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Le montage des mécanismes dans un enseignement du français et du calcul rendus prioritaires

Décembre 1960

La circulaire du 19 octobre rappelle la primauté du calcul et du français : idée foncièrement juste en soi. Et certains d’en conclure aussitôt à l’urgente nécessité d’un retour aux méthodes les plus traditionnelles, qui ont si bien « fait leurs preuves ».
Comme s’il existait un lien de cause à effet !

1 ) Que les pires contresens aient été naguère commis au nom de « l'école nouvelle », nous avons pu le constater fréquemment. Que des aventures fantaisistes ou saugrenues aient abouti à des catastrophes, nous en avons eu parfois, hélas ! le spectacle. Et surtout qu’il règne encore à ce sujet d’inquiétants malentendus, le débat en cours suffirait pour montrer combien certains mouvements ont réussi à donner le change en masquant leur indigence ou même leur faillite derrière un écran de superbes principes qui sont autant de «mystifications ».

Peut-être d’ailleurs était-ce une nécessité pour la pédagogie pendant sa phase héroïque, comme ce fut le cas pour d'autres disciplines, de franchir un océan de verbiage avant d’entrevoir sa chance d’adaptation au monde ambiant.

Mais cette chance n'était-elle pas précisément en train de prendre corps ?

2) Deux simples questions : parmi ceux qui condamnent indistinctement toutes les « méthodes nouvelles », combien ont effectivement passé une matinée dans une « classe Freinet » (c’est-à-dire non pas la classe pour papillons qui voue un aimable culte au désordre et à l'anarchie comme le voudrait une légende tenace mais la collectivité coopérativement organisée où l’esprit compte autant que la lettre) ? Et parmi ces personnes toujours savamment informées, combien en ont vu un nombre suffisant (disons : une dizaine) pour se faire une idée autrement qu'à l’aide de considérations à priori ?

Si vous procédiez à une enquête un tantinet indiscrète comme ce fut notre cas, vous découvririez avec stupeur que l’existence de fichiers autocorrectifs fait lever les sourcils. Et vous auriez cette révélation ahurissante que l'emploi de ces fichiers dans l’esprit même où ils ont été conçus et laborieusement mis au point paraît encore réservé en exclusivité à la planète Mars.

Aussi passeriez-vous à leurs yeux pour de doux plaisantins si vous leur confiiez que beaucoup en sont venus aux « techniques Freinet » précisément parce qu'ils y ont vu (très justement d’ailleurs) la possibilité de « mécaniser » beaucoup plus largement et efficacement.

« Nous séparons davantage compréhension et mécanisation », écrit Freinet (1) : en termes pratiques, nous initions à chaque notion occasionnellement motivée selon le processus naturel qui la rend opportune ; ensuite de quoi, nous disposons de séances entières pour le travail individuel à l’aide de fiches (opérations, conjugaison, grammaire, etc.) (2) qui évitent de tout mêler stérilement : ce dernier travail venant évidemment en second lieu, mais étant non moins soigné que le premier.

3) Dans l’esprit de la réforme de l’enseignement, il va de soi que le souci d’encyclopédisme disparaît puisque le premier Degré ne se clôt plus sur lui- même. Dès l’instant que les élèves termineront leur scolarité à 16 ans et non plus à 14, il faut prévoir des modifications dans la manière d’enseigner non pas seulement à partir de 11 ans, mais déjà de 6 ans à 11 ans. Aussi est-il normal d’exiger à 11 ans des mécanismes impeccables qui permettront de bâtir solidement.

Mais y parviendra-t-on en sacrifiant histoire, géographie et sciences (sans parler de dessin, chant, gymnastique... dont on connaît le poids quand il est question de faire une dictée ou un problème de plus) sous prétexte que le milieu où vit l’enfant est de plus en plus agité (ce qui est vrai) et qu’en conséquence il faut réserver exclusivement le faible pouvoir d’attention à ce qui est ultérieurement rentable en faisant encore un peu plus, de l’école, un sanctuaire (ce qui est radicalement faux) ?

Car l’expérience montre que la solution réaliste consiste, plutôt que de s’épuiser à couper six heures par jour l’enfant de son milieu vital où il se trouve encore psychiquement immergé, à partir au contraire des sollicitations de ce milieu sous la forme des apports qui motiveront l’enseignement en objets (ce bouchon... ce biface...) comme en idées (ce texte libre, ces données de calcul vivant... ou cette bande de magnétophone, cette lettre des correspondants...).

Tant il est vrai qu’un intellectualisme vivace méconnaît encore foncièrement tout ce qui, chez le jeune enfant, n’est pas « esprit pur » (comme si sa tournure d’esprit n'était pas d’abord essentiellement pragmatique !). Et tant il est vrai aussi que les rapports entre individu et milieu sont encore envisagés d’une manière sommairement mécanique (comme si les automatismes n’avaient pas besoin de jouer d’abord fonctionnellement avant de jouer en eux-mêmes !).

Les « techniques Freinet » ont l’ambition d’apprendre les mécanismes du français et du calcul à même les complexes vitaux » (et non « centres d’intérêt » et « thèmes de vie », pauvre caricature), complexes qu’on mutilerait arbitrairement en empêchant histoire-géographie-sciences (non pas « locales » mais « vécues » à la manière dont Monsieur Jourdain faisait de la prose comme l’implique l’égocentrisme) de fournir opportunément les motivations indispensables. Et les faits montrent que ces mécanismes y gagnent non seulement d’être davantage fondés aux yeux de l’enfant mais de se graver dans sa mémoire d’une manière indélébile.

Faute de quoi notre enseignement ressemblera encore un peu plus à ce renard qui, pour se nourrir, n’avait rien trouvé de mieux que de se manger la queue.

(I) In L’Educateur du 10-XI-I957. p. 16.
(2) Voir le catalogue de la C.E.L.

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