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« AUTOUR » d'une expérience (IV)

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Mai 1967

Voir les trois premiers articles de cette série dans L’Éducateur, n° 7 (p. 11), n° 9 (p. 7) et n° 11 (p. 13).

Maintenant, le cahier n° 5 de Documents de l’institut est entre vos mains. Et, à cause de cela, les commentaires que je puis faire vous intéresseront peut- être davantage. Mais je me rends bien compte que les questions que je voudrais aborder sont tellement vastes que je peux seulement les effleurer. Mais puisque j'ai commencé à évoquer quelques points importants de la pédagogie Freinet des mathématiques, il faut bien terminer cette série d'articles.

LE GROUPE

Donc, nous le savons bien maintenant, la vie est riche d'objets mathématiques. L'enfant peut les apercevoir de lui- même ou bien grâce à l'aide de ses camarades. Si l'enfant est suffisamment éveillé au monde, il peut entrer en relation avec ces objets. Ils étaient déjà reliés entre eux. Mais il faut que cette relation passe par l'enfant. Comment cela se fera-t-il? Avec l'aide du groupe.

Nous avons déjà vu sur le plan de l'affectivité que le groupe intervient en déposant l'entrelac de relations entre les choses sur un substrat de relations interpersonnelles solidement et plus anciennement constitué. Il y a une carte du tendre et du dur de l'enfance et les objets nouveaux sont mieux situés quand ils peuvent être associés à des points bien connus de cette carte.

Cependant, la part essentielle du groupe, c'est la critique. Au Congrès de Tours, j'ai entrevu à quels moments précis elle pouvait intervenir utilement. Pour la pose des problèmes d'abord. L'enfant a déjà un solide acquis de problèmes résolus. Mais de nombreux problèmes sont aussi en cours de réalisation. Quelquefois, l'enfant en est aux tout premiers pas et il tâtonne pour trouver la réponse. Quelquefois il a déjà la réponse et il répète, il répète pour l'intégrer en technique de vie. La technique de vie c’est comme l’ovule dans le corps féminin. Elle a un gros potentiel de développement. Mais pour se mettre en marche, il lui faut le choc du spermatozoïde. Il faut que l’acquis soit confronté à un rien, une remarque, un indice, une observation pour qu’un nouveau problème apparaisse, riche de développements futurs.

Ce sont souvent les interventions des camarades (ou des correspondants) qui suscitent les départs. Quelquefois, c’est en s'opposant au groupe, par désir de singularité, que l'enfant découvre de nouvelles voies qui sont pour lui de nouvelles occasions de se distinguer. Le groupe intervient, peu après, dans la critique des personnes. D’abord, par les exemples qu’il fournit au petit chercheur, d’autre part, dans la critique de parole qui permet les prises de conscience rapides.

Mais, après la conquête de la loi, le groupe peut encore intervenir au niveau de la critique-pour-les-limites. C’est lui qui peut donner l’idée de nouveaux paramètres.

Enfin, il peut permettre la prise de conscience des composantes secondaire, tertiaire, etc. Par exemple : dans 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, chaque nombre dérive du précédent par l’addition de 1. Mais il dérive du suivant par la soustraction de 1. Et il y a l’alternance pair-impair, etc.

On le voit, la part du groupe peut être considérable. Et c'est vraiment regrettable qu'on n'en ait pas tenu davantage compte dans le passé. Heureusement, la pédagogie Freinet ne dissocie pas l’être individuel de l'être, social. L’être particulier ne se développe vraiment que dans la société. Il ne faut pas l’oublier : ce qui a fait l’homme, c'est la main, c'est le travail, mais c'est aussi l'instinct grégaire des singes.

On ne peut progresser qu'en fonction des démentis que l'on reçoit. Et à l'Ecole Moderne, par exemple, celui qui reste seul dans son département et dans ses routines perfectionnées progresse à pas de tortue parce qu'il lui faut beaucoup de temps pour se rendre compte de l'inadéquation nouvelle de ses idées.

