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RÉPONSE à la dernière campagne nationale contre FREINET

Mai 1933

Depuis cinq mois, en hutte aux forces réactionnaires de plus en plus agressives et jamais satisfaites, malgré les reculades des défenseurs habituels de l'école, je fais appel à ce qui reste de légalité dans la France républicaine.

En vain ! les hommes politiques se taisent ; les journaux déforment systématiquement les événements ; Monsieur le ministre lui-même donne la presse des communiqués erronés et tendancieux.

Apres les graves événements du 24 avril dernier, il est de mon devoir de rétablir la vérité, de demander à toutes les revues libres, à tous les journaux qui ont encore le droit de parler, de faire leur possible pour que prenne fin un scandale qui risque d’anéantir ce qui nous restait de confiance démocratique.

Les éducateurs surtout, les instituteurs directement intéressés, directement attaqués, se dresseront, nous en sommes certains, pour défendre une cause qui est la leur et qui marque un tournant de notre vieille légalité scolaire républicaine.

***

Débrouillez-vous !

Le tout dernier scandale vaut d’être rappelé et précisé

Le 24 avril 1033, une véritable agression a été préparée et exécutée contre l’école de St-Paul par une manifestation conduite par le Maire du village et une partie du Conseil municipal.

Attaque clandestine, penserez-vous ! Non pas !

M. l’inspecteur d’Académie était prévenu: M. le Préfet était prévenu ; M. le Ministre lui-même était averti officiellement — et il n’a point démenti le fait — que « si Freinet reparaissait à l’école à la rentrée de Pâques, les parents l’en feraient sortir par la fenêtre. »

En d’autres termes, les uns et les autres seraient immédiatement intervenus pour que l’instituteur en fonctions puisse continuer son travail dans l’ordre et la légalité. Aujourd’hui, non seulement rien n’a été tenté pour ma défense et celle de mes élèves, mais on ne m’a pas même prévenu des dangers physiques que nous courions.

Mieux ! A un père de famille qui allait demander l’intervention de la Préfecture, le Secrétaire général répondit: « Nous en avons assez de l’affaire de St-Paul. Nous sommes au courant de ce qui va se passer. Mais débrouillez-vous, et si on vous donne des coups, rendez-les !... »

Effectivement, comme nous l’avons expliqué d’autre part, en l’absence de toute force de police, j’ai dû, à main armée, défendre mes élèves directement menacés par les assaillants qui envahissaient la classe après avoir arraché les volets et brisé les vitres.

* * *

Le village soulevé contre Freinet

Qu’on n’essaie pas d’argumenter, comme le font complaisamment tous les journaux réactionnaires, que ce sont tous les pères de famille et le village tout entier, qui se sont révoltés contre moi.

Ici encore, laissons parler les faits :

Depuis le 19 décembre, jour où la grève scolaire a été fomentée par le Maire et ses complices, j’ai toujours eu en classe la majorité des élèves, 15 sur 28 inscrits (quinze sur vingt-huit), et cela malgré les pressions scandaleuses contre lesquelles j’ai, en vain, porté plainte.

Quand, le 24 avril, à 7 h. 50, j’ai ouvert le portail, quatorze élèves (exactement la moitié de l’effectif) sont entrés fièrement en classe, pendant que les parents, craignant pour la sécurité des enfants, se massaient près de la grille, décidés à user au besoin de violence.

La population ? Certes, mes partisans n’étaient pas excités ni avinés et ne hurlaient pas avec un déchaînement brutal, mais croit-on que si je n’étais soutenu avec passion par les parents de cette moitié de l’effectif, les quatorze mêmes élèves seraient revenus l’après-midi, pour franchir avec la même décision le portail gardé par les forces de police, malgré les dangers évidents ne faisait courir à l’école l’agitation indescriptible des manifestants ?

Que signifie alors l’agression de ceux, qui, au nom de quatorze enfants protestataires, et au mépris de toutes les lois assaillent 14 autres enfants qui, conformément à la loi, travaillent en classe sous la garde d’un instituteur auquel ils sont profondément attachés ? De quel droit la moitié des pères de famille brimerait-elle l’autre moitié ?

