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De la création à l’œuvre mathématique de l’enfant

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De la création à l’œuvre mathématique de l’enfant

 
Quand j’ai eu connaissance du thème du présent dossier du Nouvel Éducateur, je me suis dit que c’était un sujet qui collait bien à ce qui se joue dans la méthode naturelle de mathématiques. Au départ plein d’idées arrivaient, qui me permettaient de penser que dans cette problématique les mathématiques n’ont rien à envier aux domaines artistique ou littéraire. La création ? De plus en plus d’entre nous abordent les mathématiques par les créations. Ça me fait penser aux éclairs d’intuition qui ponctuent les séances, qui font jubiler nos élèves. L’œuvre ? On l’associe souvent mentalement au chef d’œuvre, mais aussi l’œuvre implique un auteur, ce qui nous ramène au concept d’enfant auteur. Je pressentais un enjeu dans cette entrée : montrer que, par la création, on atteint plus facilement l’œuvre, voire le chef d’œuvre, que par l’apprentissage soumis.
Et puis, à la réflexion, ce n’est pas si simple. Qu’est-ce que nous appelons création ? N’est-il pas présomptueux de parler de création en math pour des enfants ? Qu’est-ce qu’une œuvre ? Peut-on parler d’œuvre pour le travail d’un enfant ? A-t-on jamais parlé de l’œuvre mathématique d’un enfant ? Et si cela est, comment l’enfant bascule-t-il à un moment de la création à l’œuvre ?
Me voilà au début d’une aventure hasardeuse dans un décor improbable et flou d’un monde où des enfants construiraient avec enthousiasme un œuvre mathématique et ce à partir de leurs propres inventions ! Des élèves, dites-vous ? Et donc à l’école, en plus ? Est-ce bien raisonnable ?

 

 

Que peut être une création en mathématiques ? J’ai d’abord consulté le dictionnaire. « Créer : du latin creare = faire pousser, faire grandir, produire, puis : faire naître. Créateur : auteur d’une chose nouvelle. Création : d’abord création divine, puis action de créer, œuvre créée. Action d’établir une chose pour la première fois. ». Cela dit, voyons ce que créent les mathématiciens ?
Les mathématiques se sont d’abord imposées par l’action : l’être humain qui, le premier, a saisi intuitivement que s’il posait un caillou chaque fois qu’une nouvelle brebis passe il y aurait dans son tas autant de cailloux qu’il possède de brebis, celui-là a créé un précédent. Un précédent qui mène à plus-moins-autant, un premier pas vers l’abstraction de la quantité, le nombre, la mesure. L’idée de cette correspondance terme à terme n’a pas germé ex nihilo. Elle est sans doute issue du troc. Dans la suite elle a permis une symbolisation progressive, jusqu’à l’écriture des quantités. De nombreux tâtonnements ont été nécessaires pour que l’humanité adapte cette écriture à ses besoins : codage de collections importantes, calculs… Les mathématiques sont un empilement de créations souvent nées d’intuitions, de bricolages efficaces.
Ce sont, plus tard, les nécessités du calcul qui ont amené à créer les variables. L’apparition de lettres pour désigner l’inconnue dans l’arithmétique de Diophante d’Alexandrie (3ème siècle) n’institue pas l’algèbre, mais en pose les prémisses. Diophante avait aussi inventé un signe pour la soustraction. L’idée n’a pas été reprise avant le 9ème siècle et c’est au 16ème siècle que s’imposent les signes « - » et « + », en algèbre.
A partir des grecs, les mathématiques s’extraient des besoins utilitaires pour devenir une science. Pour faire court :  les mathématiciens définissent des axiomes de base sur lesquels tout va se construire. A partir de ces objets purs, ils ont des intuitions : ils formulent des conjectures. Ils essaient de les prouver et pour cela créent des démonstrations. Les démonstrations validées fondent des théorèmes.
Dans l’histoire de l’humanité on a parfois opposé ces deux façons de faire des mathématiques. A notre époque contemporaine, les mathématiques du réel et les mathématiques pures sont en synergie constante et de nombreux théorèmes naissent chaque jour, qui viennent au secours des sciences et techniques.
 
