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BT2. René CHAR, poète

Dans :  Pour les élèves › Techniques pédagogiques › 
Janvier 2009

 

" On ne rend pas justice en quelques pages à un poète comme René Char, ...... ancienne et nouvelle, cette poésie combine le raffinement et la simplicité. "
Albert Camus
Auteur : Mauricette RAYMOND et des élèves de 3°
Collaborateurs : Les classes de Paul BADIN, Simone BOURGEAT, Claude CHARBONNIER, Chantal GIROLLET et Gérard TIMMERMANS
 
Nous remercions tout particulièrement René CHAR pour l’aide qu’il nous a apportée, les renseignements qu’il nous a communiqués et l’illustration qu’il nous a fournie.
 
BT2 n° 127, Mars 1981
 

Où l'esprit ne déracine plus mais replante et soigne, je nais. Où commence l'enfance du peuple, j'aime.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Je ne suis pas séparé. Je suis parmi. D'où mon tourment sans attente.
 
 

Fenêtres dormantes et porte sur le toit

L'acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne sa beauté.
 
 

Feuillets d' Hypnos

Il n’y a que mon semblable, la compagne ou le compagnon, qui puisse m’éveiller de ma torpeur, déclencher la poésie, me lancer contre les limites du vieux désert afin que j’en triomphe. Aucun autre. Ni cieux, ni terre privilégiée, ni chose dont on tressaille, ne le peuvent. Torche, je ne valse qu’avec lui.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Pourquoi ce chemin plutôt que cet autre ? Où mène-t-il pour me solliciter si fort ? Quels arbres et quels amis sont vivants derrière l’horizon de ces pierres, dans le lointain miracle de la chaleur ? Nous sommes venus jusqu’ici car là où nous étions ce n’était plus possible. On nous tourmentait et on allait nous asservir. Le monde, de nos jours, est hostile aux Transparents. Une fois de plus, il a fallu partir … Et ce chemin, qui ressemblait à un long squelette, nous a conduit à un pays qui n’avait que son souffle pour escalader l’avenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ? Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté.
Catalogue de l’exposition « La Postérité du Soleil »
 
LA QUÊTE DE LA BEAUTÉ ET DE L'AMOUR
DANS NOS TÉNÈBRES, IL N'Y A PAS UNE PLACE POUR LA BEAUTÉ. TOUTE LA PLACE EST POUR LA BEAUTÉ.
Feuillets d' Hypnos (écrit en 1943)
 
LES RACINES DE RÉNE CHAR : UN PAYS RÉEL
René CHAR est né en 1907 à l'Isle-sur-Sorgue, bourg vauclusien où tournent, inlassables, de grandes roues de bois moussu sur les multiples bras de la Sorgue qui traverse la ville. Une partie de l'œuvre de René Char est ha­bitée par ce pays de Provence et y prend source.
Une région, c'est d'abord le contraste de reliefs paradoxaux: de la plaine d' Avignon au Lubéron, ondulant et oblique, des Dentelles de Montmirail déchirées prolongeant le mont Ventoux à l'impressionnante source de la Sorgue qui se grave dans un gouffre profond, cette Sorgue, la Rivière, présente partout ; chacun de ces reliefs porte en lui une signification plus haute que sa géographie.
Cette région, c'est également une flore spécifique, de l'iris à la rose, de l'amandier à l'olivier; une faune aussi, du grillon au loriot, de la fauvette des roseaux - la rousserolle - à la couleuvre coléreuse.
 
PISTES DE. TRAVAIL1
** 1) .Montrer comment tous ces éléments du pays de René Char sont :
- Observés avec précision, dans les détails les plus simples, les plus cachés.
- Interprétés. Comment ce regard porté sur son pays natal révèle au poète une double vérité :
•. La certitude de la vie, toujours présente et renouvelée, plus forte que la .mort putrescible de chacun .. (partie intégrante de cette vie), et plus forte que les mesquineries des hommes ; dans les jours sombres de la guerre, la vie lue dans la nature fut source d'espoir, contre-terreur ;
• La signification symbolique du sens de cette vie et l'image incarnée des hautes exigences des hommes (voir, par exemple, l'image de la montagne).
* * * 2) Comparer la perception que Char a de son pays.avec celle d'autres écrivains également enracinés. dans une terre .-.par exemple « Eloges » de Saint John Perse, « Noces » ou « L'Été » de Camus.
** 3) La Provence du poète René Char.peut-elle être comparée à celle de romanciers comme Daudet, Giono (cf •. BT . Son n° 91 Pourquoi ?
 
(1)    Les pistes de travail proposées au fil des pages sont précédées de une, deux ou trois astérisques selon leur difficulté.
L'aubépine en fleurs fut mon premier alphabet.
 
 

L'Âge cassant

Le peuple des prés m'enchante. Sa beauté frêle et dépourvue de venin, je ne me lasse pas de me la réciter. Le campagnol, la taupe, sombres enfants perdus dans la chimère de l'herbe, l'orvet, fils du verre, le grillon, moutonnier comme pas un, la sauterelle qui claque et compte son linge, le papillon qui simule l'ivresse et agace les fleurs de ses hoquets silencieux, les fourmis assagies par la grande étendue verte, et immédiatement au-dessus, les météores hirondelles ...
Prairie, vous êtes le boîtier du jour,
 
 

Feuillets d' Hypnos

La contre-terreur, c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé, c'est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c'est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c'est un buste aux couleurs vives qui s'est plié en souriant, c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder ... Qu'importent alors l'heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous !
 
 

Feuillets d' Hypnos

Mortel serait l'été
sans la voix d'un grillon
qui par instants se tait
 
 

Les Matinaux

Confort est crime m'a dit la source en son rocher.
 
 

L'Âge cassant

La terre qui reçoit la graine est triste,
la graine qui va tant risquer est heureuse.
 
 

La Bibliothèque est en feu

 
LA FAUVETTE DES ROSEAUX
L'arbre le plus exposé à l'œil du fusil n'est pas un arbre pour son aile. La remuante est prévenue :  Elle se fera muette en le traversant. La perche de saule happée est à l'instant cédée par l'ongle de la fugitive. Mais dans la touffe de roseaux où elle amerrit, quelles cavatines ! C'est ici qu'elle chante. Le monde entier le sait.
Eté, rivière, espaces, amants dissimulés, toute une lune d'eau, la fauvette répète :
« Libre, libre, libre, libre ... »,
 
 

La Bibliothèque est en feu

 
 

LA SORGUE

 

Chanson pour Yvonne

Rivière trop tôt partie, d'une traite, sans compagnon,
 Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.
 
Rivière où l'éclair finit et où commence ma maison,
qui roule aux marches d'oubli la rocaille de ma raison.
 
Rivière, en toi terre est frisson, soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.
 
Rivière souvent punie, rivière à l'abandon.
 
Rivière des apprentis à la calleuse condition,
Il n'est vent qui ne fléchisse à la crête de tes sillons.
 
Rivière de l'âme vide, de la guenille et du soupçon,
Du vieux malheur qui se dévide, de l'ormeau de la compassion.
 
Rivière des farfelus, des fiévreux, des équarrisseurs,
 
Du soleil lâchant sa charrue pour s'acoquiner au menteur.
Rivière des meilleurs que soi, rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désaltère l'angoisse autour de son chapeau.
 
Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre qu'elles refusent à la mer.
 
Rivière des pouvoirs transmis et du cri embouquant les eaux,
De l'ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau.
 
Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde fou de prison,
Garde-nous violent et ami des abeilles de l'horizon.
 

Fureur et mystère

Dans ma jeunesse, le monde était un blanc chaos, d'où s'élançaient des glaciers rebelles. Aujourd'hui, c'est un chaos sanglant et boursouflé, où l'être le mieux doué n'est maître que de la bouffissure.
Aromates chasseurs
 
LES RACINES DE RENE CHAR : UN PAYS MYTHIQUE
Le pays changeant de visage, le poète a dû partir vers un pays mythique qu'il a recréé avec les éléments naturels de son pays de Provence, mais à l'image des hommes exigeants qu'il aimerait y voir vivre.
C'est le pays de ceux qu'il appelle « Les Matinaux » ou encore « Les Transparents ».
C'est aussi celui qu'on découvre dans une pièce de théâtre : « Le Soleil des eaux », écrite pour sauver le pays réel de la pollution des usines implantées près de la source de la Sorgue.
 
PISTE DE TRAVAIL
* A partir des textes, quel­le vous semble être la part de l'imaginaire, la part du réel dans ce pays mythique ? Montrez que Char veut en faire un idéal vers lequel doit tendre l'action.
 
QU' IL VIVE !
CE PAYS N' EST QU' UN VŒU DE L' ESPRIT, UN CONTRE-SÉPULCRE.
Dans mon pays, les tendres preuves du printemps et les oiseaux mal habillés sont préférés aux buts lointains.
La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. Le verre de fenêtre est négligé. Qu'im­porte à l'attentif.
Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n'y a pas d'ombre maligne sur la barque chavirée.
Bonjour à peine est inconnu dans mon pays.
On n'emprunte que ce qui peut se rendre augmenté. Il y a des feuilles, beaucoup de feuilles sur les arbres de mon pays. Les branches sont libres de n'avoir pas de fruits. .
On ne croit pas à la bonne foi du vainqueur.
Dans mon pays, on remercie.
 
 

Les Matinaux

Le printemps te capture et l'hiver t'émancipe, pays de bonds d'amour.
 
 

Parole en archipel

Peu auront su regarder la terre sur laquelle ils vivaient et la tutoyer en baissant les yeux.
 
 

Aromates chasseurs

Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé.
 
