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Les voies diverses qui mènent à la culture

Mai 1967

Nous n’avons plus le droit, ni la possibilité, de poursuivre aujourd’hui un illusoire encyclopédisme. Nous n’engagerons pas l'enfant à construire sa vie en exigeant qu’il utilise simultanément et concurremment tous les matériaux ou toutes les techniques, fruit de la longue science des hommes, qu’il fasse dans la vie une salade de pseudo-sciences, de physique, de chimie, de littérature, de calcul et d’art. Nous mettrons à sa disposition la plus grande richesse possible de matériaux, avec les techniques appropriées, et les outils essentiels qui les permettent. Puis nous le laisserons choisir les matériaux, les techniques et les outils qui lui conviennent le mieux, qui, à l’usage, lui paraissent les mieux adaptés à ses possibilités physiologiques, intellectuelles, familiales et sociales. L’un avancera ainsi sa construction par le biais de la littérature, tel autre par celui des sciences, tels autres encore par celui de l’histoire, de la géographie ou de l’art.

L’essentiel est qu’ils parviennent au sommet de la construction, qu’ils y trouvent sécurité et puissance, qu’ils incorporent à leurs réactions fonctionnelles vitales le processus de montée qui les a fait accéder aux étages supérieurs où réside la culture, qu’ils s’assimilent non pas la forme ni les tabous et les idoles de cette culture, mais ce qu’elle porte en elle, ce qu’elle doit porter de vivifiant dans son idéale humanité.

Que cette diversité ne nous épouvante point. Elle est tout simplement la loi de la vie ; il est inconcevable que l’Ecole ne s’en soit point encore avisée et qu’elle continue à pousser les enfants selon des méthodes uniformes, par une nourriture faussement standardisée, vers une destinée uniforme aussi comme si tous les individus étaient appelés à jouer le même rôle, L’Ecole les abandonne à 13, 14 ou 15 ans et, en vertu de cette même expérience tâtonnée que nous rencontrons partout, l’un devient commerçant, l’autre commis-voyageur, d’autres paysans, écrivains, prêtres ou instituteurs. Et ils peuvent parfaitement exceller chacun dans leur spécialité et devenir des hommes malgré leur spécialisation. « Il faut de tout pour faire un monde. » 

II suffit d’éviter la fausse, dangereuse et prématurée spécialisation qui n'est que limitation et rétrécissement. Bien sûr, si l’enfant est arbitrairement confiné dans un milieu familial, social ou scolaire qui lui impose une seule activité, avec un matériau unique pour construire sa personnalité, s’il n’a pas le loisir de tâtonner pour adapter lentement la réalité à ses besoins, alors il ignore ce qui se fait à côté de sa spécialisation.

Mais s’il est mêlé de bonne heure à un milieu où chaque individu évolue, selon les méthodes qui lui sont propres, pour parvenir, par d’autres voies que lui, avec d’autres matériaux et des outils différents, à la même harmonie adaptée à sa nature particulière, il prend conscience, par la pratique, de cette complexité de la vie, de cette diversité de voies qui mènent à la culture. Il pourra d’ailleurs s’y essayer si ça lui chante. Mais, bien souvent, il lui suffira de sentir que chacun autour de lui, bien qu’avec des matériaux et des outils différents, élève sa propre construction selon les mêmes lois générales et profondes, qui sont les lois de la vie, et que cette diversité est indispensable à l’harmonie sociale et cosmique comme la diversité des voix du chœur en fonction de la perfection dans l’hymne commun.

C. FREINET

Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation

Editions de l'Ecole Moderne Française Cannes, 1950, p. 269-270.