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Avril 1967

Puisque les événements m'imposent aujourd’hui le cruel devoir de parler à la place de Freinet, c'est de lui que je veux vous entretenir. Car, parler de ce qu'il fut, dans ce grand courant d’action et d’amitié dont il revendiquait les plus lourdes charges, c'est le situer au niveau d’une vie haute, c'est retrouver, simples et purs, les enseignements qu’il nous a laissés.

Il avait à son insu, comme Mathieu dans L’Education du Travail, « je ne sais quelle divine aptitude à faire descendre l’idéal au niveau de la vie, haussant l'action quotidienne au niveau de l’idéal, pour mettre à sa portée les éternelles vérités qui restent, à travers les cataclysmes, comme des poteaux indicateurs tordus par les éclatements et qui s’obstinent à montrer la route ».

La route où vous vous êtes engagés à sa suite était celle de la pensée et de l'action, celle de l'enthousiasme et de l'amitié. Jamais compagnonnage ne fut aussi fertile en réussites et en joies partagées ; jamais ce que nos efforts croyaient transitoire ne fut si vite porté au compte d'un sentiment d'éternité, Tous, désormais, nous faisons confiance à la vie, car nous savons que la vie est exceptionnelle quand on l’aborde au niveau de l’enfant, comme au niveau de nos engagements. Et cette vaillance et cette noblesse, venues fertiliser notre beau métier d’éducateur, c’est dans notre dialogue avec Freinet que nous les avons gagnées.

Il était donc normal que Freinet soit d'abord, pour chacun de vous, le camarade et l’ami, celui qui aide et réconforte et dont on abuse parfois, à cause de cette impuissance à se défendre, à cause de ce charme de présence directe qui étaient sa marque, à cause de vos problèmes dont il faisait ses problèmes.

Et, près des exigences du cœur, un danger s’éveillait, que l'on soupçonnait à peine et qui tendait à ramener, à la hauteur de l’homme moyen, une personnalité exceptionnelle qui, consentante, se laissait faire, car la simplicité était sa loi et la sincérité son refuge.

Ainsi prenait corps une certaine image de Freinet, qui est celle du souvenir de la multitude de nos camarades, et qui est peut-être la plus chère, celle qui, le plus longtemps, vous accompagnera dans la vie.

Mais l’Histoire a aussi ses exigences: au-delà de nos émotions personnelles, il nous faut délivrer l'image de Freinet d’un sentimentalisme accaparant et presque enfantin, pour la replacer au cœur des grands événements qui préparent l'avenir.

L’image familière du pédagogue paysan versant la bonne parole à ses adeptes, sous les figuiers de Provence, se laissant gouverner par les lois de la nature et des saisons, authentique dans sa loyauté et ses naïvetés, cette image du sage résigné à sa seule sagesse n'est pas, vous le savez, exempte de dangers. Elle n’est pas non plus le reflet de la vérité,

Elle risque, en effet, de tomber trop facilement dans le domaine de l’opinion publique. Or, rien n'est dangereux, à la longue, comme une opinion qui s'installe commodément dans le souvenir. «L’opinion a, en droit, toujours tort, dit Bachelard, elle pense mal ; elle ne pense pas... elle est une connaissance vulgaire et provisoire. »

A vrai dire, si cette opinion restait entre nous, nous ne la redouterions guère, car elle serait en même temps revalorisée de franche amitié et de noble gratitude. Mais l'opinion va son chemin.

Elle aggrave ses défauts en gagnant les divers niveaux des milieux enseignants, en recueillant la commisération des universitaires pour le primaire, et la pitié du parisien pour le provincial. La rédemption est alors difficile.

Aussi bien, de son vivant, Freinet ne s'est jamais soucié des dangers que l'opinion pouvait faire courir à sa renommée. Il n’avait pas d’autre prétention que de se fondre dans la masse vers laquelle il allait avec une sorte d'élan passionné, soucieux de n’exclure personne de la vaste fraternité de recherche de la connaissance. Car c'est bien dans l'optique d’une recherche de la connaissance que nous devons situer Freinet, eu égard à notre mission éducative, eu égard au destin de l’histoire de l'éducation du monde.