En pareille occurrence, le devoir strict de l’administration, de la Préfecture, des forces de police, n’était-il pas d’empêcher la manifestation violente de gens sans enfants, de protéger l’instituteur dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que les enfants dont il avait la garde, de disperser, au moins au cours de la journée, une foule hurlant à la mort, qu’on a laissé librement proférer ses menaces de 8 heures à 16 heures, sans que le sous-préfet lui-même ait donné des instructions pour le rétablissement de l’ordre. 

 

Promesses officielles

C’est au milieu des cris de mort d’une populace excitée, après l’essai d’intimidation de l’adjudant de gendarmerie et du commissaire spécial de Cannes qui sont venus m’avertir des dangers mortels que je courais, que M. l’inspecteur d’Académie est venu à nouveau à la charge.

Or, le devoir de M. l’inspecteur d’Académie à ce moment-là n’était pas de tenter en vain d’arracher à Freinet une demande de changement ; son devoir était de faire rétablir l’ordre d’abord, de me permettre de continuer ma classe dans des conditions normales, puis de prendre toutes mesures administratives qui pouvaient lui sembler nécessaires.

Comme je l’ai dit à tous les représentants de l’autorité qui sont intervenus : j’étais instituteur à St-Paul ; j’avais en classe la moitié de l'effectif ; il appartenait à l’administration, à la Préfecture, aux forces de police, de me permettre de continuer ma besogne.

La pression officielle contre moi est évidente : j’ai refusé d’y céder.

Pour éviter que le sang coule — car il aurait certainement coulé — j’ai, en accord avec Mme Freinet, institutrice en congé de longue durée, accepté de demander un congé de 3 mois. Mais cette concession — dont on aurait dû apprécier la sagesse — qui n’était point dictée par la peur (nous avons montré et nous montrerons encore s’il le faut que nous ne craignons, personnellement, ni la populace adverse ni les pouvoirs complices) cette concession nous ne l’avons faite que parce que M l’inspecteur d’Académie nous avait donné l’assurance formelle qu’elle ne serait nullement exploitée contre l’imprimerie à l’Ecole, dont j’ai la responsabilité morale.

M. l’inspecteur d’Académie m’a affirmé qu’il n’avait jamais été dans sa pensée d’attaquer notre technique ; que là où je serais nommé (si j’acceptais un changement de poste) je serais entièrement libre d’appliquer ma méthode, qu’il collaborerait même avec moi dans la mesure du possible et dans la limite des programmes.

A peine ces promesses réciproques ont- elles été échangées que M. le Ministre donne à la presse un communiqué qui est une attaque très nette contre notre technique.

Le 30 décembre dernier, M. le Ministre écrivait à une haute personnalité pédagogique : « Je puis vous assurer que cet instituteur ne sera pas inquiété pour des raisons tirées de ses opinions politiques. Il ne s'agit pas davantage de l’imprimerie à l’Ecole qui a valu à ce maître des félicitations de grands journaux comme Le Temps. »

Et maintenant. Monsieur le Ministre reproche à ses prédécesseurs d’avoir laissé subsister et se développer des « errements pédagogiques » auxquels il est décidé à « mettre fin ». — Chose plus grave : M. le Ministre qualifie de louanges étourdies les appréciations librement données sur l’imprimerie à l’Ecole par les diverses personnalités pédagogiques françaises et étrangères qui ont parlé en toute connaissance de causes : Professeur Langevin, Docteur Wallon, Docteur Locart, Ad. Ferrière, M. Châtelet, recteur de l’Académie de Lille, etc... Nous sommes d'autant plus surpris de cette appréciation que M. le Ministre n'ignore pas la place d’honneur que l’imprimerie à l’Ecole occupa au récent congrès de Nice de la Ligue Internationale pour l’Education nouvelle, et combien les principaux participants apprécièrent nos réalisations. M. le Ministre en acceptant la présidence effective de ce congrès, n’a-t-il pas lui-même sanctionné, dans une certaine mesure, notre effort pédagogique ?