 

Feuillets d' Hypnos

 
 
J'HABITE UNE DOULEUR
Ne laisse pas le soin de gouverner ton cœur à ces tendresses parentes de l'automne auquel elles empruntent sa placide allure et son affable agonie. L'œil est précoce à se plisser. La souffrance connaît peu de mots. Préfère te coucher sans fardeau: tu rêveras du lendemain et ton lit te sera léger. Tu rêveras que ta maison n'a plu de vitres. Tu es impatient de t'unir au vent qui parcourt une année en une nuit.
D'autres chanteront l'incorporation mélodieuse, les chairs qui ne personnifient plus que la sorcellerie du sablier. Tu condamneras la gratitude qui se répète. Plus tard, on t'identifiera à quelque géant désagrégé, seigneur de l'impossible. Pourtant.
Tu n'as fait qu'augmenter le poids de ta nuit. Tu es retourné à la pêche aux murailles à la canicule sans été. Tu es furieux contre ton amour au centre d'une entente qui s'affole. Songe à la maison parfaite que tu ne verras jamais monter. A quand 1 récolte de l'abîme?  Mais tu as crevé les yeux du lion. Tu crois voir passer la beauté au-dessus des lavandes noires ...
Qu' est-ce qui t'a hissé, une fois encore, un peu plus haut, sans te convaincre. Il n'y a pas de siège pur.
Fureur et mystère
 
 
LES RACINES DE RENE CHAR : LES HOMMES DE CE PAYS
Le pays est en pleine mutation car les hommes ont changé. Ceux de l'enfance de Char étaient des hommes simples, laborieux, dont la « calleuse condition » allait de pair avec le regard clair, ceux dont le langage imagé est naturellement poétique. Ces hommes sont ceux mis en scène dans « Le Soleil des Eaux », ces paysans-pêcheurs qui veulent sauver leur pays de la pollution. Les hommes du pays de Char sont aussi ceux qui ont su lutter avec lui, être là, présents, au moment où il fallait choisir entre la Résistance et le nazisme. Beaucoup sont morts. Char leur a rendu hommage dans « Feuillets d'Hypnos »  Mais beaucoup d'hommes de ce pays ont suivi le progrès gangréneux, ils ont changé. Ils n'ont pas pu empêcher le plateau d'Albion de devenir une poudrière atomique2 ils sont presque tous devenus aveugles, peu­reux, tandis qu'ils acceptaient de voir leur pays changer ou aidaient même à ce changement. Le poète ne garde désormais que quelques amis, les «Matinaux " de ce pays. Pour les autres, il désespère.  
(2)    Voir explication plus détaillée chap. La Quête de la liberté. N'est-ce pas vrai aussi pour d'autres régions ?
 
Je remercie la chance qui a permis que les braconniers de Provence se battent dans notre camp ..
 

Feuillets d' Hypnos

Avec des poings pour frapper, ils firent de pauvres mains pour travailler.
Parole en archipel

LE SOLEIL DES EAUX
L'action se passe dans un pays traversé par une rivière poissonneuse : la Crillonne, centre de la vie de pêcheurs simples, heureux. Mais une usine s'est implantée sur les bords de la rivière, près de la source, et rejette ses déchets de chlore dans l'eau, tuant les truites, détruisant la vie quotidienne de ces gens jusqu'alors simples et pacifiques. Ils décident de se défendre et de cerner l'usine. Francis est en tête de cette action. Avant de partir, il parle avec son père, Auguste :
Auguste : - Nous n'avons jamais trop parlé, toi et moi, des difficultés qui vont être les nôtres. Je les vois de tous côtés accourir ..
Francis: - Tu m'as habitué à ne pas te poser de question. Je voudrais pour une fois que tu me répondes, ne cherchant pas de compromis ...
A. - Je t'écoute, mon petit. .
F. - Aujourd'hui, nous allons perdre, disons, notre repos, n 'est-ce pas, pour toujours ?
A. - C'est probable. Mais toujours n'a un sens qu'après nous. (Amer) Un monde agonise et nous restons inexplicablement en bonne santé ! C'est pourquoi, sans doute, nous sommes les premiers et les plus menacés.
F. - Toute une longue et sage fraction de notre vie, si tu préfères, touche à sa fin. Pourtant, ce coup que nous allons porter est conforme à l'idée et au sentiment que nous nous faisons de l'agencement de cette vie ? Nous n'inventons rien: nous remplissons une exigence ?
A. - C'est exact.: La dignité d'un homme seul, ça ne s'aperçoit pas, la dignité de mille hommes, ça prend l'allure d'un combat. C'est ainsi. On ne sait pas pourquoi !
F. - J'ai conscience de tout cela. (Un temps) Ah ! si les choses apparaissaient aux yeux de tous ce qu'elles sont aux yeux de quelques-uns ! Mais c'est sur cette inégalité que le monde se règle. Sans elle il ne subsisterait probablement pas.
A. - Quand on affronte un ennemi de taille, tout demeure possible, y compris la surprise de finir par lui ressembler, s'il met trop de temps à mourir !
F. - Oui mais, à coup sûr, il meurt, et ce qu'il abandonnera devant lui ne pourra rien contre ce que nous laisserons derrière nous ; cette semence sans nom dont la vie prendra soin.
A. - Sans doute, mais souviens-toi que dans le pire couloir de l'enfer, il y a quand même quelque chose ou quelqu'un à sauver. Ce n'est pas incompatible.
Le Soleil des eaux (scène XXXV)
 
 LES TRANSPARENTS
LE MONDE, DE NOS JOURS, EST HOSTILE AUX TRANSPARENTS.
Les seuls habitants du pays mythique, les rares habitants du pays réel, ce sont ceux qu'il appelle les Transparents ou les Matinaux.
Ils sont ceux qui :
-         refusent les tricheurs refusent le désespoir
-          refusent l'optimisme béat luttent pour la vie
-         luttent pour la beauté luttent pour la vérité.
Ils font un avec ce pays. Ils sont des dieux sur terre, mais des dieux qui ont su garder la simplicité.
 
 Les Matinaux vivraient même si le soir, si le matin n'existaient plus.
 
 

Fenêtres dormantes et porte sur le toit

« Pauvreté et Privilège » est dédié à tous les désenchantés silencieux, mais qu à cause de quelques revers, ne sont pas devenus pour autant inactifs. Ils sont le pont. Fermes devant la meute rageuse des tricheurs, au-dessus du vide et proche de la terre commune, ils voient le dernier et signalent le premier rayon. Quelque chose qui régna, fléchit, disparut, réapparaissant devrait servir la vie: notre vi des moissons et des déserts, et ce qui la montre le mieux en son avoir illimité.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Arrêtons-nous près des êtres qui peuvent se couper de leurs ressources, bien qu' n'existe pour eux que peu ou pas de repli. L'attente leur creuse une insomnie vertigineuse, La beauté leur pose un chapeau de fleurs.
 
 

Les Matinaux

Salut à celui qui marche en sûreté à mes côtés au terme du poème. Il passera demain, debout sous le vent.
 
 

Seuls demeurent

Redonnez-leur ce qui n'est plus présent en eux,
Ils reverront le grain de la moisson s'enfermer dans l'épi et s'agiter
Apprenez-leur, de la chute à l'essor, les douze mois de leur visage. Ils chériront le vide de leur cœur jusqu'au désir suivant;
Car rien ne se plaît aux cendres;
Et qui sait voir la terre aboutir à des fruits,
Point ne l'émeut l'échec quoiqu'il ait tout perdu.
 
 

Fureur et mystère

Un passant mythique, bien d'ici, nous rencontra: il voulait accroître I'espace des élans, la terre des égards, le murmure des oui, de midi en minuit. Cet homme heurté ne semblait tirer de sa poitrine que des battements exigeants, défaillants
 
 

Aromates chasseurs

Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses.
Il ne m'intéresse pas.
(Règle de sourcier et d'inquiet)
 
 

Feuillets d'Hypnos n° 32

 
Je puis désespérer de moi et garder mon espoir en Vous.
 
 

Les Matinaux

Combien souffre ce monde pour devenir celui de l'homme, d'être façonné entre les quatre murs d'un livre ! Qu'il soit ensuite remis aux mains des spéculateurs et d'extravagants qui le pressent d'avancer plus vite que son propre mouvement, comment ne pas voir là plus que de la malchance: Combattre vaille que vaille cette fatalité à l'aide de sa magie, ouvrir dans l'aile de la route, de ce qui en tient lieu, d'insatiables randonnées, c'est la tâche des Matinaux. La mort n'est qu'un sommeil entier et pur avec le signe plus qui le pilote et l'aide à fendre le flot du devenir. Qu'as-tu à t'alarmer de ton état alluvial ? Cesse de prendre la branche pour le tronc et la racine pour le vide. C'est un petit commencement.
 
 

Les Matinaux

Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'ha­bitueront .
 
 

Les Matinaux

Ils sont privilégiés ceux que le soleil et le vent suffisent à rendre fous, sont suffisants à saccager !
Les Matinaux
 
 DE L'ENFANCE À L'ÂGE ADULTE
Char évoque souvent l'enfance, et avec tendresse, parce que l'enfant est l'image multiple de quelques valeurs qui lui sont chères :
- l'enfant, c'est le pouvoir de rêver et de ne pas le savoir,
- c'est l'image incarnée de l'amour,
- c'est l'avenir, le lien entre le passé et le futur,
- l'enfant, c'est aussi la victime innocente qui crie à la face du monde la laideur cruelle incarnée.
L'enfance, l'adolescence, c'est aussi le lieu de l'éducation profonde de la vie d'homme; c'est enfin le lieu de révélation - chez l'adolescent - de l'amour, de la femme.
 
 DÉCLARER SON NOM
J'avais dix ans. La Sorgue m'enchâssait. Le soleil chantait les heures sur le sage cadran des eaux. L'insouciance et la douleur avaient scellé le coq de fer sur le toit des maisons et se supportaient ensemble, Mais quelle roue, dans le cœur de l'enfant aux aguets, tournait plus fort, tournait plus vite que celle du moulin dans son incendie blanc ?
Les Matinaux
 
COMPAGNIE DE L'ÉCOLIÈRE
Je sais bien que les chemins marchent Plus vite que les écoliers,
Attelés à leur cartable,
Roulant dans la glu des fumées
Où l'automne perd le souffle,
Jamais douce à vos sujets,
Est-ce vous que j'ai vu sourire ?
Ma fille, ma fille, je tremble,
 
N'aviez-vous donc pas méfiance
 De ce vagabond étranger,
Quand il enleva sa casquette
Pour vous demander son chemin ?
Vous n'avez pas paru surprise.
Vous vous êtes abordés
Comme coquelicot et blé.
Ma fille, ma fille, je tremble.
 
La fleur qu'il tient entre les dents,
Il pourrait la laisser tomber.
S'il consent à donner son nom,
A rendre l'épave à ses vagues.
Ensuite quelque aveu maudit
Qui hanterait votre sommeil
Parmi les ajoncs de son sang.
Ma fille, ma fille, je tremble.
 