Et pourtant, les recordmen du monde eux-mêmes, qui accomplissent pourtant des exploits que jamais personne n'a réalisés, n'en ont pas moins besoin des conseils de leurs entraîneurs pour progresser encore davantage.

Pourquoi les savants travaillent-ils en équipe? Parce que, seuls, ils ne peuvent assumer la fonction critique à un niveau suffisant. Or, vous savez que : «Les idées les plus fécondes et les plus hautes sont dues à de très jeunes savants. » Simone Pellissier écrit dans un cahier de roulement consacré à la mathématique libre : « Au passage, je voudrais dire l'effet bénéfique de la recherche collective. On a l'impression que les cerveaux travaillent à une vitesse vertigineuse. Et l’on voit avec surprise que des enfants par ailleurs assez ternes, ont des illuminations, des intuitions étonnantes. »

Comment s'en étonner : dans un groupe de recherche, les hypothèses trouvent aussitôt des démentis. Si elles résistent aux critiques, elles aboutissent rapidement parce que la critique de parole est instantanée.

Mais je voudrais encore souligner un point supplémentaire. Vous savez que l'Ecole Moderne est le fait d'individus qui présentent tous, sur le plan personnel, des lacunes parfois considérables, à côté de dominantes parfois très marquées. Il faut peut-être le regretter pour les individus, mais pour le groupe c'est merveilleux parce qu’il n'utilise que les dominantes : les lacunes sont effacées.

Dans le groupe de recherche, des enfants qui n'ont pour eux, les pauvres, qu’une mémoire visuelle étonnante, ou une grande faculté d'abstraction, une intuition extra fine, un esprit d'observation suraigu... peuvent manifester leurs dons. Et ces dons sont reconnus et ces enfants sont rassurés sur eux- mêmes : ainsi, ils n'avaient pas seulement un passif de maladresse manuelle, de lenteur verbale, d'inaptitude à la pensée par étapes et enchaînements. Non, ils avaient aussi quelque chose d'autre que l'on n'avait pas soupçonné, quelque chose de précieux qui ne pouvait apparaître que dans le groupe, quelque chose de très important pour l'avenir.

Mais, revenons à cette critique. Les enfants ne sont pas toujours prêts à la recevoir : il y a des moments pour cela. Ceux d'entre vous qui ont lu les documents de Rémi savent que, par périodes, l'enfant reste sourd à toutes les pressions du milieu. Et, en particulier, dans les phases de répétition pour l'intégration. (Entre la découverte de la loi et le début de la technique de vie).

Après cette période, il se trouve à nouveau branché sur le monde. Il faut donc laisser aller les enfants à leur rythme.

C'est la critique individuelle qui doit jouer la première. Elle est la meilleure parce qu'elle est la mieux acceptée. Lorsque l'enfant qui a créé un objet mathématique l'aperçoit réécrit au tableau, il le voit mieux parce qu'il s'en est détaché et qu'il le perçoit de l'extérieur, objectivement. Cela fait penser à Lacan : « Dans le langage, notre message nous vient de l’autre et, pour l'énoncer jusqu’au bout, sous une forme inversée. »

Le maître, lui, renvoie le message de l'enfant par le miroir du tableau. Et l'enfant peut mieux, alors, le reconnaître.

Si l'auteur ne voit rien, ses camarades peuvent intervenir et l'aider à découvrir ce qu'il n'avait pas vu. Là aussi, la critique des pairs est meilleure que celle du maître : elle passe mieux parce qu'elle est mieux formulée ; elle est mieux acceptée ; elle atteint mieux son but.

