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Février 1967

En proposant le thème du Congrès de Tours Présence de la pédagogie Freinet, nous sentions le besoin de nous arrêter, un instant, pour inviter nos camarades à méditer ensemble sur les réalités actuelles de notre mouvement : pour repenser, en profondeur, l’héritage que nous a laissé Freinet avant de reprendre la route qu'il nous a si efficacement et si généreusement ouverte ; pour pressentir les devoirs qui nous incombent au seuil d'un avenir dans lequel déjà nous sommes engagés en raison de notre avance sur les autres mouvements pédagogiques. Cette reconsidération collective entraînera, cela va sans dire, des engagements, des prises de position, différentes peut-être de celles d'hier, mais qui resteront toujours dans la ligne du travail en commun, de la création permanente de techniques neuves et éprouvées ; dans la continuation d’une pédagogie qui a gagné ses titres dans un réalisme scolaire dont elle a sondé tous les problèmes ; dans la ligne aussi de démarches intellectuelles vivantes ayant rompu définitivement avec la conception intellectualiste, scolastique et verbale qui tente de renaître sans cesse dans l’éducation nouvelle ; dans la ligne surtout des voies efficientes du bon sens qui ont présidé à la rénovation scolaire menée avec succès depuis près d’un demi-siècle par Freinet.

Avant d’entreprendre le long voyage dont les perspectives sont encore incertaines et quelque peu inquiétantes, le voyageur rassemble ses bagages et ses énergies pour affronter une marche qui d’avance s’éclaire de son expérience passée et de son optimisme. Chacun de vous sera, à Tours, le voyageur qui peut compter sur soi-même pour aborder l’avenir dans ce même esprit dynamique et réalisateur qui, après avoir bâti la sécurité du passé, garantira l'efficience des lendemains.

Certes, l’on n'est jamais complètement rassuré à la veille d'un départ et celui-ci sera dominé par une sorte de solennité de l'engagement qui peut-être exigera de vous plus de courage et d’audace que n'exigeaient d'autres départs facilités par la présence du guide et de l’ami. Mais tes meilleurs d'entre vous ont pris conscience de la maturité de notre pédagogie sans cesse renouvelée par une sorte de poussée profonde qui, d’abord instinctive, s’assagit par les effets d'une pratique pédagogique et d’une théorie psychologique désormais aussi sûres l'une que l'autre parce qu'elles naissent de la vie et que la vie, tant qu'elle est là, est toujours rassurante.

C’est peut-être le plus grand mérite de Freinet d'avoir pris toute la vie en charge dans sa recherche permanente d'une éducation qui, à ses yeux, n'avait d’autre but que de servir cette vie toujours étonnante par ses pouvoirs, toujours au centre de nos joies et de nos peines, de nos initiatives et de nos illusions. Et l'on comprend pourquoi, dans tous ses travaux où intervient sa pensée profonde, le terme d'éducation se substitue à ceux de pédagogie et de psychologie qui risquent d'en dissocier l’unité. L'éducation est, dès le départ, un acte général et complexe qui va plus loin qu’une science du comportement, vers une plénitude de l’être, vers un art de vivre. Elle prend les visages familiers et quotidiens de nos existences, et s’en va, d’une seule coulée, vers les points de forces où l’énergie universelle affleure dans l’innocence de l’instinct.

Une éducation qui use de méthodes naturelles

Ceci explique que la pédagogie éducative de Freinet soit d'emblée à la portée et à la disposition de tous, « La vie est, c’est le seul fait incontestable » et chacun la sent et l'aime parce qu’il la possède. Elle va s’affirmant, « non pas au hasard, mais selon les lignes d'une spécificité qui est inscrite dans le fonctionnement même des organismes et dans la nécessité de l'équilibre sans lequel la vie ne pourrait s’accomplir » (1).

Il y a des lois de nature valables pour tous les êtres et que l’on ne saurait transgresser sans risques. Ce sont ces lois que Freinet place à la base de ses méthodes naturelles qui seront peut- être le grand événement de l’avenir si le bon sens des praticiens et le souci scientifique des chercheurs savent en scruter les solides et éternels fondements.

Une éducation enrichie de sensibilité et de bon sens

Si nous étions des abeilles ou des termites, nous serions au cœur des élans aigus de la création qui conditionnent les méthodes naturelles du comportement. Mais nous n’avons à notre disposition que les petites cages des mots pour rendre compte de nos expériences et de nos informations et les mots morcellent et rétrécissent notre connaissance globale de l’énergie du monde. C’est pour éviter les dangers du langage explicatif et abstrait que Freinet, tout au long de ses écrits, a usé abondamment des images sensibles de la vie familière, pour des démonstrations par surcroît éclairées par la logique du bon sens et qui devaient être comprises, par cela même, de tous les lecteurs sans exigences de culture.