Quand ce jeune homme s'éloigna,
Le soir mura votre visage.
Quand ce jeune homme s'éloigna,
Dos voûté, front bas, et mains vides,
Sous les osiers vous étiez grave,
Vous ne l'aviez jamais été.
Vous rendra-t-il votre beauté ?
Ma fille, ma fille, je tremble.
 
La fleur qu'il gardait à la bouche,
Savez-vous ce qu'elle cachait,
Père, un mal pur bordé de mouches,
Je l'ai voilé de ma pitié.
Mais ses yeux tenaient la promesse
Que je me suis faite à moi-même.
Je suis folle je suis nouvelle,
C'est vous, mon père, qui changez.
 

Placard pour un chemin des écoliers

 
JOUVENCE DES NEVONS
Dans le parc des Névons
Ceinturé de prairies,
Un ruisseau, sans talus,
Un enfant sans ami
Nuancent leur tristesse
Et vivent mieux ainsi.
Dans le parc des Névons
Un rebelle s'est joint
Au ruisseau, à l'enfant,
A leur mirage enfin.
Dans le parc des Névons
Mortel serait l'été
Sans la voix d'un grillon
Qui, par instant, se tait.
 

Les Matinaux

Les enfants réalisent ce miracle adorable de demeurer des enfants et de nos yeux.
Feuillets d' Hypnos
 
L'ADOLESCENT SOUFFLETÉ
Les mêmes coups qui l'envoyaient au sol le lançaient en même temps loin devant sa vie, vers les futures années où, quand il saignerait, ce ne serait plus à cause de l'iniquité d'un seul. Tel l'arbuste que réconfortent ses racines et qui presse ses rameaux meurtris contre son fût résistant, il descendait ensuite à reculons dans le mutisme de ce savoir et dans son innocence. Enfin il s'échappait, s'enfuyait et devenait souverainement heureux. Il atteignait la prairie et la barrière des ro­seaux dont il cajolait la vase et percevait le sec frémissement. Il semblait que ce que la terre avait produit de plus noble et de plus persévérant l'avait, en compen­sation, adopté.
Il recommencerait ainsi jusqu'au moment où, la nécessité de rompre disparue, il se tiendrait droit et attentif parmi les hommes, à la fois plus vulnérable et plus fort.
Les Matinaux
 
 L'AMOUR : VISAGES DE LA FEMME
BELLES FILLES DE LA TERRE, DE FÉLICITÉ.
La femme, multiple et partout présente, parfaite et insaisissable, jamais définitive et pourtant fidèle à ses tendresses, est sur le versant le plus cl de cette poésie, celui de la beauté. Elle est la contre-terreur de la guerre, la vie immédiate dans un monde absurde. Une pièce de théâtre révèle les visages multiples de l'amour : « Claire »
Claire, c'est la rivière, l'eau, et c'est la femme. Ce sont les différents visages de l'amour: des amours imparfaits, qui sonnent faux (celui de l'Ouvrier et l'Ouvrière, qui ont peur de l'infidélité conjugale, celui du Jeune Homme et de la Jeune Fille, qui est possession jalouse, celui de la Coquette ... ), l'amour total, celui du Poète et de la Rencontrée, qui est création perpétuelle, tendresse, beauté.
 
 PISTE DE TRAVAIL
* Comparer ces textes avec des poèmes d'amour de Eluard (cf BT2 n° 58), d'Aragon ... En quoi, chez René Char, l'image et le rôle de la femme sont-ils semblables ? Différents ? .
 
 A***
Tu es mon amour depuis tant d'années,
Mon vertige devant tant d'attente,
Que rien ne peut vieillir, froidir,
Même ce qui attendait notre mort,
Ou lentement sut nous combattre,
Même ce qui nous est étranger,
Et mes éclipses et mes retours.
 
Fermée comme un volet de buis
Une extrême chance compacte
Est notre chaîne de montagnes,
Notre comprimante splendeur.
 
Je dis chance, ô ma martelée;
Chacun de nous peut recevoir
 La part de mystère de l'autre
Sans en répandre le secret;
Et la douleur qui vient d'ailleurs
Trouve enfin sa séparation
Dans la chair de notre unité,
Trouve enfin sa route solaire
Au centre de notre nuée
Qu'elle déchire et recommence.
 
Je dis chance comme je le sens.
Tu as élevé le sommet
Que devra franchir mon attente
Quand demain disparaîtra.
 

Recherche de la base et du sommet

 
 
 
Je ne puis être et ne veux vivre que dans l'espace et dans la liberté de mon amour.
Parole en archipel
DANSONS AUX BARONNIES
En robe d'olivier
l'Amoureuse
avait dit:
Croyez à ma très enfantine fidélité.
Et depuis,
une vallée ouverte
une côte qui brille
un sentier d'alliance
ont envahi la ville
où la libre douleur est sous le vif de l'eau.
 

Retour amont

Ma renarde, pose ta tête sur mes genoux. Je ne suis pas heureux et pourtant tu suffis. Bougeoir ou météore, il n'est plus de cœur gros ni d'avenir sur terre. Les marches du crépuscule révèlent ton murmure, gîte de menthe et de romarin, confi­dence échangée entre les rousseurs de l'automne et ta robe légère. Tu es l'âme de la montagne aux flancs profonds, aux roches tues derrière des lèvres d'argile. Que les ailes de ton nez frémissent. Que ta main ferme le sentier et rapproche le rideau des arbres, Ma renarde, en présence des deux astres, le gel et le vent, je place en toi toutes les espérances éboulées, pour un chardon victorieux de la rapace solitude.
 

Feuillets d'Hypnos 1943·1944, n° 222

Les femmes sont amoureuses et les hommes sont solitaires. Ils se volent mutuel­lement la solitude et l'amour.
Aromates chasseurs
 
 LA BEAUTÉ
Ce n'est pas une notion abstraite, « esthétique », figée. La Beauté est ce pour quoi la vie et la lutte ont encore un sens ; elle est partout, elle est la part à sauver du pays réel, le regard clair des hommes, la présence de la Femme. Elle est l'espoir des temps empoisonnés par les idéologies aussi bien que par les industries. Elle est dans l'art aussi, si celui-ci sait rester vivant.
 
 Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l'espèce d'interim qu'elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n'ont pas de songes, et plonger dans l'actualité ceux dans l'esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.
 
 

Recherche de la base et du sommet

La laideur ! Ce contre quoi nous appelons n'est pas la laideur opposable à la beauté, dont les arts et le désir effacent et retracent continuellement la frontière. Laideur vivante, beauté, toutes deux les énigmatiques, sont réellement ineffables, Celle qui nous occupe, c'est la laideur qui décompose sa proie. Elle a surgi - plus dé­létère, croyons-nous, que par le passé où on l'entrevit quelquefois - des flaques et des moisissures que le flot trop grossi des chimères, des cauchemars comme des vraies conquêtes de notre siècle, a laissées en se retirant.
Alors, quel aliment ?
 

Recherche de la base et du sommet

La beauté fait son lit sublime toute seule, étrangement bâtit sa renommée parmi les hommes, à côté d'eux mais à l'écart.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Beauté, je me porte à ta rencontre dans la solitude du froid. Ta lampe est rose, le vent brille. Le seuil du soir se creuse.
 
 

Fureur et mystère

La poésie est à la fois parole et provocation silencieuse, désespérée de notre être exigeant pour la venue d'une réalité sans concurrente. Imputrescible celle Impérissable, non, car elle court les dangers de tous. Mais la seule qui visiblement triomphe de la mort matérielle. Telle est la Beauté, la Beauté hauturière, apparue dès les premiers temps de notre cœur, tantôt dérisoirement conscient, tantôt lumineusement averti.
 
 

Les Matinaux

Il est insupportable de se sentir part solidaire et impuissante d'une beauté en train de mourir par la faute d'autrui. .
Parole en archipel  
 
 LE LANGAGE CLAIR DU VERSANT LUMINEUX
Pour parler du pays, de l'enfance, pour dire la Beauté, les hommes tr parents et la femme, Char a su trouver un langage simple, immédiat, cependant multiple :
- le théâtre : qui met en scène les hommes du pays, retrouve le langage des troubadours de la tradition orale,
- la chanson, avec ses rythmes les plus simples (berceuse par exemple),
- la prose poétique, qui dit en images les choses simples. On peut songer aux « Illuminations » de Rimbaud, cet autre poète que Char aime tant.
 
 Nous avons en nous, sur notre versant tempéré, une suite de chansons qui n flanquent, ailes de communication entre notre souffle reposé et nos fièvres les plus fortes.
Les Matinaux
BERCEUSE POUR CHAQUE JOUR JUSQU' AU DERNIER
Nombreuses fois, nombre de fois, L'homme s'endort, son corps l'éveille; Puis une fois, rien qu'une fois, L'homme s'endort et perd son corps.
La Bibliothèque est en feu
 
 LA QUÊTE DE LA LIBERTÉ
LA LIBERTÉ N' EST PAS CE QU’ ON NOUS MON­TRÉ SOUS CE NOM. QUAND L' IMAGINATION, NI SOTTE, NI VILE, N' A, LA NUIT TOMBÉE, QU' UNE PARODIE DE FÊTE DEVANT ELLE, LA LIBERTÉ N' EST PAS DE LUI JETER N' IM­PORTE QUOI POUR TOUT INFECTER. LA LIBERTÉ PROTÈGE LE SILENCE, LA PAROLE ET L'AMOUR. ASSOMBRIS, ELLE LES RAVIVE; ELLE NE LES MACULE PAS. ET LA RÉVOLTE LA RESSUSCITE À L' AURORE, SI LONGUE SOIT CELLE-CI À S'ACCUSER. LA LIBERTÉ, C' EST DE DIRE LA VERITÉ AVEC DES PRÉCAUTIONS TERRIBLES, SUR LA ROUTE OÙ TOUT SE TROUVE.
 
