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Projet de charte d'unité du mouvement Ecole Moderne Pédagogie FREINET

Juillet 1967

« L'élément constructif de notre mouvement, écrivait Freinet en juillet dernier, c'est le travail : le travail de loyale recherche et d'expérimentation, le travail de préparation du matériel et des techniques et notre souci commun de servir notre mouvement coopératif et non de s'en servir. »

Ce sont, en effet, ces réalités faites vôtres à l'exemple de Freinet, qui ont permis au mouvement de continuer sur sa lancée et de prendre en charge, dans le présent, les problèmes de l'actualité scolaire et pédagogique. Le Congrès de Tours a été la preuve de la maturité de l'œuvre collective, de son dynamisme et de son courage à affronter les données de l'avenir déjà incluses dans la vie de nos meilleures écoles.

Nos comptes rendus du Congrès, nos projets en cours, nos réalisations de commissions, notre collaboration avec les organisations pédagogiques diverses signent l'amplitude de notre action et la présence de notre force collective. Devant les impératifs multiples qui nous sont imposés, le moment vient de cimenter plus que jamais l'unité du mouvement dans le grand complexe pédagogique, social, humain et culturel. Nous nous devons, face à l'avenir, en tant que responsables du mouvement, de prendre des positions nettes d'idéologie et d'action comme le fit toujours Freinet dans les périodes historiques. C'est pour nous une nécessité et un devoir de réaffirmer nos buts et de marquer la continuité d'un mouvement qui depuis bientôt un demi-siècle a lié son sort à l'école publique, à la rénovation de l'enseignement, à la grande cause du peuple.

Quel sera le contenu de cette charte digne de cimenter notre action collective, dans une fidélité inébranlable au passé et une espérance invincible vers l'avenir ? Nous ne saurions mieux faire que de suivre les directives que Freinet analysait avec tant de lucidité et d’audace dans les projets de chartes d'unité du mouvement qu’il proposa à diverses reprises quand le besoin de resserrer nos liens, d'affirmer notre force et nos droits se faisait sentir.

Nous prendrons comme thème de discussion, à titre de document critique, le projet de charte précédant le Congrès de Nancy en 1950.

A vous d’en analyser les données essentielles, d’en susciter les raisons dignes de l'actualité, d’en adapter à cette actualité les valeurs permanentes, pour aboutir à un document historique à son tour auquel vous vous devrez de rester fidèles, que vous honorerez de votre travail et de votre foi.

Élise FREINET

PROJET DE CHARTE D'UNITÉ DU MOUVEMENT C.E.L.

Dans deux mois, le Congrès de Nancy battra son plein, nous replongeant une fois encore dans cette atmosphère réconfortante d'amitié et de collaboration CEL qui est une des grandes conquêtes de notre groupe sur la voie de l'éducation libératrice.

Nos adversaires et nos concurrents, ceux aussi de nos collègues qui ne nous ont encore ni rejoints ni compris, se demandent parfois d’où vient, dans un monde divisé à l'extrême, cette extraordinaire fraternité de travail, cet esprit CEL qui est le ciment le plus sûr et le plus efficace de notre action.

Il n’est pas mauvais qu'à la veille de nos assises annuelles, nous essayions, une fois encore, de faire le point de nos efforts, ne serait-ce que pour asseoir sur des bases solides les discussions prévues par le thème hardi que nous avons choisi.

Nous allons résumer ici, avec l'expérience que nous avons et de nos principes pédagogiques et de la vie de notre groupe, les données essentielles sur lesquelles l'accord peut et doit se faire au sein de notre mouvement, la charte pour ainsi dire d'une unité qui va s’élargissant et se resserrant depuis vingt-cinq ans, et en faveur de laquelle témoignent la fidélité inébranlable de nos adhérents et les résultats pratiques obtenus qui feront date dans l’histoire de la pédagogie populaire.

