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L’apprentissage de l'expression écrite et orale de la langue de six à quinze ans

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Juin 1966


L’apprentissage de l'expression écrite

et orale de la langue

de six à quinze ans par C. Freinet

 

Un tournant pédagogique

Ce n’est certes pas la première fois que des instructions ministérielles nous incitent à réfléchir au problème de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et de la rédaction. Il se peut même que, à l’occasion des prochaines conférences, on ressasse les directives et conseils dont regorgent depuis tant d’années les manuels scolaires et les revues pédagogiques, Tout n'a-t-il pas été dit dans ce domaine et les éducateurs ne disposent-ils pas aujourd’hui de méthodes et de techniques qui permettent aux enfants d'apprendre à lire et à écrire en un temps record? On dit même que, par les machines électroniques, cet enseignement serait possible dès le berceau !

Nous n'en disconvenons pas si, comme on l'a fait jusqu'à ce jour, on considère que suffit cet enseignement mécanique de la langue qui a toujours fait illusion et que sanctionnent encore les examens actuels.

Ce n'était d'ailleurs pas une simple croyance. Pendant une longue période au début du siècle, on a pensé qu’instruire le peuple, lui donner les connaissances et les techniques, c’était le préparer à la démocratie et à la culture. Et Victor Hugo pouvait dire avec emphase : « Tout enfant qu'on enseigne est un homme qu’on gagne ».

L’expérience tragique des deux dernières guerres nous a fait toucher du doigt, hélas ! la triste réalité : qu’on peut être instruit, et même savant, muni des plus hauts parchemins et se livrer pourtant à des actes qui sont la négation même de la culture et de l'humanité. Toute l'aventure hitlérienne en porte témoignage.

La preuve est faite : l'instruction ne suffit pas pour former un homme. Les dirigeants africains des pays en voie de développement en ont fait récemment la constatation et ont vigoureusement protesté contre une alphabétisation américanisée qui, à grand renfort de moyens audiovisuels, enseignait des mots et des formules au nom d'une science qui n'était bien souvent qu’un aspect de la nouvelle barbarie mécanicienne au service du seul profit.

Quiconque considère aujourd'hui avec logique et bon sens l’évolution des processus éducatifs est obligé de se rendre compte que l’instruction technique, la connaissance, l'alphabétisation, sans être négligeables, ne sont pourtant qu’un apport illusoire à la civilisation si elles ne sont pas intégrées à la vie des individus et au milieu, pour la formation des personnalités à élever et à enrichir.

C'est cette double échelle des valeurs éducatives qu’ont sans doute voulu marquer les Instructions dans l’énoncé du thème des Conférences pédagogiques 1966, qui, dépassant l’aspect technique de l’enseignement, abordent maintenant les données culturelles qui en sont, ou doivent être l’aboutissement.

Nous savons bien que les tenants des vieilles méthodes vont protester qu’ils n'ont jamais sous-estimé ces buts et que les manuels eux-mêmes les aident à faire des leçons intéressantes qui visent à la formation des individus, mais il faut bien, disent-ils, qu’on apprenne d’abord aux enfants à s'exprimer pour qu'ils puissent ensuite le faire librement.

C’est exactement comme si la maman disait : je ne peux pas laisser mon enfant s'exprimer tant qu’il ne saura pas parler. Or, la maman apprend à son enfant à parler en le laissant s'exprimer dès son premier gazouillis ; elle lui apprend à parler en parlant, et elle y réussit depuis toujours, à 100%.

Le libellé même du thème des conférences pédagogiques sous-entend implicitement que les éducateurs devront, dès à présent, s’orienter vers un changement de méthode, basé sur l’expression naturelle des enfants par la parole, et l'écriture. Il s'agit en l’occurrence d'un véritable tournant pédagogique dont nous ne pouvons que nous féliciter.

On pourrait cependant ergoter que les méthodes traditionnelles, par les rédactions méthodiques, par la lecture expliquée, par les leçons de grammaire, de vocabulaire et de syntaxe préparent cependant cette expression. Ce qui peut se produire quelquefois. Mais nous faisons chaque jour la preuve par nos méthodes que l’expression libre orale est intimement liée à l'expression écrite. Or, dans le domaine de l’expression orale qui devient aujourd'hui obligatoire, il n'y a pas de tradition puisque l'école ne voulait pas la connaître.