 

Recherche de la base et du sommet

 
LA LIBERTÉ DÉFENDUE CONTRE LE NAZISME : LA RÉSISTANCE 
 En 1942, René Char entre dans la Résistance et, sous le nom de capitaine Alexandre, dirige le réseau Action, sur les collines de Céreste, au sein de la Région II qui couvrait les départements du Vaucluse, des Bouches-­du-Rhône, du Gard, des Hautes et des Basses-Alpes. C'est le temps de la nuit d'Hypnos, c'est-à-dire du sommeil ; le poète est devenu alors homme d'action, absent de son œuvre, présent dans l'Histoire en train de se faire. Ce qu'il défend alors est une liberté confondue avec la dignité : il lutte contre les humiliations, la cruauté, la destruction engendrées par l'idéo­logie nazie. Il défend un humanisme en péril, et ce n'est pas un hasard si les « Feuillets d'Hypnos », recueil de notes écrites à cette époque ex­ceptionnelle, sont dédiés à son ami Albert Camus, défenseur du même humanisme.
L'écriture devient alors une prose limitée à l'expression du quotidien, dans ses horreurs, ses peurs, etc.
En même temps, il reste cependant lucide, il n'est pas dupe : il se sait de­venu, pour un temps, un justicier qui juge ses semblables en fonction de leur engagement à ses côtés ou en face.
Il reste lucide, au sein même de l'action, sur la valeur réelle des êtres, non engagée définitivement, étrangère à l'héroïsme.
L'action a confirmé en lui une morale exigeante. Après la Libération, il retourne chez lui et par la parole luttera désormais pour faire triompher cette morale.
 
PISTES DE TRAVAIL
* * Comparer les textes de Char avec :
- des poèmes d'Eluard ou d'autres poètes engagés dans la Résistance (Aragon, Desnos, etc.)
- des textes de Camus, journaliste de «Combat» en particu­lier, défendant, en d'autres circonstances, le même humanisme 
- des textes de Vercors (cf. BT2 n° 125).  
 
 J' AI RECHERCHÉ L' OMBRE ET RÉTABLI LA MÉMOIRE, CELLE QUI M' ÉTAIT ANTÉRIEURE
Les mois qui ont suivi la Libération, j'ai essayé de mettre de l'ordre dans manière de voir et d'éprouver qu'un peu de sang avait tachée, à mon corps défend et je me suis efforcé de séparer les cendres du feu dans le foyer de mon cœur. Ascien, j'ai recherché l'ombre et rétabli la mémoire, celle qui m'était antérieure. Refus de siéger à la Cour de Justice, refus d'accabler autrui dans le dialogue quotidien retrouvé, décision tenue enfin d'opposer la lucidité au bien-être, l'état naturel aux honneurs, ces mauvais champignons qui prolifèrent dans les crevasses de la sécheresse et dans les lieux avariés, après le premier grain de pluie. Qui a connu et échangé la mort violente hait l'agonie du prisonnier. Mieux vaut une certaine épaisseur de terre échue durant la fureur. L'action, ses préliminaires et ses conséquences, m'avaient appris que l'innocence peut affleurer mystérieusement presque partout : l'innocence abusée, l'innocence par définition ignorante. Je ne donne pas ces dispositions pour exemplaires. J'eus peur simplement de me tromper.   
 

 
PUISQUE JE NE SUIS PAS MORT, IL N' EXISTE PAS …
Les enragés de la veille, ces auteurs du type nouveau de « meurtrier continuel » continuaient, eux, à m'écœurer au-delà de tout châtiment. Je n'entrevoyais pas la bombe atomique qu'un usage, celui de réduire à néant ceux, judicieusement rassemblés, qui avaient aidé à l'exercice de la terreur, à l'application du Nada.
Au lieu de cela, un procès3  et l'apparition dans les textes de répression d'un qualificatif inquiétant : génocide. Tu le sais, toi, qui demeuras deux ans derrière les barbelés de Linz, imaginant à longueur de journée la dissémination de ton corps en poussière; toi qui, le soir de ton retour parmi nous, voulus marcher dans prairies de ton pays, ton chien sur tes talons, plutôt que de répondre à la convocation du commissaire qui désirait mettre devant tes yeux la fiente qui t'avait dénoncé. Tu dis pour t'excuser ce mot étrange : « Puisque je ne suis pas mû il n'existe pas », En vérité, je ne connais qu'une loi qui convienne à la destination qu'elle s'assigne: la loi martiale, à l'instant du malheur. Malgré ta maigreur tes allures d'outre-tombe, tu voulus hi en m'approuver. La générosité malgré soi, voilà ce qu'appelait secrètement notre souhait à l'horloge exacte de la conscience.
Il est un engrenage qu'il faut rompre coûte que coûte, une clairvoyance maussade qu'il faut se décider à appliquer avant qu'elle devienne la conséquence sournoise d'alliances impures et de compromis. Si en 1944, on avait, en général, stricte me châtié, on ne rougirait pas de faire quotidiennement la rencontre, aujourd'hui sans le moindre malaise de leur part, d'hommes déshonorés, de gredins ironiques, tandis qu'un personnel falot garnit les prisons. On objecte que la nature du délit a changé, une frontière qui n'est que politique laissant toujours passer le mal.
Mais on ne ranime point les morts dont le corps supplicié fut réduit à de la boue. Le fusillé, par l'occupant et ses aides, ne se réveillera pas dans le département limitrophe à celui qui vit sa tête partir en morceaux! La vérité est que la compro­mission avec la duplicité s'est considérablement renforcée parmi la classe des gou­verneurs. Ces arapèdes engrangent. L'énigme de demain commande-t-elle tant de précautions ? Nous ne le croyons pas. Mais, attention que les pardonnés, ceux qui avaient choisi le parti du crime, ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d'un oubli coupable. Ils trouveraient le moyen, avec le ponçage du temps, de glisser l'hitlérisme dans une tradition, de lui fournir une légitimité, une amabilité même !
  
LES STRATÈGES SONT LA PLAIE DE CE MONDE …
Nous sommes partisans, après l'incendie, d'effacer les traces et de murer le laby­rinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel. Nous sommes partisans, après l'incendie, d'effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. Les stratèges n'en sont pas partisans. Les stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin, pour prévoir, agir et corriger, d'un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs pour l'avenir sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l'agonie, les charançons de la naissance et de la mort. Ils désignent du nom de science de l'Histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse pour ins­taller un bagne subtil, projeter les ténèbres de leur chaos comme lumière de la Connaissance. Ils font sans cesse se lever devant eux des moissons nouvelles d'enne­mis afin que leur faux ne se rouille pas, leur intelligence entreprenante ne se pa­ralyse. Ils exagèrent à dessein la faute et sous-évaluent le crime. Ils mettent en pièces des préjugés anodins et les remplacent par des règles implacables. Ils accusent le cerveau d'autrui d'abriter un cancer analogue à celui qu'ils recèlent dans la vanité de leur cœur. Ce sont les blanchisseurs de la putréfaction. Tels sont les stratèges qui veillent dans les camps et manœuvrent les leviers mystérieux de notre vie.
 
NON A LA VENGEANCE, OUI AU PRODIGE QU' EST LA VIE HUMAINE •••
Le spectacle d'une poignée de petits fauves réclamant la curée d'un gibier qu'ils n'avaient pas chassé, l'artifice jusqu'à l'usure d'une démagogie macabre; parfois la copie par les nôtres de l'état d'esprit de l'ennemi aux heures de son confort, tout cela me portait à réfléchir. La préméditation se transmettait. Le salut, hélas précaire, me semblait être dans le sentiment solitaire du bien supposé et du mal dépassé. J'ai alors gravi un degré pour bien marquer les différences.
A mon peu d'enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte d'affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu'est la vie humaine dans sa relativité. Oui, remettre sur la pente nécessaire les milliers de ruisseaux qui rafraîchissent et dissipent la fièvre des hommes. Je tournais inlassablement sur les bords de cette croyance, je redé­couvrais peu à peu la durée, j'améliorais imperceptiblement mes saisons, je domi­nais mon juste fiel, je redevenais journalier.
Je n'oubliais pas le visage écrasé des martyrs dont le regard me conduisait au Dictateur et à son Conseil, à ses surgeons et à leur séquelle. Toujours, lui, toujours eux pressés dans leur mensonge et la cadence de leurs salves! Des impardonnables venaient ensuite qu'il fallait résolument affliger dans l'exil, les chances honteuses du jeu leur ayant souri. La perte de justice, par conjoncture, est inévitable.
 
AINSI COMMENCENT LES GRANDS MALHEURS …
Quand quelques esprits sectaires proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et l'attellent à leur destin pour le mener à la perfection, la Pythie est con­damnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. Nos tissus tiennent à peine. Nous vivons au flanc d'une inversion mortelle, celle de la matière compli­quée à l'infini au détriment d'un savoir-vivre, d'une conduite naturelle mons­trueusement simplifiés. Le bois de l'arbuste contient peu de chaleur, et on abat l'arbuste. Combien une patience active serait préférable ! Notre rôle à nous est d'influer afin que le fil de fraîcheur et de fertilité ne soit pas détourné de sa terre vers les abîmes définitifs. Il n'est pas incompatible au même moment de renouer avec la beauté, d'avoir mal soi-même et d'être frappé, de rendre les coups et de s'éclipser.
Tout être qui jouit de quelque expérience humaine, qui a pris parti, à l'extrême, pour l'essentiel, au moins une fois dans sa vie, celui-là est enclin parfois à s'exprimer en termes empruntés à une consigne de légitime défense et de conservation. Sa diligence, sa méfiance se relâchent difficilement, même quand sa pudeur ou sa propre faiblesse lui font réprouver ce penchant déplaisant. Sait-on qu'au-delà de sa crainte et de son souci cet être aspire pour son âme à d'indécentes vacances ?
Recherche de la base et du sommet. 1948
 
CHANT DU REFUS
(début du partisan)
Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l'appelez pas, vous tous qui l'aimez. S'il vous semble que l'aile de l'hirondelle n'a plus de miroir sur terre, oubliez ce bonheur. Celui qui panifiait la souffrance n'est pas visible dans sa léthargie rougeoyante.
Ah ! beauté et vérité fassent que vous soyez présents nombreux aux salves de la délivrance !
 

Fureur et mystère

Je songe à cette armée de fuyards aux appétits de dictature que reverront peut-être au pouvoir, dans cet oublieux pays, ceux qui survivront à ce temps d'algèbre damnée.
 