Tous les écrits de Freinet, aussi bien ceux spécifiquement consacrés à la pratique scolaire que ceux qui visent à la construction d'une théorie abstraite, sont significatifs d'un souci de permanente recherche, d'une meilleure compréhension des faits, vers une meilleure et plus solide connaissance. Peut-on poursuivre un tel but, si hautement culturel et désintéressé, en manquant aux exigences de l'esprit scientifique? Sans se poser à chaque pas le comment et le pourquoi des choses et des événements? Sans mettre constamment en péril le savoir acquis? Sans contredire indéfiniment l'expérience commune qui donnait la sécurité ? Sans se hausser à l'abstraction « comme démarche normale et féconde de l'esprit scientifique? » (1).

Bachelard ici nous rassurerait si Freinet, par ses écrits philosophiques, ne l'avait fait tant de fois :

« On ne peut se prévaloir, dit Bachelard, d'un esprit scientifique, tant qu'on n’est pas assuré, à tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. »

« Tout est à repenser, écrivait Freinet, dans un article apparemment sans grande portée philosophique. Tout est à repenser. Nous nous y employons. Nous le faisons comme en une synthèse permanente : nous menons de front toutes les questions, toutes les données du moment, parce qu’ainsi va la vie, totale dans ses exigences. »

Du reste,. si Freinet s'engage sans appréhension dans le jeu périlleux de la reconsidération permanente, c'est qu'il a patiemment élevé à la hauteur d'une philosophie, une théorie plus sûre, puisée aux sources de la vie, et qui donne le champ libre à l'investigation, sans la laisser jamais errer au hasard : c’est la théorie du tâtonnement expérimental, « technique centrale du processus vital ».

Dans son Essai de psychologie sensible, Freinet démontre, par une méticuleuse analyse, l'universalité de cette technique élémentaire, où l’acte réussi appelle automatiquement la répétition, dès qu’il s’inscrit dans le processus fonctionnel de l’individu. Il montre, de surcroît, qu'il n'y a pas une différence fondamentale de nature entre l’animal et l'homme, mais simplement une différence de niveaux. Ce sont ces constatations mêmes qu’énonce Zuckermann quand il écrit : « En dépit de l’immense solution de continuité entre les comportements humain et animal, il importe de reconnaître que la différence n’est presque certainement que de degrés. La parenté physique et mentale de l'homme avec d'autres organismes vivants ne saurait être niée. »

Freinet complète cette constatation par la transformation du tâtonnement mécanique en tâtonnement intelligent, fruit de la perméabilité à l'expérience.

Cette perméabilité à l'expérience sera l'un des fondements de son éducation de totalité, sans cesse enrichie de théorie hiérarchisée et de culture.

Mais une théorie sur laquelle on fait fond peut avoir un danger : celui de nous enfermer dans un système dont on reste prisonnier, car tout s'y met aisément en place avec le seul secours du raisonnement. L’étau de la pensée se trouve ainsi arrêté et, comme le dit Alain, « les idées se battent entre elles sans changer le monde ».

Il en est ainsi de certains systèmes logiques dans lesquels les hypothèses ne se heurtent à aucune contradiction profonde venue de la pratique qui, seule, assure la vie.

Freinet a toujours ignoré les petites plages tranquilles des théories devenues systèmes par l'incompréhension de la pensée des Maîtres. Il a affirmé, sans réticence, dans maints écrits, et même parfois avec quelque irrévérence difficilement pardonnée, sa méfiance envers un intellectualisme exclusivement logicien et qui récuse par principe ce caractère affectif que Bachelard tenait pour un élément de solidité et de confiance insuffisamment étudié. Dans son Essai de psychologie sensible, Freinet s'emploie à réhabiliter la sensibilité et l’instinct, démarches premières et fondamentales de la vie.

C’était aller seul au-devant de bien des critiques et de bien des risques. Mais Freinet se sentait de taille à affronter la solitude. Il mit une sorte d'entêtement permanent à ignorer la logique explicative qui n'est souvent que « le mécanisme de la preuve géométrique », nette et sûre sur le papier, mais qui laisse de côté les contradictions inhérentes à la vie.

C'est justement à la recherche de ces contradictions fondamentales que s'en va courageusement Freinet, à la fois sur le plan de la théorie et de la pratique, remettant sans cesse l’acquis en question, s’inscrivant toujours « dans cette perspective d’erreurs rectifiées qui caractérise, dit Bachelard, la pensée scientifique ».