Le procédé n’est pas mineur et Lamarck et Teilhard de Chardin et tant d'esprits exceptionnels en ont usé pour faire le point des quelques secrets arrachés par leur lucidité au mystère des univers. Certes le mystère de la vie ne se laisse pas si facilement appréhender. Freinet avait plus que tout autre conscience de n’être qu'au départ des grands problèmes par lui pressentis. I1 se considérait comme le traceur de pistes, abattant les obstacles majeurs à grands coups de hache pour que, dans ces pistes délibérément orientées, la grande fraternité du travail et la lucidité des hommes de pensée instaurent, avec moins d’impétuosité, les routes confortables invitant au voyage. C'est dans cet espoir qu'avec beaucoup d'optimisme il avait tenté de rassembler autour de lui les plus compréhensifs de ses camarades et des universitaires à l'esprit ouvert qui, par une culture plus vaste et plus éclairante, auraient pu donner plus d'évidente conviction à sa pensée. On sait, hélas ! ce qu'il advint de la revue créée à cet effet : Techniques de Vie dût se saborder faute de collaborateurs.

L'avenir peut-être nous dédommagera de cette déception.

Une éducation de tous niveaux

S'il est vrai que « chaque animal n'est que l'image arrêtée dans le temps et l'espace d'un flux de matière vivante en évolution » (2), il est vrai, plus encore, que l'enfant peut être considéré comme les étapes successives d'une même énergie en progression vers l’homme. Cette énergie, de même nature au long de son cycle, porte sans cesse l’individu, quel que soit le stade où il se trouve, à rechercher les moyens les plus efficaces qui lui permettent de s'adapter aux variations du milieu. Ces moyens sont tous, au départ, dépendants de l'instinct qui, à travers des milliers et des millions d’années, a permis l'adaptation au milieu : « l'adaptation, c'est l'essence même de l'éducation ».

Une loi de nature: le tâtonnement expérimental

Dans toute la création, les organismes s’emploient à parfaire leur adaptation par les forces favorables qui ont fait leur preuve dans la perpétuité de l’espèce. Ils acquièrent, pour ce faire, une technique de vie. « Cette technique de vie, c'est l'instinct, qui n'est que la traduction, pour ainsi dire physiologique, de la longue expérience des générations antérieures » (3).

L'instinct fonctionne dès l’éclosion à la vie et suscite l’énergie favorable à l'émergence fonctionnelle qui garantit la vie, la croissance, la perpétuation de l'espèce. Rien d'intentionnel au départ, seulement « une part considérable, presque exclusive, d'automatismes qui essayent leur efficience par tâtonnement ». L'acte réussi appelle automatiquement sa répétition, lorsqu'il s'inscrit dans le processus fonctionnel de l'individu » (4).

L’espèce humaine a, plus que les espèces animales, la possibilité de multiplier et d'amplifier ses tâtonnements. « De par sa nature, à cause du milieu riche, complexe et changeant où il a vécu, des outils qu'il a pu créer, l'homme a diversifié à l'infini, puis spécialisé ses tâtonnements »(4).

Une éducation attentive doit sans cesse veiller à favoriser, chez l'enfant, les tâtonnements de nature qui exaltent les tendances innées bénéfiques, qui favorisent l’éclosion de l’être physique et moral. Le tâtonnement instinctif respecte les délicatesses fonctionnelles et structurales, affine la subtilité des automatismes, toutes valeurs élémentaires sur lesquelles se construit la personnalité.

L’éducation du travail

Cette activité — dès le début orientée vers une fin — qui s’éveille de l’être le plus simple aux êtres les plus complexes dans un milieu donné, est la garantie de la vie physique et morale : la cellule comme l’organisme travaille pour vivre : de paliers en paliers le contrôle cérébral s’établit, affirme un choix à des niveaux d’organisation de plus en plus complexes : le travail devient la marque de l’homme.

L’éducation visera « à organiser un milieu d’activité, de travail, de vie, dans lequel l’enfant se trouvera comme automatiquement encadré, entraîné, animé, enthousiasmé.
... Sûre et solide dans ses fondations, mobile et souple dans son adaptation aux besoins individuels et sociaux, l'éducation trouvera son moteur essentiel dans le travail
» (5).