Les enfants sont-ils capables de créations mathématiques ? Dans les classes Freinet, les enfants sont mis en présence du réel (calcul vivant, mathématiques vivantes). Ils l’analysent en se forgeant leurs propres outils mathématiques : tri, comparaison, évaluation, dénombrement, mesures, etc. Les enfants produisent aussi des objets plus abstraits autour desquels ils échangent (ceux que dans la démarche nous appelons « créations mathématiques »). Des traces d’origine, ils dégagent des formes dont ils distinguent des spécificités. Là aussi ils comparent, trient, dénombrent mesurent. Ils nomment leurs objets, en définissent les propriétés. Ils agissent sur eux (sur elles), les font varier, les transforment. Ils repèrent des relations, créent des fonctions, inventent des signes pour leurs besoins, etc.
Toutes ces idées que les enfants vont se construire en décryptant le réel, en résolvant leurs problèmes concrets, autour des figures, ou en manipulant les nombres, toutes ces idées ont déjà été découvertes par l’humanité, et souvent depuis longtemps. L’enfant est-il auteur d’une chose nouvelle ? Oui, car elle est nouvelle pour lui, nouvelle pour sa classe.  L’humanité a longtemps constitué une mosaïque de civilisations séparées, qui ont par exemple construit indépendamment leur système de numération. Il ne viendrait à personne l’idée de dire que ce sont les seuls Sumériens les inventeurs, et que les aztèques ont copié. Le microcosme de la classe constitue lui aussi un petit monde ignorant tout des découvertes antérieures. Dans les classes traditionnelles on informe les élèves sur un système préétabli et on les entraîne à son usage. Dans la classe Freinet les enfants créent leur propre système, et l’enseignant aide le groupe à établir des liens entre leurs découvertes et les mathématiques instituées, entre les concepts trouvés et les mots du lexique mathématique en usage.
Par exemple, dans la classe de Monique, les CP, après avoir tiré les conséquences de A = 1, B = 2, etc. suggèrent que la valeur des lettres puisse varier. Ils n’ont jamais entendu parler d’algèbre, encore moins de Diophante. Alors, création ?
Dans la classe Freinet, la création mathématique est donc surtout la création d’une idée nouvelle (pour l’enfant, pour le groupe), sur un objet, sur un ensemble d’objets.
 
 
Oui, mais : « de la création à l’œuvre » ? Que les élèves créent des idées, soit, mais de là à fonder une œuvre mathématique ? Je me suis replongé dans le dictionnaire :
« Œuvre : vient du latin opus, pluriel : opera. C’est le travail, l’ouvrage, le produit concret du travail : travail des champs, ouvrages militaires, écrits d’un auteur, activité productive… Sens actuel en français : objet créé par l’activité, le travail de quelqu’un. L’action, les opérations qui aboutissent à cet objet. Ensemble de la production d’un écrivain, d’un artiste. Résultat d’un travail, d’une action. Composition, production littéraire ou artistique. »
Sens commun, sens noble … Un(e) œuvre mathématique n’est ni littéraire, ni artistique. Parfois des artistes se servent des mathématiques pour la construction de leur œuvre plastique ou musicale, mais l’objet final, l’œuvre, la production, est artistique. La finalité de l’action de l’artiste n’est pas mathématique.
Certes, lorsque la recherche d’un mathématicien aboutit à un objet régulier, sans exception, quand une idée valable pour un objet s’étend, se généralise à un ensemble, le mathématicien peut ressentir un plaisir d’ordre esthétique. Mais la finalité de son action et l’objet obtenu sont bien mathématiques.
L’œuvre d’un mathématicien, c’est un objet créé par lui, par son action, c’est aussi un ensemble de productions. L’œuvre d’Euclide(les éléments), de Pythagore, de Fibonacci (liber abaci), de Pascal, de Galois… Voyez par exemple l’index des œuvres citées dans le dictionnaire de Stella Baruk. On pourrait donc parler d’œuvre mathématique d’un enfant ou de sa classe à condition qu’il y ait production. Mais que produit un enfant, un groupe, une classe, de mathématique ?
 