Enfin, le maître peut tout de même intervenir ; mais légèrement car s'il appuie trop, il peut provoquer un blocage. En insistant lourdement, on pourrait apporter un démenti d'ordre psychologique, ce qui serait grave. Il faut accepter la liberté de l'enfant, il faut respecter sa personnalité, il ne faut pas le forcer car, on peut lui faire confiance, il saura bien lui-même se forcer un jour ou l'autre. D'ailleurs, s’il n'accepte pas la critique, il peut avoir ses raisons. Comme disait Napoléon : « Quand on a tort, il faut persévérer, cela vous donne raison. » Comme les enfants ne sont pas encore Napoléon, disons, provisoirement : « Il faut parfois persévérer. »

Mais tout ceci suppose une certaine conception de l'apprentissage qu'il est temps de préciser.

TATONNEMENT EXPERIMENTAL

Il y a donc les objets, les relations entre les objets, l'enfant qui en prend conscience grâce à l'aide de ses camarades et il y a l'affectivité qui contribue à fixer les connaissances. Mais comment ces objets s’accrochent-ils les uns aux autres dans la pensée de l’enfant? Comment apparaissent- ils dans le champ de la conscience? Comment se fait l’organisation des connaissances? Et qu’est-ce qui provoque leur incessante réorganisation?

Oui, il nous faut une théorie de l’apprentissage. Il en existe 267 paraît-il et un tiers d’entre elles vaudraient quelque chose. C’est peut-être vrai. Mais nous ne devons guère nous en soucier. Car nous en avons une et une bonne : celle de Freinet. En effet, nous sommes des praticiens. Et une théorie que l’on peut toucher pratiquement du doigt, cela nous convient parfaitement.

Personnellement, j’avais pu l’assimiler assez bien à partir de la vie et avec l’aide des livres et des critiques de Freinet. Et tout naturellement, j’ai éprouvé le besoin d’appliquer également cette théorie à l’enseignement des mathématiques. En fait, je courais peu de risques car je savais qu’elle était juste et qu’on jouait gagnant à chaque fois.

Freinet a raison : c’est dans la mesure où l’on se rapprochera « au plus près » du comportement naturel de l’être humain que l’on obtiendra le plus de succès.

EXPRESSION LIBRE

Evidemment, on ne peut traiter tous les points de la pédagogie Freinet. Mais comment ne pas s’arrêter également un instant à l’expression libre?

On ne peut dire à quel point il faut laisser les enfants libres de créer. Ils ont tout un monde à explorer, un monde que nous-mêmes nous ne connaissons pas et qu’ils peuvent nous ouvrir. D’ailleurs, si l’on voulait mettre un frein à l’imagination, ce serait dangereux. Et à partir de quels critères établirions-nous nos limitations? La rencontre de l’enfant avec les deux mondes, intérieur et extérieur, peut s'exprimer par la parole, l’écrit, le chant, le dessin, la danse. Elle doit pouvoir s'exprimer également par la mathématique. C'est un langage comme les autres qui, comme les autres, s’acquiert par tâtonnement expérimental. Aucun langage, aucun système d’expression ne permet, à lui seul, de couvrir la totalité des besoins d’expression d’un individu. Chacun doit pouvoir tâter de l’un, tâter de l’autre suivant ses particularités propres. Et, à l’intérieur de chaque langage, il doit pouvoir choisir les domaines qui lui conviennent plus particulièrement. Il doit pouvoir, dans le milieu riche que l’école et la vie lui offrent, se construire sa propre personnalité.

CONCLUSIONS

En écrivant pour Documents de l’institut le récit de mon expérience, je me faisais fort de montrer que les enfants avaient, très tôt, droit à la mathématique.

Je voulais aussi exprimer ma certitude qu’à partir de la vie et pour retour à la vie, on pouvait toujours mathématiser.

Je voulais démontrer que la pédagogie de totalité de Freinet apportait une excellente solution au problème de l’enseignement de la mathématique.

Enfin, j’espérais faire boule de neige. Mais tout cela s’est développé avant la parution de la brochure. Et en dehors de moi. Tant mieux !

Maintenant, chez nous, la machine est en marche. Plus rien ne l’arrêtera.

PAUL LE BOHEC