L’école traditionnelle est l’école du silence, des leçons, des devoirs, des livres et des cahiers. A aucun moment n'y est pris en considération le besoin naturel des enfants et des jeunes d’extérioriser leurs réactions, leurs sentiments et leurs rêves, de communiquer avec leurs semblables et avec la nature qui les entoure, et cela par le moyen le plus simple, le plus naturel et le plus efficient : la parole. La discipline scolaire et la conception du travail veulent que l’enfant se taise et ne parle que lorsqu’il est interrogé, non pas d'ailleurs pour s’exprimer le moins du monde, ce qui paraît inutile, mais pour répéter ce qu’il a appris.

Les observations elles-mêmes, qualifiées de personnelles sont, dans la pratique, tellement dirigées que le langage spontané et vrai n’y a aucune place. Les rédactions sont soigneusement préparées, paragraphe par paragraphe, car « les enfants n’ont pas d’idées », pensaient les vieux maîtres... il faut les leur apporter ou du moins les susciter par un plan ou un canevas. Quant aux adolescents, ils ne s’expriment qu’en marge de l’école, au cours des récréations, par les billets clandestins ou les cahiers intimes que le maître pourchasse comme un danger ou une perversion.

L'Ecole, par principe, laissait au milieu familial et social le soin de développer une expression parlée qui n’était pas dûment inscrite au programme.

Mais les temps ont évolué. L'écriture et l’imprimé perdent peu à peu le monopole de l’intercommunication. La radio, le téléphone, le disque, le magnétophone, la télévision ont déjà pris la relève. Bien parler, s'exprimer avec aisance et subtilité, être à l’aise devant un micro ou une caméra sont des privilèges qui sacrent les vedettes et donnent du prestige aux champions aimés des foules. L'ouvrier et l'employé auront demain, nécessairement, une fonction sociale, syndicale ou politique à remplir. L'Ecole doit les y préparer. Pour cet aspect nouveau de la vie, l’apprentissage de l'expression orale devient une nécessité.

Il n’y a pas encore de didactique de l’expression parlée. Il y aurait danger à voir les traditionnels s'en saisir pour la domestiquer et la scolastiser comme ils l'ont fait pour l’expression écrite. Or, il y a une méthode qui s’impose : c’est la méthode naturelle qui est assurée d'un succès total.

Et ainsi, par une porte détournée, mais qui ne manque pas de majesté ni d’efficience, l'expression libre pénétrera dans les classes primaires, d’où, nous l'espérons, elle pourra un jour prochain s'étendre à tous les enseignements.

De récentes Instructions ont recommandé aux éducateurs du 1er degré la pratique de l’entretien du matin, au cours duquel les enfants sont entraînés à parler librement de ce qui les intéresse, et de ce qui intéresse le milieu. Les avantages de cette pratique sont incontestables ; les enfants sont heureux de voir que l'Ecole se raccorde peu à peu à la vie, qu’ils peuvent y parler et y parler de l'essentiel de leurs préoccupations. Ce faisant s'abaisse et s'abaissera peu à peu la barrière que la scolastique avait dressée entre les maîtres et les élèves. Mais cette innovation pourrait valoir aux maîtres certaines désillusions décourageantes si elle devait n’être qu'un reflet de lumière dans des processus de classe inchangés.

Si cette causerie du matin ne mène à rien, si les minutes de liberté ne s'ouvrent que sur les leçons et les devoirs habituels, les enfants risquent de parler de tout et de rien sans discernement. La causerie deviendra bien vite inutile bavardage.

Tout comme notre texte libre, cette causerie doit être motivée, et elle ne peut l'être que si tout l’enseignement est axé sur cette expression libre. La causerie du matin débouche nécessairement sur les méthodes naturelles motivées par la vie scolaire, familiale et sociale. Alors le texte libre naîtra de cette causerie, qui préparera d’autre part les enquêtes, les conférences et les éléments de correspondance.

Il s’agit donc d'une véritable mutation dont nous avons jeté les bases et qui doit peu à peu imprégner tout notre enseignement. Nous en avons mis au point la didactique : il suffit que les éducateurs en comprennent la technique et l’esprit avec mise au point du texte libre, grammaire et vocabulaire s’y rapportant, exploitation - pédagogique maximum avec :

— lettres, journaux et colis aux correspondants ;

— enregistrement sur bande magnétique ;

— photos et cinéma,

qui mobilisent tout à la fois l'expression écrite et l'expression orale. 

Dans les anciennes classes, les conférences ne pouvaient être faites évidemment que par le maître. Il était impensable que les enfants puissent faire eux aussi leurs conférences.