Dans une classe en calcul vivant, on utilise des mathématiques. On puise dans les procédures connues afin de résoudre le problème rencontré : tracé d’un damier, partage entre enfants, pesée pour la cuisine, etc. On réinvestit ses connaissances, mais l’œuvre, s’il en est une, ne sera pas mathématique. Elle peut être esthétique, culinaire, pratique, scientifique, mais il n’y aura de construction mathématique que si au-delà de l’enjeu pratique les enfants s’intéressent aux nombres, aux transformations, expriment des similitudes, mettent au point des outils d’analyse, trouvent des constantes, etc. Il n’y aura de mathématiques que si au-delà du calcul vivant on va vers les mathématiques vivantes.
Dans les classes qui travaillent en recherche, les enfants choisissent les créations ou les situations de mathématiques vivantes qui les ont intéressés. Ils poursuivent pendant plusieurs séances une des pistes possibles qui leur semblent intéressantes. Leur persévérance conduit souvent à la généralisation d’une notion ou d’une technique de résolution. En fin de recherche les enfants présentent leur œuvre à la classe : questionnement, tâtonnement expérimental, conclusion… La classe questionne, valide ou conteste, suggère d’autres pistes… Tous contribuent ainsi personnellement à la culture mathématique commune de la classe.
Dans d’autres classes on consacre un temps particulier à approfondir les pistes des créations qui suscitent le plus d’intérêt. La recherche est collective. Le questionnement (ce qui est en jeu) est reprécisé, des recherches diverses sont lancées, leurs résultats comparés, des conséquences tirées, contribuant à la culture mathématique commune de la classe, qui a fait là œuvre collective.
Dans d’autres classes encore l’apprentissage des mathématiques se fait uniquement pendant les séances de créations. L’œuvre d’un enfant, c’est d’abord l’expression d’une similitude, d’une différence. Du moins de l’hypothèse d’une similitude. Très rapidement, au bout de quelques séances, on voit des enfants proposer des créations répondant à celles de leurs camarades. D’autres enfants poursuivent une même idée pendant un certain nombre de créations. Leur quête, qu’elle relève du collectif ou de préoccupations personnelles, constitue au fil des séances une œuvre mathématique.
Dans la classe de CE1 de Joëlle, l’an dernier, des enfants se sont intéressés aux chemins, puis aux labyrinthes. De temps en temps, dans sa création, un enfant proposait une amélioration. Le départ, l’arrivée, les croisements, les chemins équivalents et les fausses pistes ont été explorés Au fil de l’année les contributions diverses ont amené, un jour à la création de Théo (voir annexe).
C’est un travail qui prend son temps, qui suit l’évolution de la pensée, qui tire les conséquences de l’expérience, des contre-exemples rencontrés, qui tient compte de la vitesse d’assimilation des savoirs, qui réinvestit ses savoirs neufs, une œuvre de longue haleine.
Le travail en méthode naturelle d’apprentissage des mathématiques est une méthode individuelle collective : chacun progresse à partir de ses représentations et de ses propositions qui sont soumises à l’épreuve des faits et à la sagacité du groupe, dans une dialectique dont la mise en œuvre coordonnée par le maître. L’œuvre mathématique de chacun se structure et s’accroit en contribuant à la culture mathématique de la classe.
 
Dans certaines classes, le cahier de mathématiques, construit et remanié au fil des séances par l’expression de ce que les enfants ont trouvé, créé, compris, pourrait constituer en fin d’année l’œuvre mathématique de la classe. Une mise côte à côte de ces cahiers pourrait bien faire apparaître qu’il existe un « programme naturel » que suivent spontanément les enfants dans un groupe classe. Hélas la pression institutionnelle et surtout le manque de temps sont tels que n’y paraissent le plus souvent que les acquis inscrits dans le programme. Rien que le programme. Certains enseignants qui avaient négligé cette pression ont eu des rappels à l’ordre. Rien que le programme… mais tout le programme ?
 



Dans l’enseignement traditionnel, l’enseignant a coutume (et mission) de « faire le programme ». Donc, on fait le programme. L’enseignant en tout cas. Les élèves, que leur reste-t-il de toutes ces leçons ?
« Ils ne peuvent pourtant pas tout redécouvrir ! » s’exclament-ils souvent, drapés de bon sens, pour justifier leurs leçons. En effet, au rythme de l’humanité, il faudrait au moins trente-mille ans à un enfant, à un groupe d’enfants, laissé à lui-même, pour se former à l’arithmétique de base. Mais, dit Jaques Nimier[1], « on n’apprend les mathématiques que si l’on se fait ses propres mathématiques.». C’est notre méthode naturelle d’apprentissage qui met en synergie le désir, les besoins, la curiosité de l’enfant avec les potentiels d’un groupe sagace mais accueillant, et qui ouvre la classe sur un monde où les mathématiques sont présentes culturellement et s’imposent quotidiennement[2]. C’est notre pédagogie qui, parce que les enfants deviennent auteurs de leurs savoirs, accélère sans les ignorer les sauts cognitifs que l’humanité a effectués. « On ne comprend bien que ce qu’on connait déjà à moitié. » dit encore J. Nimier. Les enfants n’ont pas la lourde tâche de construire un système de numération mais leur cheminement personnel, au sein du groupe, leur permet d’établir plus facilement des passerelles, en le comprenant, avec le système que l’humanité s’est patiemment construit.
Parler d’œuvre mathématique d’un enfant est impensable dans l’enseignement traditionnel. Il n’a de sens que dans une classe où l’enfant peut proposer des idées, les suivre, les mettre à l’épreuve des faits. Il construit alors pierre à pierre un savoir solide, articulé à la fois au réel et à la culture mathématique, à laquelle il contribue.
 
Rémi Jacquet
 
Secteur Math


[1] Jacques Nimier, mathématicien et psychanalyste, auteur entre autres de l’ouvrage « Les modes de relation aux mathématiques », Editions Méridien Klingsieck
[2] Quand Romain, en CP, invente les nombres négatifs, c’est parce que la situation le nécessite, mais aussi parce que son groupe classe est accueillant, que la maîtresse à l’écoute, que la culture mathématique de la classe et la sienne propre ont avancé dans le concept de nombre, mais aussi parce qu Romain connait un immeuble dont l’ascenseur possède les boutons -1 et -2 nécessaires pour descendre dans les parkings.