1°. L'éducation est élévation et épanouissement et non dressage ou asservissement à une autorité ou à un dogme.

En théorie, la cause est aujourd'hui entendue, dans tous les milieux. Il en est autrement, hélas ! dans la pratique. Nous cherchons loyalement et obstinément les outils et les techniques de travail, les modes d’organisation et de vie dans le cadre scolaire et social qui permettront au maximum cette élévation.

2°. Nous sommes contre tout endoctrinement.

Nous ne prétendons pas, d'avance, que l'enfant à éduquer sera matérialiste, spiritualiste, catholique ou anarchiste. Nous ne préparons pas l'enfant à servir et à continuer le monde d'aujourd'hui, mais à construire hardiment, demain, la société qui garantira au mieux son épanouissement. Nous nous refusons à plier l'esprit de l'enfant à un dogme ou à une doctrine infaillibles et préétablis quels qu'ils soient. Nous nous appliquons à faire de nos élèves des travailleurs conscients et efficients, qui sauront œuvrer intelligemment et défendre héroïquement s’il le faut leurs droits élémentaires de travailleurs et d'hommes.

Nous souhaitons que dans cette voie ils sachent et ils puissent réaliser et même dépasser les rêves que nous n'avons faits, nous, qu'entrevoir et préparer.

3°. Nous combattrons l’illusion d’une éducation qui se suffirait à elle-même en dehors des grands courants sociaux et politiques qui la conditionnent.

L'éducation est un élément, mais n'est qu'un élément, de l'amélioration sociale désirée et indispensable. La santé des enfants, les conditions de travail et de vie des parents, les locaux scolaires, l'adaptation et la modernisation des outils de travail, le cinéma et la radio influencent directement, et parfois d'une façon décisive, la formation des jeunes générations,

Nous montrerons aux éducateurs, aux parents d'élèves et aux amis de l'école la nécessité de lutter socialement et politiquement pour que notre école laïque puisse remplir son éminente fonction éducatrice. Nous laisserons seulement à chacun de nos adhérents le soin d'agir comme il l'entendra pour mettre en accord ses préférences idéologiques, philosophiques, sociales ou politiques avec les exigences d'une pédagogie qui s'intègre chaque jour davantage au vaste effort des hommes à la recherche du bien-être et de la paix.

4°. L'éducation est une force de libération et de paix.

Mais nous sommes persuadés que nos efforts, même dans les conditions sociales où nous nous trouvons, ne sauraient être inutiles. Nous n’attendons pas, passivement et égoïstement, qu’une amélioration décisive des conditions sociales vienne rénover nos classes. Nous ne serons pas de ces révolutionnaires en pantoufles qui montent sur les tréteaux pour réclamer la libération des esclaves et qui restent dans leurs classes de parfaits autocrates participant au dressage inconscients des esclaves d’aujourd’hui et de demain. L’expérience est là d’ailleurs pour montrer que notre action, et celle des novateurs qui nous ont précédés, n’a été ni vaine ni inutile. Elle a contribué à ouvrir les yeux et les esprits. Elle a, du moins, ouvert les yeux et les esprits des éducateurs eux-mêmes qui réclament enfin, et à bon droit, une amélioration humainement indispensable de leurs conditions de travail et de vie.

A côté des travailleurs qui, au sein de leurs organisations, luttent pour leur pain et leur liberté, mais aussi pour leur sécurité et leur dignité ; à côté des artistes et des écrivains qui jettent inlassablement sûr le monde décadent une étincelle de vérité, les éducateurs de la CEL affirment que leur devoir d'hommes et de citoyens est de s’occuper intelligemment et efficacement de leur fonction d’éducation libératrice.

5°. La loyale recherche expérimentale est la condition première de notre effort coopératif.

Il n’y a, à la CEL, ni catéchisme, ni dogme, ni système auxquels nous demandions à quiconque de souscrire passivement. Nous organisons, au contraire, à tous les échelons actifs de notre mouvement, la confrontation permanente des idées, des recherches et des expériences.