Feuillets d'Hypnos

Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques. L'implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans les convulsions, et sous le couvert d'une hypocrisie sûre de ses droits. Ne souriez pas. Ecartez le scepticisme et la résignation et préparez votre âme mortelle en vue d'affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies microbiens.
Feuillets d'Hypnos
Le boulanger n'avait pas encore dégrafé les rideaux de fer de sa boutique que déjà le village était assiégé, bâillonné, hypnotisé, mis dans l'impossibilité de bouger. Deux compagnies de SS et un détachement de miliciens le tenaient sous la gueule de leurs mitrailleuses et de leurs mortiers. Alors commença l'épreuve.
Les habitants furent jetés hors des maisons et sommés de se rassembler sur la place centrale. Les clés sur les portes. Un vieux, un dur d'oreille qui ne tenait pas compte assez vite de l'ordre vit les quatre murs et le toit de sa maison voler en morceaux sous l'effet d'une bombe. Depuis quatre heures, j'étais éveillé. Marcelle était venue à mon volet me chuchoter l'alerte. J'avais reconnu immédiatement l'inutilité de franchir le cordon de surveillance et de gagner la campagne. Je chan­geai rapidement de logis. La maison inhabitée où je me réfugiai autorisait, à toute extrémité, une résistance armée efficace. Je pouvais suivre de la fenêtre, derrière les rideaux jaunis, les allées et venues nerveuses des occupants. Pas un des miens n’était présent au village. Cette pensée me rassura. A quelques kilomètres de là, ils suivaient mes consignes et restaient tapis. Des coups me parvenaient, ponctués d’injures. Les SS avaient surpris un jeune maçon qui revenait de relever des collets. Sa frayeur le désigna à leurs tortures. Une voix se penchait, hurlante sur le corps tuméfié : « Où est-il ? Conduis-nous. » suivie de silence. Et coups de pieds et coups de poings de pleuvoir. Une rage insensée s'empara de moi, chassa mon angoisse. mains communiquaient à mon arme leur sueur crispée, exaltaient sa puissance contenue. Je calculais que le malheureux se tairait encore cinq minutes, puis fa­talement, il parlerait. J'eus honte de souhaiter sa mort avant cette échéance. Alors apparut jaillissant de chaque rue la marée des femmes, des enfants, des vieillards, se rendant au lieu de rassemblement, suivant un plan concerté. Ils se hâtaient sans hâte, ruisselant littéralement sur les SS, les paralysant « en toute bonne foi », Le maçon fut laissé pour mort. Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plusloin. Avec une prudence infinie, maintenant, des yeux eux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre. J’ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice.
Feuillets d' Hypnos
 

(3) Le procès de Nuremberg. L'étendue du crime rend le crime impensable, mais sa science saisissable. L'évaluer c'est admettre l'hypothèse de l'irresponsabilité du criminel. Or, tout homme fortuitement ou non, peut être pendu. Cette égalité est intolérable.

 LA LIBERTÉ DÉFENDUE CONTRE LE PROGRÈS INCONSCIENT
Char se méfie des inventeurs. Il les dénonce dans leur inconscience qui confond invention et destruction. Il se situe en avant des savants. Le devoir du poète est de dénoncer les dangers de plus en plus graves de la science. Ainsi, en 1966, Char sortit de sa retraite pour agir publiquement ; il pro­nonça un discours lors de manifestations, dénonçant l'installation de fusées atomiques sur le plateau d'Albion, dans les Alpes du Sud. Ces manifesta­tions furent d'ailleurs inefficaces, et le pessimisme de Char s'accrut.
Char dénonce également le matérialisme envahissant drainé par le pro­grès, qui conduit l'homme à substituerl'avoir à l'être.
 
 PISTE DE TRAVAIL
* * Rapprocher l'attitude de René Char de celle de Saint-John Perse définie dans le Discours de réception du Prix Nobel (1960).
« La poésie n'est pas souvent à l'honneur. C'est que la disso­ciation semble s'accroître entre l'œuvre poétique et l'activité d'une société soumise aux servitudes matérielles. Ecart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science .
... Face à l'énergie nucléaire, la lampe d'argile du poète suffira-­t-elle à son propos ? - Oui, si d'argile se souvient l'homme.
... Et c'est assez, pour le poète, d'être la mauvaise conscience de son temps. »
 
 LES INVENTEURS
Sivergues, 30 septembre 1949
Ils sont venus, les forestiers de l'autre versant, les inconnus de nous, les rebelles à nos usages.
Ils sont venus nombreux,
Leur troupe est apparue à la ligne de partage des cèdres
Et du champ de la vieille moisson désormais irrigué et vert.
La longue marche les avait échauffés.
Leur casquette cassait sur leurs yeux et leur pied fourbu se posait dans le vague.
Ils nous ont aperçu et se sont arrêtés.
Visiblement ils ne présumaient pas nous trouver là,
Sur des terres faciles et des sillons bien clos,
Tout à fait insouciants d'une audience.
Nous avons levé le front et les avons encouragés.
Le plus disert s'est approché, puis un second tout aussi déraciné et lent.
Nous sommes venus, dirent-ils, vous prévenir de l'arrivée prochaine de l'ouragan, de votre implacable adversaire.
Pas plus que vous, nous ne le connaissons
Autrement que par des relations et des confidences d'ancêtres.
Mais pourquoi sommes-nous incompréhensiblement devant vous et soudain pareils à des enfants ?
Nous avons dit merci et les avons congédiés.
Mais auparavant ils ont bu, et leurs mains tremblaient et leurs yeux riaient sur les bords.
Hommes d'arbres et de cognée, capables de tenir tête à quelque terreur, mais inaptes à conduire l'eau, à aligner des bâtisses, à les enduire de couleurs plaisantes,
Ils ignoraient le jardin d'hiver et l'économie de la joie.
Certes, nous aurions pu les convaincre et les conquérir,
Car l'angoisse de l'ouragan est émouvante.
Oui, l'ouragan allait bientôt venir ;
Mais cela valait-il la peine que l'on en parlât et qu'on dérangeât l'avenir ? Là où nous sommes, il n'y a pas de crainte urgente.
 
 

Les Matinaux

Ne permettons pas qu'on nous enlève la part de nature que nous renfermons. N'en perdons pas une étamine, n'en cédons pas un gravier d'eau.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Leur crime: un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous.
 
 

Les Matinaux

Celui qui Invente, au contraire de celui qui découvre, n'ajoute aux choses, n'ap­porte aux êtres que des masques, des entre-deux, une bouillie de fer.
 
 

Les Matinaux

Viendra le temps où les nations sur la marelle de l'univers seront aussi étroitement dépendantes les unes des autres que les organes d'un même corps, solidaires en son économie.
Le cerveau, plein à craquer de machines, pourra-t-il encore garantir l'existence du mince ruisselet de rêve et d'évasion ? L'homme, d'un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs ...
 
 

Feuillets d' Hypnos

L'explosion atomique est la conscience de la matière et le poinçon de l'homme hilare qui s'en dit l'expression. Sa permanence spirituelle a commencé à produire. Nous en dégageons sans gêne l'hypocrisie.
 
 

Fenêtres dormantes et porte sur le toit

 
 
 

Février 1966

Que les perceurs de la noble écorce terrestre d'Albion mesurent bien ceci: nous nous battons pour un site où la neige n'est pas seulement la neige de l'hiver mais aussi l'aulne du printemps. Le soleil s'y lève sur notre sang exigeant et l'homme n'est jamais en prison chez son semblable. A nos yeux, ce site vaut mieux que notre pain, car il ne peut être, lui, remplacé.
Le Nu perdu
 
 LA LIBERTÉ DÉFENDUE CONTRE LES IDÉOLOGIES
L'Histoire engendre des idéologies, toutes aussi asservissantes les unes que les autres, parce qu'elles noient l'individu dans une structure collec­tive qui le modèle à l'image standard. L'homme disparaît au profit d'une « humanité » abstraite, déshumanisée, désincarnée, et malléable à merci par les partis, les structures. Le nazisme n'était qu'un exemple de cet as­servissement, mais de Marat à Staline, combien d'autres jalonnent l'His­toire, érigée en science !
Char défend l'individu contre le collectif, les hommes contre l'Humanité. C'est également une des raisons essentielles qui l'ont conduit à quitter le mouvement surréaliste, avec lequel il a fait un bref bout de chemin, quand Breton a voulu devenir le Grand Prêtre de ce mouvement limité désormais à une école littéraire.
 
 
PISTES DE TRAVAIL
* Montrer en quoi René Char se sépare ici d'Eluard, Aragon ou du Neruda du « Chant Général » (cf. BT2 n° 97), qui ont opté, eux, pour une idéologie marxiste.
* * Débat possible : Le rôle et l'engagement d'un écrivain. Diffé­rentes formes d'engagement (voir aussi Camus, Discours de Suède, in BT2 n° 4, p. 34).
 
 
 L'Histoire n'est que le revers de la tenue des maîtres. Aussi une terre d'effroi où chasse le lycaon4 et que râcle la vipère. La détresse est dans le regard des sociétés humaines et du Temps, avec des victoires qui montent.
 
La Bibliothèque est en feu
La pyramide des martyrs obsède la terre.
 
Fureur et mystère
Il y a ceux qui ont bu l'eau de la baignoire de Marat et nous qui avons frissonné à l'horizon de Saint-Just et de Lénine. Mais Staline est perpétuellement imminent. On conserve avec des égards la mâchoire de Hitler. Qu'est-ce qui détournera notre corps du laser pellagreux ? 0 inconvenante justesse affrontée à une mer emplie de jusquiame5 !
 
Le Nu perdu
L'hémophilie politique de gens qui se pensent émancipés. Combien sont épris de l'humanité et non de l'homme ! Pour élever la première, ils abaissent le second.
L'égalité compose avec l'agresseur. C'est sa malédiction. Et notre figure s'en ac­commode.
 
Fenêtres dormantes et porte sur le toit
Depuis l'opération des totalitarismes, nous ne sommes plus liés à notre moi per­sonnel mais à un moi collectif assassin, assassiné. Le profit de la mort condamne à vivre sans l'imaginaire, hors l'espace tactile, dans des espaces avilissants.
 
Fenêtres dormantes et porte sur le toit
 
 La sagesse est de ne pas s'agglomérer, mais, dans la création et dans la nature communes, de trouver notre nombre, notre réciprocité, nos différences, notre pas­sage, notre vérité, et ce peu de désespoir qui en est l'aiguillon et le mouvant brouillard.
 
