanouit en si émouvantes images, la joie des enfants et la sérénité des maîtres.

Mais vous le savez bien, toutes ces vertus n'éclosent que par le prestige du travail, «mobile de notre destinée». Le travail naît chaque jour dans les données mêmes de la vie, dans les contingences de notre profession enseignante et Freinet nous en précisait, chemin faisant, les aspects les plus exigeants, les plus impératifs dans ces mots d’ordre de mobilisation de vos énergies et d’incitation aux actes. Notre premier devoir, dans l’immédiat, est, n’en doutez pas, de rester attentifs à ces mots d'ordre, de leur donner vie et efficience pour que soit affirmée, sans brisure, la ligne de continuité qui, à travers le présent, relie le passé à l’avenir.

Il appartient à celle qui est la plus ancienne de vous tous et qui plus que tout autre a vécu de la pensée du Maître, de vous redire à l’instant où vous prenez vos responsabilités, les points aigus de l'action immédiate que Freinet vous a précisés au long de ces derniers mois. J’en fais ici rémunération sommaire, persuadée que dans ce long compagnonnage avec Freinet, votre formation pédagogique, humaine et sociale, saura inclure dans ces mots d'ordre ampleur du contenu et obligation d'actes :

1°. Continuation de la rénovation scolaire de base par le biais des outils et des techniques de travail au service d'une pédagogie moderne. Dans les contingences actuelles du milieu enseignant, les conséquences immédiates de cette rénovation sont vous le savez :

— la formation des maîtres et leur recyclage en liaison avec les classes de transition et les classes de perfectionnement ;

— l’application sans erreur et sans fraude des instructions ministérielles pour qu’en soit respecté l’esprit. Tout naturellement les techniques Freinet répondent à cet esprit ;

— la réalisation progressive de la programmation, seule solution d’un enseignement individualisé. Les deux ouvrages : Bandes enseignantes et programmation, et Travail individualisé et programmation (avec M. Berteloot), qui n'étaient dans l'esprit de Freinet que les premiers jalons d'un long travail de recherche et d'adaptation pédagogiques seront la base de nos travaux en cours ;

— encore et toujours la part du Maître mais aussi et de plus en plus : la part de l'enfant, en fonction des milieux de vie et du travail.

2°. L’élargissement et l’approfondissement de notre culture qui est une culture d'enseignants, large, humaine, totale. Cette culture, elle est la conséquence d’une théorie psycho-pédagogique cohérente qui par le tâtonnement expérimental, par les méthodes naturelles, par les ressources d’une psychologie de sensibilité font sans cesse des potentialités de la vie les ressources de la pensée et de l'action. Il appartient aux plus lucides des disciples de Freinet d’explorer à leur tour leur part d'univers sensible pour faire moisson de faits authentiques, susceptibles de s’inscrire dans la trajectoire d'une psychologie nouvelle. Il leur appartient surtout de prendre contact avec les intellectuels, les chercheurs, les psychologues d'esprit ouvert qui sentent le besoin d'un renouveau de la culture et qui sont prêts à renverser à leur tour le dogmatisme paralysant et l’immobilisme. L’exemple des universitaires et les résolutions qu'ils ont prises au colloque de Caen en faveur d'une culture qui débouche sur la vie, doit nous inciter à poursuivre notre action à notre niveau primaire. Nous avons l’avantage de trouver à ce niveau le champ fertilisé par les semences vives d’une culture mise en route depuis quarante ans.

3°. Création permanente d’Associations pour la Modernisation de l'Enseignement (AME) qui intègrent l’école au milieu social et culturel. Ouverture de l'école vers cette éducation permanente du monde du travail et de la culture que Freinet, dès ses débuts de Bar-sur-Loup, avait pressentie et instaurée avec audace par la coopération.

A mesure que s'élargissent les horizons de l'école par l’effet d’une pédagogie d’expérience et de recherche continues, à mesure que s’accélèrent les découvertes scientifiques, l'école doit participer aux transformations sociales, au dynamisme de l’action revendicative, aux mouvements de la pensée nouvelle qui modifient jour après jour le milieu humain.

Ce vaste programme appelle une action illimitée et offre à nos initiatives le champ le plus vaste d’action.

Hélas ! pour ce vaste et beau programme qui nous incombe, nous n'avons jamais bénéficié d’aucun avantage officieux ou officiel, écrivait Freinet il y a quelques mois. Nous ne pouvons compter que sur la bonne volonté à peu près sans limite de nos adhérents et la compréhension intelligente d’un nombre croissant d’inspecteurs, de directeurs d'Ecoles Normales et de chercheurs de tous niveaux... C’est dans le dernier leader, écrit de sa main (1), que Freinet précisait :

...Le délicat est aujourd’hui de répondre à l'immense demande de tous ceux qui veulent connaître avant de se lancer. Et ce travail indispensable, seuls les éducateurs, instituteurs et professeurs peuvent le faire. Nous comptons donc sur la cohorte des milliers d’éducateurs de notre mouvement. Il faut absolument qu'ils se mobilisent pour la campagne que nous allons entreprendre : stages, rencontres, journées de travail, démonstrations, bulletins, classes-témoins, etc ».

Ce dernier appel de Freinet sera entendu. C'est avec générosité et ferveur que nous remplirons jour après jour, ce programme de travail et d'espérance qu'il nous a livré en dernier message quelques jours avant de nous quitter.

ELISE FREINET
(1) Educateur Technol. n° 2, 15 oct. 66.