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L'Ecole Freinet, laboratoire humain

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Janvier 1966

Nous avons l'avantage à l'Ecole Freinet d’avoir des laboratoires humains de tous les niveaux puisque notre effectif s’étage des enfants de 3 ans et demi aux adolescents de 15 ans et aux jeunes instituteurs de 25 ans.

Ce brassage permanent des êtres d’âges divers et de mentalités différentes est un champ d’expériences infinies.

Ce premier trimestre scolaire qui témoigne d'un bon départ, est pour nous excessivement riche de données psychologiques, pédagogiques, humaines.

Mais il faut savoir se limiter.

Nous donnons en démonstration des possibilités qui s'offrent sous l'effet d'une psychopédagogie naturelle, deux séries d’expériences :

— L'une relate les bienfaits de la libre expression par les techniques Freinet dans le cas d'un enfant surdoué de 6 ans 10 mois et d’une enfant retardée par la lenteur de processus physiologiques.

— L'autre est le compte rendu de travaux d’adolescents retardés scolaires, travaux de plein air et de pleine liberté dans lesquels, tout naturellement, nos garçons font la démonstration de leurs aptitudes à l'action et à la pensée.

— Pour terminer, le cas de G. qui, à l'écart d’une pédagogie de simple, acquisition, pose à l’éducateur des responsabilités spécifiquement humaines.

Nous ferons au préalable quelques remarques psychopédagogiques, valables pour tous les cas d’enfants et peut-être d’adultes.

 

 

Le cas de Yanek, enfant exceptionnellement doué, fait comprendre, ainsi que l'affirme Freinet dans L’Education du Travail, que toutes les aptitudes à l'action et à la connaissance peuvent être, devraient être, éveillées avant huit ans, Yanek a un an devant lui pour dépasser peut-être ces perspectives optimistes. Et ce, sans le moindre effort, par l’effet d'un organisme équilibré et subtil, par l'effet d'un outillage pédagogique qui sert et exalte ces heureuses dispositions, par l'effet aussi de la présence de l’éducatrice attentive au rythme de l'enfant, à son appétit de savoir, et, chose plus subtile, à son besoin d'intégration dans le monde par des actes d’audace permanente. Certes, dans toute école, même la plus traditionnelle, Yanek sera un bon élève, sans doute brillant, Ici, il est plus et mieux car l'apprentissage se fait non à la mesure des programmes scolaires, mais à l'échelle de la vie. Pour l’éducatrice qui sait observer, cet enfant est un prétexte unique de comparaison entre la mentalité de l’enfant et la mentalité de l’adulte qui administrativement a dû se porter responsable de son instruction. Et l’on comprend combien la tâche éducative est chose délicate et complexe dans laquelle le savoir-faire n’a jamais de repos.

En apparence, instruire Yanek n’est pas difficile ; il réussit tout ce qu’on lui fait faire. L’éduquer est chose plus complexe car pour lui, le travail bien fait n'est jamais, ou du moins ne doit jamais être un aboutissement mais un nouveau point de départ.

Chez Yanek la compréhension est instantanée et sans détours : une sorte de clairvoyance qui le met tout de suite « dans le coup ». On n'a rien à lui expliquer. Il récuse d’avance toute explication : « Non, non, dit-il, laisse- moi faire ». Et il fait : intuitivement, par tâtonnement, il accroche le sens de l'expérience, le réajuste, le domine. Rien d'obstiné d’ailleurs dans ses recherches.

Tout en travaillant, il chantonne, mime la vitesse de l’auto ou de l'avion avec lequel il s’identifie. Un film serait à faire sur l’euphorie de la découverte chez un petit enfant de sept ans grisé des biens d'une connaissance qu'il voit s'élargir devant lui.

A côté de Yanek, F... (8 ans 7 m.) personnifie les lenteurs de l'acquisition, mais aussi les pouvoirs d’une volonté tendue vers la préhension du monde, de toutes choses inconnues qui passent à sa portée. Et l’on constate qu'il y a chez elle, comme chez Yanek le même élan vers une vie plus large, cet élan qui déjà existe chez la plante prisonnière qui d'un jet sort de la nuit pour venir capter la lumière de la lucarne.

Et ceci est infiniment rassurant. Chaque jour, en effet, personnellement je constate que les besoins de la vie sont les mêmes pour tous les êtres, que c’est seulement la lenteur des processus physiologiques et mentaux qui diffère, que c’est surtout, dépendant de ces processus, le pouvoir de tension qui dans l'acquisition est essentiel. Et c'est pour finir ce qui manque à F...

Des comparaisons peuvent être faites avec des enfants du même âge que Yanek ou F... Elles nous amèneraient à conclure qu’au départ, c’est la vitesse des processus mentaux qui décident de la richesse du tâtonnement expérimental et donc de la perméabilité à l'expérience, cadre de l’intelligence. On s’aperçoit d'ailleurs que l'enfant intelligent qui pourtant ne se fatigue à vrai dire pas, récuse l'effort qu’exigerait un bachotage imposé dans le but de faire acquérir plus encore de connaissances. Certes ce serait là chose possible pour lui, mais là n'est pas son chemin. Son plaisir évident est de découvrir par lui-même, par tâtonnements, réajustés dans un éclair, avec une célérité déconcertante. La mémoire n’est là que pour porter secours, pour établir des relais pourrait-on dire et non pour prendre en charge un savoir inutile à l'expérience.

Chez Yanek les paliers d'acquisition sont courts, rapides dans leur processus : c'est la vitesse qui les caractérise. Chez F..., les paliers d'acquisition sont longs, se traînent, s’évanouissent pour réapparaître les jours suivants et la mémoire est complètement déroutée, anarchique, d’autant plus que par le forçage, on l’a séparée de l'acte intelligent pour le bachotage d'apprentissage de la lecture. La lenteur dans l'acquisition par suite d'erreurs répétées est le signe que F... n'a pas encore trouvé son chemin de plaine.

Ces constatations psychopédagogiques que nous faisons avec les petits, sont valables pour nos adolescents : quand ils œuvrent dans les sentiers qui sont les leurs, ils sont intelligents, c’est-à- dire aptes à ordonner leurs tâtonnements en séries pleines et selon une dépendance des faits qui a sa logique. Alors, là aussi les choses se font en vitesse et la pensée va de l'avant sans qu'aucune critique puisse la mettre en péril : ils sont sûrs d'eux-mêmes. Mais transportez ces gars, ouverts à l'expérience instinctive, dans les allées rectilignes de la scolastique et ils se sentent perdus. Tout devient opaque devant eux et la transparence du monde qui les rendait heureux devient nuit mortelle. Ils sont incapables de retrouver leurs propres erreurs, leurs faux-pas et ils pataugent comme des malheureux dans le no man’s land d’un savoir qui n’arrive pas à prendre figure et destin.

Comment redonner à de tels enfants leur intelligence naturelle?

Nous faisons ici le compte rendu de deux expériences de plein vent dans lesquelles l’esprit de nos grands garçons se met à l’aise et se sauve par ses propres moyens. La connaissance, on le verra, n’en est pas exclue, bien au contraire et l'art y prend une place d'honneur.

Nous verrions très bien nos garçons entraînés dans ces équipes exceptionnelles qui à travers la France s'engagent à la restauration des « chefs-d’œuvre en péril ». C'est une place enviable,

E.F.