Nous nous interdisons toute exploitation, c'est-à-dire qu'aucun d’entre nous ne doit profiter abusivement du travail de ses camarades, que nul ne peut, par ruse ou autorité, nous mener vers des voies ou des solutions que nous n’aurions d’avance acceptées.

Mais si nous nous engageons à verser sans cesse dans le creuset coopératif les meilleurs de nos travaux, nous nous défendrons toujours avec la dernière énergie contre les individus, les associations ou les organismes qui essaieraient d’exploiter à leur profit nos communes réalisations.

Nous défendrons notre bien que nous voulons mettre exclusivement au service de l’éducation populaire.

6°. Les éducateurs de la CEL restent les maîtres souverains du conditionnement, de l’orientation et de l’exploitation de leurs efforts coopératifs.

Nous bâtissons et nous animons notre mouvement pédagogique sur les bases et selon les principes qui, à l'expérience, se sont révélés efficaces dans nos classes : travail constructif ennemi de tout verbiage, libre activité dans le cadre de la communauté, liberté pour l’individu de choisir son travail au sein de l’équipe, discipline entièrement consentie avec responsables désignés mais sans chefs imposés.

Nous ne nous intéressons profondément à la vie de la CEL que parce qu'elle est notre maison, notre atelier de travail que nous devons nourrir de nos fonds, de notre travail et de notre pensée et défendre contre quiconque nuit à nos intérêts communs.

7°. La CEL n’est pas un groupement d’affinités, mais une équipe de travail.

Ce sont chez nous les meilleurs travailleurs, les chefs d'équipe dont on a reconnu la valeur technique, coopérative et humaine qui prennent la tête du peloton. Ce sont les nécessités du travail qui les portent aux postes de commande, où ils ne sauraient se maintenir que par le travail, à l’exclusion de toute autre justification.

Il en résulte que l’appartenance à une religion, à une association ou à un parti ne saurait jouer dans la désignation ou le maintien des responsables. Il appartient aux hommes qui veulent honorer leur religion ou leur parti — et c'est très humain et très juste — d'être les meilleurs ouvriers, les plus dévoués des chefs d'équipe,

Dans la pratique de notre mouvement, cette sélection se fait automatiquement. Nous avons des délégués départementaux, des responsables de commissions, des membres du C.A. de toutes tendances ou sans parti. Ils jouissent tous au sein de la CEL de l’autorité que leur valent leur compétence et leur dévouement au service de la Coopérative.

8°. Relations du mouvement CEL avec les associations voisines.

Un syndicat peut s'affilier à une centrale syndicale, mais non à une Ligue ou à un Parti, La CEL, équipe de travail, ne peut, pour les mêmes raisons, se lier organiquement à aucune des associations voisines, quelles que soient par ailleurs ses sympathies pour ces associations.

C'est pourquoi la question ne peut pas se poser de l’affiliation de la CEL ni à un syndicat, ni à la Ligue de l'Enseignement, ni à un tel autre mouvement culturel, si intéressant soit-il, ni même au Groupe Français d'Education Nouvelle, organisme de coordination et de propagande plus que d'action pédagogique et technique au service de l’éducation nouvelle.

Nos groupes départementaux pourraient plus légitimement œuvrer au sein de la Commission pédagogique du Syndicat des Instituteurs qui est, elle, une équipe de travail, mais dont la dépendance — naturelle — vis-à-vis du Syndicat, risque de créer chez nous des situations délicates.

La question de collaboration technique permanente pourrait être éventuellement examinée avec l'Office des Coopératives Scolaires qui est, lui, un organisme d'entr’aide technique et de coopération de toutes les coopératives.

Mais, si même ne peut se poser la question de l’affiliation, il n’en reste pas moins que la CEL collabore sans réserve et à fond avec tous les organismes laïques qui poursuivent des buts identiques aux nôtres et qui luttent pour la même cause. Notre collaboration actuelle à la Commission pédagogique du SNI est une preuve encore de notre désir permanent de servir de notre mieux, par tous les moyens, l’Ecole et ses maîtres.