Je considère toutefois le communiqué ministériel comme une dénonciation de l’engagement par lequel M. l’inspecteur d'Académie a influencé ma décision concernant ma demande de congé.

Comme, prévoyant des événements futurs, je n’ai pas encore fait ma demande écrite de congé, j’ai fait connaître à M. l’inspecteur d’Académie que je régulariserai la situation le jour où M. le Ministre consentirait à me faire savoir qu’il approuve l’engagement pris par M. l'inspecteur d’Académie, et qu’il reconnaît à notre technique la liberté de se développer, comme par le passé, dans la limite des horaires et des programmes de l’école publique.

***

Les erreurs de M. le Ministre

Il y a d’ailleurs, dans le communique de M. le Ministre quelques autres erreurs graves que je me dois de relever.

M. le Ministre déclare : « M. Oneto, Inspecteur d’Académie, d’accord avec M. de Monzie, s’est rendu sur place, a calmé le conflit, reçu de M. Freinet une demande écrite de congé immédiat pour trois mois et une demande verbale de changement de poste pour la rentrée scolaire. »

Deux affirmations, deux erreurs.

Si je ne nie pas avoir fait une demande verbale de congé, on a vu, par contre, qu’il n’y a pas eu jusqu’à ce jour de demande écrite de congé.

Il est bien plus faux encore d’affirmer que j’ai fait une demande verbale de changement de poste.

L’acceptation d’un changement de poste suppose l’acceptation d’un poste offert par l’administration. Quel poste m’a-t-on offert?

Preuve nouvelle que rien n’a été convenu dans ce sens : M. l’inspecteur d’Académie n'en a jamais fait état, ni dans les quelques mots qu'il a dit aux manifestants, ni dans le communiqué à la presse. Jusqu’à ce qu’une mesure nouvelle intervienne contre moi, je conserve, comme tout instituteur, le droit de demander ou non en juillet, le ou les postes qui pourraient me convenir si je désire quitter St-Paul

M. le Ministre laisse entendre enfin que les incidents du 24 avril se seraient produits « au cours d’une seconde enquête que motivaient de nouvelles plaintes ».

L’enquête en question date de 2 mois et n’a à ma connaissance, aucune corrélation avec les événements du 24 avril, lesquels étaient prémédités, préparés, tolérés, sinon encouragés. 

Deuxième communiqué officiel :

Nouvelles erreurs...

Dans le communiqué de M. le Ministre en réponse à une note du Temps en date du 3 mai, un point particulier nécessite, je crois une mise au point.

Le correspondant occasionnel du Temps écrit :

« Si l'affaire Freinet a déclenché le déplacement de l’inspecteur d’Académie, c’est parce que cet inspecteur a osé censurer cet instituteur malgré le veto du Syndicat national. »

Et M. le Ministre répond : « La censure a été prononcée non par l’inspecteur d’Académie malgré le veto du Syndicat national, mais par le Conseil départemental statuant à la majorité. »

L’une et l’autre de ces deux assertions sont erronnées.

M. Brunet, Inspecteur d’Académie, a été déplacé avant que la censure ait été prononcée contre Freinet.

La censure n’est nullement prononcée par le Conseil départemental qui ne fait (/tic donner un avis. L’arrété dont j’ai reçu notification porte bien :

« L’Inspecteur d’Académie,

» Vue la loi du 30 octobre 1886,

« Vu, etc..., etc...

« Vu l'avis qui a été émis par le Conseil départemental.

- Arrête :

Qui croire aujourd’hui ? Les règlements ou M. le Ministre ?

Tout me porte h croire d’ailleurs que ce n’est pas M. l’inspecteur d’Académie Brunet qui a décidé et obtenu la censure contre moi. Certains faits troublants pourraient aider à situer les responsabilités.

Lorsque je devais passer devant le Conseil départemental du 4 janvier dernier, le rapport de M. Brunet établi d’après une brève et tendancieuse enquête de M. l’inspecteur primaire Achard était d’une injustice et d’une partialité étonnante.