Les Matinaux
Nous sommes ingouvernables. Le seul maître qui nous soit propice, c'est l'éclair, qui tantôt nous illumine tantôt nous pourfend.
 
Les Matinaux
Ils désignent sous le nom de science de l'histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse pour installer un bagne subtil, projeter les ténèbres de leur chaos comme lumière de la connaissance.
Recherche de la base et du sommet
 
(4) Lycaon : mammifère carnivore d'Afrique

(5) Jusquiame : herbe vénéneuse et nauséabonde

 DU RÉCIT À LA PROSE VENGERESSE
L'écriture de ce versant insurgé de l'œuvre de Char est un cri asymptote au silence. Mais c'est aussi le récit dépouillé, qui décrit l'horreur, sans images, car le temps n'est plus au lyrisme.
La dénonciation est violente, coupante, sans merci.
 
 Ces notes n'empruntent rien à l'amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Un feu d'herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. La vue du sang supplicié en a fait une fois perdre le fil, a réduit à néant leur importance. Elles furent- écrites dans la tension, la colère, la peur, l'émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l'illusion de l'avenir, l'amitié, l'amour. C'est dire combien elles sont affectées par l'événement. Ensuite plus souvent survolées que relues. Ce carnet pourrait n'avoir appartenu à personne tant le sens de la vie d'un homme est sous-jacent à ses pérégrinations, et difficilement séparable d'un mimétisme parfois hallucinant. De telles tendances furent néanmoins combattues.
Ces notes marquent la résistance d'un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus, désirant réserver l'inaccessible champ libre à la fantaisie de ses soleils, et décidé à payer le prix pour cela.
Introduction aux Feuillets d'Hypnos. 1943-44
J'écris brièvement. Je ne puis guère m'absenter longtemps. S'étaler conduirait à l'obsession. L'adoration des bergers n'est plus utile à la planète. .
 
 

Feuillets d' Hypnos

Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d'encre. Aussi est-ce d'une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, ramassée, tendue et d'une haleine que j'écris ceci, que j'oublie cela. Automate de la vanité ? Sincèrement non. Nécessité de contrôler l'évidence, de la faire créature.
 
 

Feuillets d' Hypnos

Continuons à jeter nos coups de sonde, à parler à voix égale, par mots groupés, nous finirons par faire taire tous ces chiens, pour obtenir qu'ils se confondent avec l'herbage, nous surveillant d'un œil fumeux, tandis que le vent effacera leur dos.
 
 

La Bibliothèque est en feu

À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d'avenir.
Fureur et mystère
 
 
 LA QUÊTE DE LA VÉRITÉ
L'ÉVIDENCE EST COLLECTIVE, LA VÉRITÉ EST PERSONNELLE.
Les Matinaux
 
LA MORT
 
 PISTES DE TRAVAIL
* * - A partir des textes, essayez de cerner le sens de la mort pour René Char
_ par rapport à la vie ?
_ par rapport à l'action ?
_ par rapport à la poésie ?
***L'athéisme de Char et sa conception de la mort ?
** René Char apprécie particulièrement ces paroles de Hôlderlin que Camus mit en exergue à « L'Homme Révolté » :
«  Et ouvertement, je vouai mon cœur à la terre grave et souf­frante, et souvent dans la nuit sacrée, je lui promis de l'aimer fidèlement jusqu'à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi, je me liai à elle d'un lien mortel. »
« La mort d'Empédocle »
En quoi cette pensée fait-elle écho à celle de René Char ?
 
 Nous n'avons qu'une ressource avec la mort : faire de l'art avant elle.
 
 

Parole en archipel

Ce qui me console, lorsque je serai mort, c'est que je serai là - disloqué, hideux - pour me voir poème.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Sois consolé: en mourant, tu rends tout ce qui t'a été prêté, ton amour, tes amis. Jusqu'à ce froid vivant tant de fois recueilli.
 
 

Recherche de la base et du sommet

La poésie me volera ma mort.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Nuls dieux à l'extérieur de nous, car ils sont le fruit de la seule de nos pensées qui ne conquiert pas la mort, la mort qui, lorsque le temps nous embarque à son bord,
chuchote, une encablure6 en avant.
 
 

Le Nu perdu

Je parle, homme sans faute originelle sur une terre présente. Je n'ai pas mille ans devant moi. Je ne m'exprime pas pour des hommes du lointain qui seront - com­ment n'en pas douter ? - aussi malheureux que nous. J'en respecte la venue. On a coutume, en tentation, d'allonger l'ombre claire d'un grand idéal devant ce que nous nommons, par commodité, notre chemin ... Pourtant, l'âge d'or promis ne mériterait ce nom qu'au présent, à peine plus. La perspective d'un paradis hilare détruit l'homme. Toute l'aventure humaine contredit cela, mais pour nous stimuler, non pour nous accabler.

Recherche de la base et du sommet

Ne pas avoir plusieurs morts suspendues et comme enneigées. N’en avoir qu’une, de bon sable. Et sans résurrection.
 
 

La Bibliothèque est en feu

 
 
 
(6) Encablure : longueur d'environ 200 mètres (terme maritime)
 PESSIMISME LUCIDE ET ESPOIR MILITANT
Après la guerre, Char s'interdit le droit à l'optimisme. L'Histoire et le pro­grès destructeur qui s'emballe le confirment dans cette attitude pessimiste. Cependant, ce pessimisme n'est pas celui du renoncement, du découra­gement. S'îl désespère de l'Humanité, il garde espoir en quelques hommes qui conservent intactes les valeurs essentielles et sauront encore lutter pour elles.
 
 PISTES DE TRAVAIL
* * - Comparer cette attitude avec celle de Camus: « Je déses­père de l'Humanité mais je garde espoir en l'homme » 
* * - La comparer aussi avec celle de Saint-John Perse qui, dépas­sant les contingences de ce siècle, débouche sur un optimisme (cf. texte suivant, extrait du Discours de réception du Prix Nobel, 1960).
« Elle (la poésie) n'attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n'a d'elle-même à justifier. Et c'est d'une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu'elle embrasse au présent tout le passé et l'avenir, l'humain avec le surhumain, et tout l'espace planétaire avec l'es­pace universel. L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore, et qu'elle se doit d'explorer: celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain. Son expression toujours s'est interdit l'obscur, et cette expression n'est pas moins exi­geante que celle de la science.
Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l'unité de l'Être. Et sa leçon est d'optimisme. Une même loi d'harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n'y peut advenir qui par nature excède la mesure de l'homme. Les pires bouleversements de l'histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d'enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n'éclairent qu'un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d'un automne, elles ne font que muer. L'inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l'ac­coutumance. »
 
 Le réel quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Nous touchons au temps du suprême désespoir et de l'espoir pour rien, au temps indescriptible.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Ce sont les pessimistes que l'avenir élève. Ils voient de leur vivant l'objet de leur appréhension se réaliser. Pourtant la grappe, qui a suivi la moisson, au-dessus de son cep, boucle; et les enfants des saisons, qui ne sont pas selon l'ordinaire réunis, au plus vite affermissent le sable au bord de la vague. Cela, les pessimistes le per­çoivent aussi.
 
 

La Bibliothèque est en feu

Nous sommes tenus d'assurer que cet espoir n'est pas candeur.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Otez tout espoir aux petits hommes de la terre.
 
 

Fenêtres dormantes et porte sur le toit

Même s'il est en proie à une nature pessimiste, celui qui accepte, de bon ou de mauvais gré, les perspectives du devenir, doit se convaincre que le sur-ressort de ce pessimisme est l'espoir sans rupture, espoir que quelque chose d'imprévisible, où nous distinguerons une faveur, ou à l'opposé, un hermétique maléfice, surgira, et que l'oppression sera momentanément renversée. La pensée du pire n' est-elle pas respect d'autrui ?
 
 

Recherche de la base et du sommet

Ah ! nous savions que tant qu'il y aurait une tige d'herbe et une bouchée de nuit dans le vivier la truite n'y mourrait pas.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Noble semence, guerre et faveur de mon prochain, devant la sourde aurore je te garde avec mon quignon, attendant ce jour prévu de haute pluie, de limon vert, qui viendra pour les brûlants et pour les obstinés.
Les Matinaux
 
 RÉVOLTE PERMANENTE
À tout ce qui abîme l'être humain, Char répond par une insurrection per­manente, une insurrection armée dans la Résistance, une insurrection de l'écriture en tous temps, pour dénoncer, rôle essentiel du poète.
« Je me révolte, donc je suis », écrivait Camus ; « Je me révolte, donc je me ramifie », répond Char en écho (« Recherche de la base et du sommet »),
La révolte reste le seul mode de vie possible, le seul soutien à l'espoir. La révolte est le pilier central de cette oeuvre.
 
 
 

 PISTE DE TRAVAIL
 * * * Comparer la révolte de Char et celle d'une part de Rimbaud, d'autre part de Camus. Qu'a-t-il de commun avec eux ?

 
 Il semble que l'on naît à mi-chemin du commencement et de la fin du monde. Nous grandissons en révolte ouverte presque aussi furieusement contre ce qui nous entraîne que ce qui nous retient.
 
 

Les Matinaux

Je n'écrirai pas de poème d'acquiescement.
 
 

Feuillets d' Hypnos

A toute pression de rompre avec nos chances, notre morale, et de nous soumettre à tel modèle simplificateur, ce qui ne doit rien à l'homme mais nous veut du bien, nous exhorte: «Insurgé, insurgé, insurgé ... »
 
 

Les Matinaux

Je ne serai jamais assez loin, assez perdu dans mon indépendance ou son illusion, pour avoir le cœur de ne plus aimer les fortes têtes désobéissantes qui descendent au fond du cratère, sans se soucier des appels du bord. Ma part la plus active est devenue ... l'absence. Je ne suis plus guère présent que par l'amour, l'insoumission, et le grand toit de la mémoire.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Ce qu'il faut faire ? C'est d'abord devenir durs, cesser de penser et d'agir comme des enfants, aller jusqu'au bout de notre colère.
 