9°. Position de la CEL en face des officiels.

Même explication naturelle de nos relations avec les officiels. Nos groupes de travail dépérissent partout où y pénètrent les officiels en tant qu'officiels : les instituteurs ne parlent plus, ne critiquent plus librement en présence de leurs chefs ; ils ne sont plus à l'aise dans leur travail. N'étant plus à l'aise, ils se désintéressent de l'équipe et de son activité. L'expérience l'a montré bien des fois ; toute réunion de la CEL ou de ses filiales tenue en présence d'un officiel peut être, dans certains cas, une réunion de propagande, elle est toujours une séance de travail ratée.

Nous ne faisons qu’une réserve pour les cas, heureusement de plus en plus nombreux, où les Inspecteurs, comme dans nos stages, viennent en ouvriers et non en chefs. La collaboration et le travail n'excluent pas, au contraire, le respect et la considération.

C’est au titre d'équipe de travail que la Commission des Inspecteurs a sa place au sein de la CEL et de l’institut.

Cette position technique, pourrions-nous dire, n'est nullement d'ailleurs une opposition systématique à l'administration que nous gardons la liberté d'aider, de servir ou de critiquer selon les exigences de notre travail coopératif, dans le cadre de la grande lutte laïque pour l’éducation du peuple.

10°. La CEL est au service des enfants du peuple.

Dans le cadre des réserves ci-dessus, nous collaborons au maximum, à tous les échelons, avec tous les organismes, populaires-et-laïques, à toutes les initiatives désintéressées qui servent directement ou indirectement notre grande cause de l'éducation libératrice de l'enfant. Nous jetons généreusement dans le circuit de la construction sociale toutes nos solides réalisations. Nous veillons seulement à ce que des individus ou des organismes intéressés ne s'en saisissent pas, jusqu'à nous en dépouiller, pour poursuivre à leur profit l’œuvre obscurantiste contre laquelle nous luttons.

11°. La CEL est, par principe, internationale.

C'est sur ces mêmes principes d'équipes coopératives de travail que nous tâchons de développer notre effort à l'échelle internationale. Notre internationalisme est, pour nous, plus qu'une profession de foi, il est une nécessité de notre travail.

Quand des filiales actives et constructives se constituent en Belgique, en Suisse, en Hollande, au Luxembourg, bientôt en Allemagne, en Italie, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, lorsque se reconstituera dans l'Espagne libérée notre héroïque filiale espagnole, nous sommes naturellement liés, organiquement, par les nécessités même de notre travail, avec les équipes de travail de ces pays. Nous constituons ainsi peu à peu, sans autre propagande que celle de nos efforts enthousiastes, une CEL internationale, qui ne remplacera pas les autres mouvements internationaux, mais qui agira sur le plan international comme elle le fait sur le pian national pour que se développent les fraternités de travail et de destin qui sauront aider profondément et efficacement toutes les œuvres de paix.

12°. La CEL est une grande fraternité dans le travail constructif au service du peuple.

Fait unique en France, si ce n'est dans le monde, des milliers d'éducateurs de toutes tendances et de toutes conditions participent depuis vingt-cinq ans à une des plus grandes entreprises coopératives de notre histoire pédagogique. Et leur unité n'est point faite de silence ou d'abandon, mais de dynamisme et de loyauté au service d'une grande cause : la lutte sur tous les terrains pour que s'améliorent et s'humanisent nos conditions de travail, les conditions de travail et de vie de nos enfants, l'action hardie pour que les forces de réaction ne sabotent pas davantage, ne pervertissent ou ne détruisent les fleurs que nous tâchons de laisser éclore et s’épanouir, parce qu'elles portent la graine de notre bien le plus précieux : l’enfant.

C. Freinet