Si bien que M. Richard, directeur de l’Ecole normale, rapporteur de l’affaire, après une enquête minutieuse et impartiale, menée A St-Paul même, me déclara :

« On peut tout juste vous accuser d’une peccadille... Les responsables sont ceux qui ont aveuglément et complaisamment suivi vos diffamateurs dans leurs malhonnêtes attaques... Si j’avais été votre inspecteur, je me serais fait un plaisir de collaborer avec vous. C’est très souvent que j’aurais visité votre classe et certainement toutes difficultés auraient été aplanies. »

Dans le même temps, M. Richard affirmait à un camarade :

« Dans toute cette affaire, il n’y a pas de quoi fouetter un chat ».

Et dans sa bouillante indignation, M. le Directeur de l’Ecole normale parlait rien moins que de se rendre lui-même à Paris pour entretenir directement M. de Monzie du véritable sens de cette affaire.

La réunion du Conseil départemental dut être renvoyée, avec promesse très officieuse que tout était enterré.

Brusquement, l'affaire revint le 28 janvier et on vit M. Richard, qui avait protesté de l’innocence de Freinet, requérir contre lui, avec la dernière insistance, la peine de la censure.

Nous le demandons en toute honnêteté : Aucun fait nouveau n’étant intervenu, comment M. Richard aurait-il changé si complètement d’avis sur l’affaire Freinet si une pression extérieure, éminemment coupable n’avait été exercée sur lui pour l’obliger à se contredire et si faire condamner celui qu’il jugeait innocent.

Il n’y a d’ailleurs pas que les conseillers départementaux, représentants du personnel, qui aient opposé leur veto à cette condamnation. Un conseiller général s’est joint publiquement à eux ; un autre membre s’est abstenu, et M. Joseph Bermond. conseiller général, ancien président du Conseil général des Alpes-Maritimes, m’a écrit ultérieurement : « qu’à aucun moment ma personnalité n’avait été mise en cause et que c’est sur l’assurance que la censure n’était qu’un simple avertissement quelle a été votée ».

***

Pour tous ceux qui, loin de St-Paul, loin de l’atmosphère de cette petite classe, autour de laquelle ont joué tant de brimades et de provocations, pour tous ceux qui auraient tendance à juger Freinet d’après les mensonges d’une presse à tout faire, il me suffira de répondre :

Croyez-vous qu’un instituteur contre qui s’acharne une municipalité réactionnaire, une administration complaisante comme le fut celle de M. Brunet, une Préfecture complice, croyez-vous que cet instituteur aurait trouvé à St-Paul même, sur les lieux du forfait, et pour le défendre, les parents de la majorité des enfants ; croyez-vous que le jour de la manifestation quatorze élèves (la moitié de l’effectif) bravant ricanements, injures, menaces, auraient malgré tout fréquenté la classe, si la cause de cet instituteur n’avait été juste et digne des plus grands sacrifices ?

* * *

Je protesterai avec toute mon énergie, jusqu’à ce que la vérité des faits soit rétablie et que, face à la meute déchaînée de tous les réactionnaires on fasse justice des accusations volontairement erronées destinées à jeter le trouble parmi mes défenseurs.

Dans le cas contraire, et pour la première fois en France, nous assisterions à ce spectacle — contre lequel tous mes collègues s’élèveront certainement — d’un instituteur qui « honore la pédagogie française », déclarait M. Langevin, au Palais de la Méditerranée, qui « a tout au plus commis une peccadille » selon l’avis de M. le Directeur de l’Ecole normale de Nice ; que les parents de la majorité des élèves soutiennent à St-Paul, malgré une campagne de violence inouïe : d’un instituteur qui, parce que la réaction s'acharne sur lui se trouve dans l’impossibilité d’exercer sa profession —qu’il exercera ailleurs moins qu’à St-Paul encore s’il est déplacé d’office.

Je demande une dernière fois aux pouvoirs responsables d’assurer le respect des lois républicaines dans cette France que j’ai défendue au prix de mon sang et à laquelle j’ai donné, hélas ! 70 p. cent de mes forces et de ma vie. C. FREINET.

Le 5 mai 1933