Il est certain qu’agissant ainsi dans le jeu périlleux du doute constructeur, il a dérouté les esprits timorés à qui répugne l’aventure, rassurés qu’ils sont par leurs syllogismes, leur notoriété et leur « intelligence qui se capitalise comme une richesse matérielle … qui aggrave la somnolence du savoir... l'avarice de l'homme cultivé, ruminant sans cesse le même acquis, la même culture et devenant, comme tous les avares, victimes de l'or caressé ».

C’est encore à Bachelard que j'emprunte cette citation, qui résume si bien, et avec tant de fine ironie, les dangers d’une culture faite une fois pour toutes. Freinet œuvrant dans les grands chantiers de la nature, les champs, le troupeau, les enfants, sait très bien que la vie ne s'attarde jamais au niveau du passé. Il sait qu’elle mobilise dans le présent les forces qui préparent l’avenir. C’est ce qu’il précise dans la deuxième loi du tâtonnement expérimental : « La vie n’est pas un état, mais un devenir. C'est ce devenir que doit expliquer notre psychologie, qui doit influencer et diriger notre pédagogie. »

C’est dans l’analyse des forces du présent, prêtes à éclore dans l’avenir, que Freinet a l’avantage de constater que « les problèmes ne sont jamais au même stade de maturation ». Il faut savoir poser les questions du moment ; sans questions, pas d'esprit scientifique, car pas de connaissance. Tout se gagne à la faveur du doute et du combat.

Ainsi va se précisant et s’affirmant la pensée discursive de Freinet, menant tout de front, acceptant les détours pour reprendre en charge des biens nouvellement arrivés à maturité, les convoyant à bon port, Le port, c'est, n'en doutez pas, la pédagogie efficiente et sûre qui sera l’aboutissement de la plus humaine et de la plus culturelle des éducations. Car c’est toujours à la pratique qu’il faut revenir. Freinet ne saurait donc se désintéresser du devenir de sa pensée sans l’ancrer solidement sur l'avenir, et ses enthousiasmantes perspectives de rénovation humaine. Les deux livres essentiels écrits à cet effet : Essai de psychologie sensible et L’Education du Travail sont significatifs d'une pensée aboutissant aux actes et qui jamais ne peut trahir. Certes, Freinet ne s'est jamais présenté comme un philosophe en quête de disciples et, dans la droiture de sa vérité, il ne manquait jamais de se situer à l'endroit même où s’accomplissait sa mission, avec le sentiment du travail utilement fait, mais encore et surtout avec la sensation bien nette du travail à parachever, à promouvoir, par un enrichissement permanent. C’est ainsi qu'à la fin de sa préface d'Essai de psychologie sensible, il écrivait :

« C'est pour susciter cette fraternité loyale de travail que ce livre a été écrit. Il nous reste l'espoir de le voir s'enrichir de la vaste expérience des chercheurs, de leurs découvertes personnelles et aussi de leurs critiques autorisées pour que se précisent peu à peu les lois profondes et sûres du comportement qui permettront de construire la pédagogie expérimentale et humaine dont nous avons ici réalisé l'ébauche. »

Voilà, semble-t-il, la position de modestie et de sérénité d’un esprit pour qui rien ne fut jamais achevé, parce que la vie n’est jamais achevée tant qu’elle demeure dans ses réalités et ses perspectives rassurantes.

Nous sommes cependant très loin du portrait fâcheux dessiné par ceux qui prétendent à la culture. Malgré sa modestie et sa simplicité, Freinet n’était pas un « paysan du Danube », ne vivant que de ses propres biens, sur le domaine rétréci d’une autodidaxie de berger-paysan.

Il me faut encore insister sur l'appui et le soutien, intellectuels et moraux, que les grands Maîtres de la pensée mondiale ont apportés à Freinet, Peu d’intellectuels, peut-être, auront lu autant d'auteurs universels que Freinet le fit tout au long d’une vie de travail acharné.

Peu de lecteurs, peut-être, auront connu cette rapidité de lecture qui sait aller toujours à l’essentiel, à l’appui de la pensée personnelle. Les pages des ouvrages répondant à son appel étaient toujours constellées de marques hâtives, de signes, de repères, d'interrogations, voire de négations immédiates.

