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Février 1966

L’article de Barré nous amène à faire référence à une étude sur l’aliénation, parue dans le numéro de décembre 65 de Esprit, sous la signature de J.M. Domenach.

Qu’est-ce d’abord que cette aliénation?

« L'aliénation ressemble à la grippe. Presque tout le monde en est atteint, tout le monde en parle, mais personne ne sait ce que c’est ; on n’a pas isolé le virus. Ajoutons que l’aliénation, comme la grippe, se sent à des malaises indéfinissables, mais pourtant reconnaissables. Ses origines sont diverses ; il se peut même qu’il y ait des aliénations « psychogènes », qui n’en sont pas moins fébriles. En tous cas, c’est une maladie récente ; elle semble inconnue avant le XIXe siècle ; mais ensuite l'épidémie se propage sur toute la surface de la terre. Aujourd’hui, la réalité de la maladie ne semble plus contestée par personne ». « Dans tous les domaines de la vie et de l’esprit, l’homme s’est posé hors de soi, s’est fait étranger à soi-même, s’est progressivement créé un monde objectif où il ne se reconnaît pas. Or, cette perte de soi est en même temps un enrichissement, car sans cette aliénation, l’Esprit n’aurait pas connu ses véritables possibilités et ne les aurait pas réalisées ».

Les dangers de cette aliénation ont été étudiés sous leurs divers aspects par Hégel et Marx. Feuerbach y a ajouté la formule de l’aliénation religieuse : « L'homme s'y dépouille du meilleur de soi-même pour construire des idoles auxquelles il s'enchaîne ».

« La boucle est fermée : au sein de cette aliénation distendue, tous nos malheurs contemporains prennent place à leur aise. On ne peut plus respirer, on ne peut plus parler ; on ne peut plus s'amuser, on ne peut plus vivre... Cette ville n'est plus la mienne, ces rues, ces gens, je ne les reconnais plus ; une géométrie technique s'est substituée au paysage de mon enfance ».

« Une nature semble avoir été altérée, ou perdue. Comment la récupérer ? Comment retrouver la vérité de soi-même et coïncider de nouveau avec son être fondamental ? »

C'est toute l’histoire du progrès intellectuel et de la culture que nous disions désintégrée, non assimilée à l'organisme intime agissant en dehors de notre vraie vie. Le mot d'aliénation nous paraît bien plus éloquent (il devient en allemand Enlfremdung, qui signifie à la fois coupure et étrangeté, le sens d'étranger — alienus — n'étant plus guère perceptible dans le mot français).

Pourquoi insistons-nous sur cette notion d'aliénation? Parce que nous pensons la dominer par notre pédagogie qui émane et permet une culture qui prend naissance dans la vie première des individus, et qui va se développant et s’épanouissant dans une éducation qui se saisit peu à peu de tous les éléments qui en autorisent l’éclosion. Nous n’avons plus la coupure arbitraire que l'Ecole établit entre le langage parlé et le langage imprimé, entre le langage élémentaire et la pensée abstraite.

Par l’expression libre, l’enfant extériorise ses besoins et ses sentiments.

Cette pensée devient imprimé, chargée de tout le potentiel de vie et d’affectivité dont l’enfant l’enrichit. Comme une fleur qui acquiert personnellement harmonie et beauté, elle s’intégrera à la forêt des autres fleurs qui font la richesse naturelle des champs et la beauté des prés au printemps. L’enfant qui a monté ainsi sans hiatus s’approprie naturellement l’œuvre et la pensée des autres qui enrichiront à nouveau l'expression initiale.

Nous bouclons la boucle, sans aucun risque d'aliénation, avec un enrichissement permanent et profond des individus. Et c'est peut-être bien à cette qualité de lente montée équilibrée que nous devons à notre pédagogie une harmonie nouvelle, une lente mais souveraine imprégnation culturelle au service de l’efficience et de la paix. Nous avons montré que nos techniques sont thérapeutiques. Elles préviennent le mal profond qui devient mal du siècle, l’aliénation et l’asservissement à un progrès mécanique qui sera bientôt la négation de l'homme.

C. F.

 

 

http://www.icem-freinet.fr/archives/educ/65-66/9/28-29.pdf