 

Le Soleil des eaux

 
 

PRIÈRE ROGUE

Gardez-nous la révolte, l'éclair, l'accord illusoire, un rire pour le trophée glissé des mains, même l'entier et long fardeau qui succède, dont la difficulté nous mène à une révolte nouvelle. Gardez-nous la primevère et le destin.
Recherche de la base et du sommet
 
 LA CONVERSATION SOUVERAINE
Char est de ceux qui savent reconnaître et rendre hommage aux œuvres qui l'ont influencé. Il jette ainsi un pont par-delà les siècles et plonge ses premières racines chez les Présocratiques, Héraclite d'Héphèse en par­ticulier, le Maître par excellence. Parmi ceux qui mènent cette Conversa­tion Souveraine, citons des peintres: Georges de La Tour ; des poètes :
Rimbaud avant tous les autres, éclairant leur siècle d'une façon fulgurante, partageant sa Révolte lucide, sa quête de la beauté, de la liberté et de la vérité.
Nommons tous les Alliés Substantiels, comme il les appelle, ces contem­porains, peintres, poètes, penseurs, qui, pour certains, furent ou sont encore de précieux amis : Braque, Miro, Picasso, Eluard, Camus, Heidegger ...
Des expositions, comme celles de la Fondation Maeght et de la Bibliothèque Nationale témoignent en particulier de cette constante recherche avec des peintres.
Char ne prétend pas s'être édifié seul; en reconnaissant les terres où il plonge ses racines, il témoigne de cette faculté d'accueil, d'ouverture à l'autre, il situe son originalité dans la continuité d'une chaîne de pensée et d'écriture qui ont milité pour l'essentiel en l'homme.
Accueil aussi à ceux qui recherchent à leur tour dans Char une conver­sation souveraine pour s'édifier aujourd'hui ou demain ...
 
 JE VEUX PARLER D'UN AMI7
Depuis plus de dix ans que je suis lié avec Camus, bien souvent à son sujet la grande phrase de Nietzsche réapparaît dans ma mémoire : « J'ai toujours mis dans mes écrits toute ma vie et toute ma personne. J'ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels. » Voilà la raison de la force d'Albert Camus, intacte, re­constituée à mesure, et de sa faiblesse, continuellement agressée. Mais il faut croire que de l'horloge de la vérité, qui ne sonne pas chaque heure mais la beauté et les drames du temps seuls, peut toujours descendre un Michel, par les marches mal éclairées qui, en dépit de ses propres doutes, affirmera, face à la famille des totali­taires et des pyrrhoniens, la valeur des biens de la conscience tourmentée et du combat rafraîchissant. De l'œuvre de Camus je crois pouvoir dire : « Ici, sur les champs malheureux, une charrue fervente ouvre la terre, malgré les défenses et malgré la peur. » Qu'on me passe ce coup d'aile; je veux parler d'un ami.
Affligé ou serré, Camus ne s'échappe pas par la vertu de la méchanceté qui, bien qu'elle ascétise, a l'inconvénient de modeler à son utilisateur un visage voisin de la grimace de la mort. Sa parole incisive refuse le rapetissement de l'adversaire, dédaigne la dérision. La qualité qui satisfait le plus chez lui, quelle que soit la den­sité du rayon de soleil qui l'éclaire, est qu'il ne s'accointe pas avec lui-même; cela renforce son attention, rend plus féconde sa passion. Sa sensibilité étrangement lui sert d'amorce et de bouclier, alors qu'il l'engage toute. Enfin, nanti d'un avan­tage décisif, il ne remporte qu'une victoire mesurée dont promptement il se dé­tourne, comme un peintre de sa palette, non comme un belliqueux de sa panoplie. Camus aime à marcher d'un pas souple dans la rue d'une ville quand, par la grâce de la jeunesse, la rue est pour un instant entièrement fortunée.
L'amitié qui parvient à s'interdire les patrouilles malavisées auprès d'autrui, quand l'âme d'autrui a besoin d'absence et de mouvement lointain, est la seule à contenir un germe d'immortalité. C'est elle qui admet sans maléfice l'inexplicable dans les relations humaines, en respecte le malaise passager. Dans la constance des cœurs expérimentés, l'amitié ne fait le guet ni n'inquisitionne. Deux hirondelles tantôt silencieuses, tantôt loquaces se partagent l'infini du ciel et le même auvent.
 
 

Recherche de la base et du sommet

Reconnaissance à Guillaume Apollinaire, à Pierre Reverdy, au privilégié lointain Saint-John Perse, à Pierre Jean Jouve, à Artaud détruit, à Paul Eluard.
1953
Avec Rimbaud la poésie a cessé d'être un genre littéraire, une compétition. Avant lui, Héraclite et un peintre, Georges de La Tour, avaient construit et montré quelle Maison entre toutes devait habiter l'homme: à la fois demeure pour le souffle et la méditation. Baudelaire est le génie le plus humain de toute la civilisation chrétienne. Son chant incarne cette dernière dans sa conscience, dans sa gloire, dans son remords, dans sa malédiction, à l'instant de sa décollation, de sa détes­tation, de son apocalypse. Les poètes, écrit Hôlderlin, se révèlent pour la plupart au début ou à la fin d'une ère. C'est par des chants que les peuples quittent le ciel de leur enfance pour entrer dans la vie active, dans le règne de la civilisation. C'est par des chants qu'ils retournent à la vie primitive. L'art est la transition de la nature à la civilisation, et de la civilisation à la nature. Rimbaud est le premier poète d'une civilisation non encore apparue, civilisation dont les horizons et les parois ne sont que des pailles furieuses. Pour paraphraser Maurice Blanchot, voici une expérience de la totalité, fondée dans le futur, expiée dans le présent, qui n'a d'autre autorité que la sienne. Mais si je savais ce qu'est Rimbaud pour moi, je saurais ce qu'est la poésie devant moi, et je n'aurais plus à l'écrire ...
Recherche de la base et du sommet
Héraclite est, de tous, celui qui, se refusant à morceler la prodigieuse question, l'a conduite aux gestes, à l'intelligence et aux habitudes de l'homme sans en atté­nuer le feu, en interrompre la complexité, en compromettre le mystère, en oppri­mer la juvénilité. Il savait que la vérité est noble et que l'image qui la révèle c'est la tragédie. Il ne se contentait pas de définir la liberté, il la découvrait indéraci­nable, attisant la convoitise des tyrans, perdant son sang mais accroissant ses forces, au centre même du perpétuel. Sa vue d'aigle solaire, sa sensibilité particulière l'avaient persuadé, une fois pour toutes, que la seule certitude que nous possédions de la réalité du lendemain, c'est. le pessimisme, forme accomplie du secret où nous venons nous rafraîchir, prendre garde et dormir.
Au-delà de sa leçon, demeure la beauté sans date, à la façon du soleil qui mûrit sur le rempart mais porte le fruit de son rayon ailleurs. Héraclite ferme le cycle de la modernité qui, à la lumière de Dionysos et de la tragédie, s'avance pour un ultime chant et une dernière confrontation.
 
 

Recherche de la base et du sommet

 
PICASSO SOUS LES VENTS ETESIENS
Assurer son propre lendemain exige en art de brutaliser tout sacré, avoué ou non. Si celui-ci tient tête et fait front, merci à lui. L'action ou ses équivalents n'en est que mieux définie. Ainsi pouvons-nous écrire sans faconde: le XXe siècle, dans la personne d'un homme de quatre-vingt-douze ans, se termine vingt-sept ans avant son heure conventionnelle. Ce siècle estimait-il son destin accompli, dès l'instant que Son plus énigmatique créateur avait produit, d'un saut pleinement extensible, sa dernière fugue en avant? Oui, cela est une déduction bien simpliste. Le peintre qui exprima le mieux, et presque sans user d'allégorie, ce sectionnement du Temps, le plus brûlant qui fût jamais depuis la consignation de l'Histoire ; qui en traduisit sur une toile ou un carton, à l'aide d'un crayon, d'un pinceau et de quelques cou­leurs, les grondements et l'insécurité, ce peintre savait que le long voyage de l'éner­gie de l'univers de l'art se fait à pied et sans chemin, grâce à la mémoire du regard. Dans la possession de soi, dans l'effroi intérieur, le sarcasme et la grâce toujours pressée.  
Bien que le hantèrent ses égaux du passé, traducteurs, durant leur quête solitaire, d'une masse humaine apparemment inextinguible, Picasso ne fut le sosie d'aucun. Il avait en commun avec les acteurs prodigieux du théâtre shakespearien le dis­cernement des secrets d'autrui et leur travesti en formes multipliées. Ces secrets habitent les chambres aménagées pour eux derrière notre visage où ils composent avec la vérité. L'investigation de notre conscience les débusque, lors d'un combat de notre imagination. Œuvre sage entre toutes, donc farouchement subversive, puisqu'elle touche au monde concret quotidiennement répété, monde sur lequel déferlent ses hautes vagues.
Fenêtres dormantes et porte sur le toit

 
(7)    Voir  plus loin ce que Camus écrit sur l'œuvre de René Char
 LA QUÊTE D'UNE ÉCRITURE EXIGEANTE
Parce que la réalité est complexe, l'écriture ne peut être simple. En outre, pour véhiculer cette pensée exigeante, Char élabore une écriture exigeante, sans broderie inutile, réduite à l'essentiel. La pensée trouve son moyen d'expression privilégié dans l'aphorisme (enseigné par Héraclite), qui est concentration de sens, formule et image choc.
 
 PISTE DE TRAVAIL
* En quoi la poésie de Char répond-elle à cette définition de la poésie moderne énoncée par Saint-John Perse en 1960 :
«... Fidèle à son office, qui est l'approfondissement même du mystère de l'homme, la poésie moderne s'engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l'homme. Il n'est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n'est point art d'embau­meur ni de décorateur. Elle n'élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d'emblèmes, et d'aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s'allie, dans ses 'Voies', la beauté, suprême alliance, mais n'en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l'art de la vie, ni de l'amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L'amour est son foyer, l'insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l'anti­cipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus. »
 
 N'incitez pas les mots à faire une politique de masse. Le fond de cet océan déri­soire est pavé des cristaux de notre sang.
 

Fenêtres dormantes et porte sur le toit

Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas. Il a toutes les rues de la vie oublieuse pour distribuer ses moyennes aumônes et cracher le petit sang dont il ne meurt pas.
 
 En écho à ce que Char écrit de Camus, laissons en conclusion cette page de Camus sur Char qui éclaire cette œuvre.
 