Créer est la forme majeure du travail

C’est là toute la justification des techniques Freinet mises à la disposition de l’enfant : proposer la plus grande richesse possible de matériaux, les outils essentiels, les moyens d’expression modernes et, dans cette diversité, laisser à l’enfant la liberté de choisir, d’expérimenter, de chercher et d'aboutir à un résultat. Selon des méthodes qui lui sont propres, par des voies personnelles, l'enfant prendra conscience de ses pouvoirs et, soucieux de réussir dans les meilleures conditions possibles, il découvrira la qualité de travail qui deviendra culture. Il sera sensible à l’expérience des autres qui, comme lui, s'en vont vers la création personnelle par des pratiques en apparence peut-être différentes mais selon les mêmes lois profondes qui sont les lois de la vie.

La supériorité de notre pédagogie de libre expression sur la pédagogie de la simple école active, c’est qu’elle fait de l’enfant un créateur qui, parce qu’il sait créer, saura changer le monde.


En conclusion

Cette schématisation excessive dont je m'excuse — car elle risquerait de nuire à la pensée discursive de Freinet et à son ampleur dialectique — n'est là que pour tenter de faire sentir et comprendre, à nos camarades encore mal informés, la grande simplicité naturelle des fondements de la pédagogie Freinet.

La simplicité qui est la qualité première d'un enseignement qui vise d’abord à l'apprentissage, puis à la compréhension dialectique et à la maîtrise, est la chose du monde la moins bien partagée. Elle est bien vite taxée de simplicisme par ceux qui font profession de penser à l'écart de la vie et qui, sans risques, se spécialisent « dans l'art de faire se battre les idées entre elles ».

Mais l'idée n'est rien sans l’action qui la vivifie, sans la pratique qui en démontre le bien-fondé, sans la sécurité qu’elle apporte à la vie de l'homme. Ne nous étonnons pas de constater une sorte de désarroi dans les domaines de la psychologie et de la pédagogie, incapables de découvrir et de faire fond sur une théorie et sur des structures qui leur donneraient assise et cohésion. Dans l'impossibilité où ils sont de s'en remettre à la psychopédagogie traditionnelle dont aucun maître à enseigner ne saurait se recommander aujourd'hui, les spécialistes vont se rejetant de plus en plus dans les voies de l'ambiguïté et de l’incohérence : des pratiques, en apparence révolutionnaires mais qui ne sont qu'improvisations hasardeuses, tentent de faire oublier aux hommes l'espoir instinctif qu’ils placent dans le travail comme seul élément de la transformation du monde. C'est ainsi que, venue d'Amérique où un peuple qui a gardé ses pouvoirs enfantins peut se lancer dans toute voie inexplorée, une mode très actuelle, la pédagogie et la psychologie des groupes, tente de s'instaurer en Europe.

Il semble à ces « novateurs » qu'il faille passer par l'improvisation imposée et le n’importequisme pour découvrir désormais une conception éducative propre à instaurer des relations nouvelles entre maître et élève, patron et ouvrier. C’est par ce biais que des esprits qui se veulent sérieux espèrent obtenir des changements souhaitables dans les structures sociales du présent et de l’avenir...

Certes, nous ne disons pas que de telles expériences soient forcément inutiles pour ceux qui ont de l'argent et du temps à gaspiller et des loisirs pour se jeter dans des aventures sans issues prévisibles. Mais l'esprit a besoin de se rassurer pour se faire confiance en prenant des voies sécurisantes, vers des buts que nous espérons bénéfiques pour l'avenir de l'homme. Il est à redouter que cette méconnaissance du levier essentiel du travail dans le destin de l'homme ne prépare une dégradation de l'activité humaine au profit d'un machinisme inhumain et des prébendes astronomiques des monopoles capitalistes.

La question est d’envergure et mérite qu’on l'analyse avec lucidité.

Pour nous, éducateurs de l'école du peuple, issus du peuple, qui plongeons chaque jour dans ce climat de travail dont vit le peuple, pour nous, la route est nettement signalisée : nous exalterons chez nos enfants la passion du travail créateur, celui qui, honorant les lois de la vie, honore l'homme et qui unit les hommes.

« La vraie fraternité est la fraternité du travail » (6).

ELISE FREINET
(1) C. Freinet: Essai de psychologie sensible, première loi p. 16 ( Editions
Delachaux et Niestlé).
(2) Max de Cecatty : La Vie, de la cellule à l'homme (Ed. du Seuil).
(3) C. Freinet : Essai de psychologie sensible.
(4) C. Freinet : Essai de psychologie sensible.
(5) C. Freinet : L'Education du Travail.
(6) C. Freinet : L'Education du Travail.