Peu de chercheurs auront été aussi impatients de rencontrer l’idée ou l’argument qui faisait bondir la pensée vers un devenir dynamique. Les commentaires que faisait Freinet des œuvres venues en complément de ses propres recherches étaient pour lui des instants de détente, où il prenait ses mesures et mûrissait ses biens à la lumière des grands esprits. Il avait le sentiment, ainsi que le dit Elie Faure, « que nous avons le droit de nom servir des hommes qui ont pensé, comme les tragiques se servent des hommes qui ont vécu », Car ce n'est que par cet héritage consenti que progresse l’Humanité. Ainsi, sa propre pensée mise à l’aise dans la pensée des autres, dans une communion à la hauteur de la vérité, le mettait à l’abri de « cette crainte d'offenser quelqu'un qui est, dit Alain, une pensée qui gâte les plus belles aurores ».

Cette rapidité d'assimilation imprègne d’une profonde culture l’œuvre personnelle de Freinet, parachevée par des textes innombrables. Aucun auteur, peut-être, n’aura écrit autant de pages assumant ses pleines responsabilités de praticien, d’éducateur, de penseur, La somme de ces textes, prodigués dans des ouvrages, des revues, des brochures et dans une écrasante correspondance, explique assez bien l'influence d'une personnalité dont le dynamisme, multiplié par la pensée et par l’action, devait animer un vaste mouvement international d’éducateurs conscients, à leur tour, de leurs responsabilités d’hommes.

Pris par l'action et la recherche culturelle, dans le laps de temps que lui laissèrent deux guerres consécutives et les graves séquelles de blessures et de maladies, ramenées des champs de bataille et des camps de concentration, Freinet ne se chercha jamais des alliés dans les hautes sphères universitaires. Né dans le peuple, c’est au niveau du peuple qu’il entendait rester : il avait le sentiment que toutes les raisons de culture sont dans le peuple et qu’il suffît d'éveiller ces raisons pour leur donner un élan, à condition de ne jamais tricher avec elles.

De là ce contenu qui marque l'œuvre de Freinet et la remplit de persuasion humaine et de simplicité aux yeux de ceux qui sont restés « du peuple », mais qui rend méfiants ceux qui ne le sont plus,

Le contenu affectif d'une culture est-il condamnable face aux exigences de l'esprit? Bachelard ici encore avait rassuré Freinet : « Le caractère affectif de la culture intellectuelle (est) un élément de solidité et de confiance... Donner et surtout garder un intérêt vital à la recherche désintéressée, tel n'est-il pas le premier devoir de l'éducateur, à quelque stade de la formation qu’il soit ? »

Si, parlant de Freinet, je me suis souvent placée sous l'autorité si conciliante et si diverse de Bachelard, c'est qu'il fut le dernier compagnon de voyage de Freinet, pendant ces derniers jours de septembre où, déjà, le temps lui était compté.

Freinet y retrouvait ses biens. Dans la préface de son Essai de psychologie sensible, il avait déjà écrit ; « J’ai résolument banni de mes démonstrations les traditionnelles abstractions philosophiques, pour recourir sans cesse à des développements sensibles et synthétiques, par images, dans lesquels le sujet et l'objet ne sont point entités métaphysiques disjointes mais au contraire éléments constructifs d'une activité d'unité à ordonner et à orienter, Et ce faisant — là est mon souci majeur— je prétends avoir écrit un ouvrage de psycho-pédagogie que les parents, que les instituteurs et les élèves-instituteurs pourront lire et comprendre, discuter et, je l’espère, critiquer, en prenant en considération non des mots mais des faits sensibles et familiers. »

Chers camarades, laissez-moi vous rappeler, pour terminer, un passage des tout derniers conseils que vous donnait Freinet dans L’Educateur du 15 septembre 1966 :

«Faut-il enseigner l'esprit de l’Ecole Moderne, ou risque-t-il de naître, à plus ou moins long terme, de nos techniques ?

« Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'esprit ne s'enseigne pas. Il ne peut résulter d'une explication, si éloquente soit-elle. Il est une conception trop abstraite, par nature, pour qu'on puisse l’expliquer d’une façon convaincante par de simples mots. Il naît des situations nouvelles que nous créons et des réponses que nous donnons aux problèmes qui nous sont posés. »

Ainsi s'effaçait devant vous le Maître qui, vous ayant mis les meilleurs outils en mains, vous ouvrait toutes grandes les portes de la vie et de l’avenir.

ELISE FREINET
(1) Bachelard : Formation de l'esprit scientifique