 

RENÉ CHAR8

On ne rend pas justice en quelques pages à un poète comme René Char, mais on peut au moins le situer. Certaines œuvres méritent qu'on saisisse tous les prétextes pour témoigner, même sans nuances, de la gratitude qu'on leur doit. Et je suis heureux que cette édition allemande de mes poèmes préférés me donne l'occasion de dire que je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et Mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools.
La nouveauté de Char est éclatante, en effet. II est sans doute passé par le surréalisme, mais il s'y est prêté plutôt que donné, le temps d'apercevoir que son pas était mieux assuré quand il marchait seul. Dès la parution de Seuls demeurent, une poignée de poèmes suffirent en tout cas à faire lever sur notre poésie un vent libre et vierge. Après tant d'années où nos poètes, voués d'abord à la fabrication de « bibelots d'inanité », n'avaient lâché le luth que pour emboucher le clairon, la poésie devenait bûcher salubre. Elle flambait, comme ces grands feux d'herbes qui, dans le pays du poète, par­fument le vent et engraissent la terre. Nous respirio.1lsenfin. Le mystère naturel, les eaux vives, la lumière faisaient irruption dans la chambre où la poésie s'enchantait jusqu'alors d'ombres et d'échos. On peut parler ici de révolution poétique.
Mais j'admirerais moins la nouveauté de cette poésie si son inspiration, en même temps, n'était à ce point ancienne. Char revendique avec raison l'op­timisme tragique de la Grèce présocratique. D'Empédocle à Nietzsche, un secret s'est transmis de sommet en sommet, dont Char reprend, après une longue éclipse, la dure et rare tradition. Le feu de l'Etna couve sous quelques-unes de ses formules insoutenables, le vent royal de Sils Maria irrigue ses poèmes et les fait retentir d'un bruit d'eaux fraîches et tumultueuses. Ce que Char appelle « la sagesse aux yeux pleins de larmes » revit ici, à la hau­teur même de nos désastres.
Ancienne et nouvelle, cette poésie combine le raffinement et la simplicité. Elle porte du même élan les jours et la nuit. Dans la grande lumière où Char est né, on sait que le soleil est parfois obscur. A deux heures, quand la cam­pagne est recrue de chaleur, un souffle noir la recouvre. De même, chaque fois que la poésie de Char semble obscure, c'est par une condensation furieuse de l'image, un épaississement de la lumière qui l'éloigne de cette transpa­rence abstraite que nous ne réclamons le plus souvent que parce qu'elle n'exige rien de nous. Mais en même temps, Comme dans la plaine ensoleillée, ce point noir solidifie autour de lui de vastes plages de lumière où les visages 'se dénudent. Au centre du Poème pulvérisé, par exemple, se tient un foyer mystérieux autour duquel tournent inlassablement des torrents d'images chaleureuses.
C'est pourquoi aussi cette poésie nous comble si exactement. Au sein de l'obs­curité où nous avançons, la lumière fixe et ronde des ciels valéryens ne nous servirait de rien. Elle serait nostalgie, non secours. Dans l'étrange et rigou­reuse poésie au contraire que Char nous offre, notre nuit elle-même resplendit, nous réapprenons à marcher. Ce poète de tous les temps parle exactement pour le nôtre. II est au cœur de la mêlée, il donne ses formules à notre malheur comme à notre renaissance: « Si nous habitons un éclair, il est le cœur de l'éternel »,
La poésie de Char habite justement l'éclair, et non seulement au sens figuré. L'homme et l'artiste, qui marchent du même pas, se sont trempés hier dans la lutte contre le totalitarisme hitlérien, aujourd'hui dans la dénonciation des nihilismes contraires et complices qui déchirent notre monde. Du combat commun, Char a accepté le sacrifice, non la jouissance. «Etre du bond, non du festin, son épilogue.»
Poète de la révolte et de la liberté, il n'a jamais accepté la complaisance, ni confondu, selon son expression, la révolte avec l'humeur. On ne dira jamais assez, et tous les hommes tous les jours nous le confirment, qu'il est deux sortes de révolte dont l'une cache d'abord une aspiration à la servitude, mais dont l'autre revendique désespérément un ordre libre où, selon le mot magnifique de Char, le pain serait guéri. Char sait justement que guérir le pain revient à lui donner sa place, au-dessus de toutes les doctrines, et son goût d'amitié. Ce révolté échappe ainsi au sort de tant de beaux insurgés qui finissent en policiers ou en complices. Il s'élèvera toujours contre ceux qu'il appelle les affûteurs de guillotine. Il ne veut pas du pain des prisons et jusqu'à la fin le pain chez lui aura meilleur goût pour le vagabond que pour le procureur.
On comprend alors comment ce poète des insurgés n'a aucun mal à être celui de l'amour. Sa poésie y plonge au contraire des racines tendres et fraîches. Tout un aspect de sa morale et de son art se résume dans la fière formule du Poème pulvérisé: « Ne te courbe que pour aimer ». Car il s'agit pour lui de se courber en effet et l'amour qui court à travers son œuvre, si virile d'autre part, a l'accent de la tendresse.
Voilà pourquoi encore Char, aux prises, comme nous tous, avec l'histoire la plus enchevêtrée, n'a pas craint d'y maintenir et d'y exalter la beauté dont l'histoire justement nous donnait une soif désespérée. Et la beauté surgit de ses admirables Feuillets d'Hypnos, brûlante comme l'arme du ré­fractaire, rouge, ruisselante d'un étrange baptême, couronnée de flammes. Nous la reconnaissons alors pour ce qu'elle est, non pas la déesse anémiée des académies, mais l'amie, l'amante, la compagne de nos jours. En plein combat, voit un poète qui a osé nous crier: «Dans nos ténèbres, il n'y à pas une, place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté ». Dès cet instant, face au nihilisme de son temps et contre tous les reniements, chaque poème de Char a jalonné une route d'espérance.
Que demander d'autre à un poète aujourd'hui ? Au milieu de nos citadelles démantelées, voici que, par la vertu d'un art secret et généreux, la femme existe, la paix et la dure liberté. Et loin de nous détourner du combat, nous apprenons que ces richesses retrouvées sont les seules qui justifient qu'on se batte. Sans l'avoir voulu, et seulement pour n'avoir rien refusé de son temps, Char fait plus alors que nous exprimer: il est aussi le poète de nos lendemains. Il rassemble, quoique solitaire, et à l'admiration qu'il suscite Se mêle cette grande chaleur fraternelle où les hommes portent leur meilleur fruit. Soyons. en sûrs, c'est à des œuvres comme celles-ci que nous pourrons demander désormais recours et clairvoyance. Elles sont messagères de vérité, de cette vérité perdue dont chaque jour désormais nous rapproche bien que pendant longtemps nous n'ayons rien pu dire d'elle, sinon qu'elle était notre patrie "et que loin d'elle nous souffrions d'exil: Mais les mots se forment enfin, la lumière point, la patrie un jour recevra son nom. Un poète aujourd'hui l'an­nonce magnifiquement et nous rappelle déjà, pour justifier le présent, qu'elle est « terre et murmure, au milieu des astres impersonnels ».
Albert CAMUS, Édition Pléiade
 

 (8)    Préface à l'édition allemande des Poésies (Dichtungen) de René Char. S. Fischer VerIag, 1959

 Bibliographie
PRINCIPALES ŒUVRES DE RENÉ CHAR
- LE MARTEAU ET LE MAÎTRE - 1945 - Librairie José Corti
Recueil collectif comprenant :
Arsenal - 1929 Artine - 1930
L'action de la justice est éteinte - 1931
Poèmes militants - 1934
Abondance viendra - 1934
Moulin premier - 1936
- FUREUR ET MYSTERE - 1948 - NRF, collection Poésie/Gallimard Recueil collectif comprenant:
Seuls demeurent - 1945
Feuillets d'Hypnos - 1946
Les Loyaux Adversaires - 1948
Le Poème pulvérisé - 1947
La Fontaine narrative - 1948
- LES MATINAUX - 1950 - NRF, collection Poésie/Gallimard Recueil collectif comprenant:
Les Matinaux, - 1950 - Avec « La Sieste blanche », «Le Consentement tacite », «Joue et dors », « Rougeur des Matinaux »
La Parole en archipel - 1962 - Avec « Lettera Amorosa » (1953), « La Paroi et la prairie » -(1952), « Le Rempart des brindilles » (1953), « L'amie qui ne restait pas », « La biblio­thèque est en feu » (1956), « Au-dessus du vent » (1955)..« Quitter» (1955)
- RECHERCHE DE LA BASE ET DU SOMMET - 1955 - NRF, Poésie/Gallimard Recueil collectif comprenant:
 

Pauvreté et privilège

 

 Alliés substantiels

 

Grands Astreignants ou la Conversation souveraine

 A une sérénité crispée - 1951
 

L'Age cassant

- TROtS COUPS SOUS LES ARBRES - 1957 - NRF, Gallimard Recueil de théâtre comprenant:
 

Sur les hauteurs

L'Abominable des neiges - 1956
Claire - 1949
Le Soleil des eaux - 1949
 

L'homme qui marchait dans un rayon de soleil

 

La Conjuration

- LE NU PERDU - 1971 - NRF, collection Poésie/Gallimard Recueil collectif comprenant:
Le Nu perdu - 1971 - Avec « Retour Amont » (1965), « Dans la pluie giboyeuse » (1968), « Le Chien de cœur » (1969), « L'Effroi, la joie » (1969), «  Contre une maison sèche » (1970) .
La nuit talismanique qui brillait dans son cercle - 1972
Aromates chasseurs - 1975
- CHANTS DE LA BALANDRANE - 1977 - NRF, Gallimard
 

- FENETRES DORMANTES ET PORTE SUR LE TOIT

 
ÉTUDES SUR L'ŒUVRE DE RENÉ CHAR
- Char par lui-même - Editions Seghers, collection Poètes d'Aujourd'hui
- Cahier de l'Herne - Numéro spécial « René Char » - 15, 1971
- Revue L'Arc - Numéro spécial « René Char» - 22, été 1963
- Catalogue de l'exposition Mæght • 1971
- Catalogue de la Bibliothèque nationale - 1980 - Manuscrits enluminés par les peintres
- La communication poétique et Avez-vous lu Char ? G. Mounin - NRF, Gallim. 19'69
- Onze essais sur la poésie moderne -Jean-Pierre Richard - Le Seuil  1964 .
 
DISQUES
Terres mutilées - Hélène Martin - Disques du Cavalier LM 84