Nous avons montré que la chose est fort possible, mais à la condition que l'Ecole permette au conférencier de se procurer la documentation écrite et graphique, les photos, les dias ou les films qu'il devra consulter, qu’il puisse solliciter par lettres ou téléphone les éléments d’information dont il a besoin, ou se rendre hors de l'école pour enquêter à même la vie. La conférence elle-même éduque au maximum l’expression motivée, habitue les jeunes conférenciers à faire le tour d’une question pour soutenir ensuite le feu des questions pertinentes qui lui seront posées.

Il n'y a pas de meilleure technique pour la culture de l’expression écrite et orale. Elle est à notre disposition et à tous les degrés, le secondaire compris.

Selon l'ancienne pédagogie le maître décidait souverainement de tout, l’organisation sociale étant: seulement sujette à études théoriques et à savantes controverses.

Par l’organisation coopérative qui peu à peu, prend en autogestion la responsabilité de la classe, les enfants sont appelés sans cesse à discuter naturellement de l'administration, des élections, de la préparation du plan de travail, de l’autocontrôlé et de toute la discipline en général, prise dans son sens large de règle de vie de la communauté, L’expression écrite ou orale ne s’enseigne pas dogmatiquement. Nous la pratiquons en permanence parce qu’elle est devenue élément de notre technique de travail.

Cette révolution qui suppose le remplacement des textes et leçons d’adultes imposés aux élèves, par la pensée et la vie des enfants eux-mêmes est désormais possible dans toutes les classes. Elle est particulièrement sensible au CES et au second degré, là où la pédagogie traditionnelle traite comme des écoliers mineurs des adolescents qui, dans un an, dans deux ans, dans trois au maximum se verront officiellement investis des droits de citoyen. II nous faut les préparer à cette majorité, non pas théoriquement et verbalement mais en leur donnant leur propre vie individuelle et collective à organiser et à administrer.

Il nous faut, de toute urgence, délivrer la population scolaire de, la scolastique et la préparer à la vie. Les expériences menées dans des milliers de nos classes sont aujourd’hui concluantes. Elles doivent être déterminantes pour les options pédagogiques auxquelles l’administration elle-même vous engage aujourd’hui. 

Nous ne prétendons pas, par notre pédagogie, avoir toujours fait merveille pour ce qui concerne les acquisitions scolastiques, contrôlées d'ailleurs de façon partiale selon des critères d'examen dépassés ; mais nous avons de notre mieux creusé en profondeur, à la recherche des véritables éléments de culture valables pour l’adolescent et l'homme de cette fin du XXe1 siècle. Là où les résultats de notre pédagogie sont vraiment spectaculaires, c’est pour ce qui concerne justement cette expression orale et écrite si négligée ailleurs.

En toutes occasions, et à tous les degrés, les enfants et les jeunes formés à notre pédagogie se distinguent de ceux formés par l'école traditionnelle :

— par une lecture naturelle adulte, sans ânonnement ni chantonnement, que l'on sent dépasser le mot pour saisir surtout le sens du texte, en le survolant et l’adaptant même si nécessaire pour en dégager l’expression intelligente et sensible ;

— par une façon tout à fait adulte, dépouillée de toute servilité scolaire, de s’intéresser à la vie autour d’eux, d'interroger, de questionner et de répondre à bon escient, de se mêler intelligemment à la vie ambiante ;

— par leur aisance à s'exprimer oralement : au téléphone, devant le micro, au cours d’une interview ou d’une conférence, ou en classe en présence d’un étranger ou d’un inspecteur ;

— par la hardiesse et le courage qu’ils ont à donner leur point de vue devant tous dans une réunion publique où ils savent exercer leurs droits élémentaires d'hommes et de citoyens ;

— par la possibilité qu'ils ont d'exprimer par écrit, dans des textes ou des poèmes, tout ce qui vibre en eux. Avant notre expérience, la production poétique des enfants et des adolescents était impensable. Nous avons aujourd'hui dans nos classes des poèmes qui, dépouillés de toutes formes paralysantes, sont comme d'étonnants chants de l'âme, auxquels font désormais écho les jeunes vedettes de la radio et de la télévision ;

— par le besoin qu'ils éprouvent de se scruter, de s’analyser, à tel point que nombreux sont dans nos classes les documents qui sont expression profonde non seulement du conscient, mais de l'inconscient aussi, ce qui confère à notre pédagogie des vertus de thérapie psychanalytique dont l'avenir dira la valeur.

Nous pouvons dire sans crainte d'être démentis que la pédagogie Freinet de l’Ecole Moderne est actuellement parmi les méthodes existantes, celle qui permet le mieux et avec le plus d’efficience, l’apprentissage de l'expression écrite et orale aujourd'hui à l'ordre du jour.

C. FREINET