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Un appel pour la création du Club de l'Art Enfantin

Décembre 1964

Le voulez-vous ?

Nos peintures d'enfants, nos créations d’art écloses dans nos écoles modernes comme les fleurs dans la prairie, sont désormais liées à nos fonctions éducatives comme à nos existences humaines. Nous ne saurions plus imaginer une pédagogie de liberté sans que s’éveille et resplendisse la lumière de notre Art Enfantin. Nous ne saurions plus visiter une exposition artistique sans que nous viennent à l'esprit des références spontanées aux créations enfantines, Nous ne saurions plus lire des critiques d’art sans une sorte de déception devant les méfaits d'un intellectualisme qui a si malencontreusement chassé l’enfant dans l’adulte. Et allant plus avant dans nos pensées nous avons la certitude que le clerc, qui ne sait se souvenir de l’imagination à sa naissance, dans l’enfant qu’il fut, ne saura jamais plus penser par lui-même.

Au fur et à mesure que s'allonge et se perfectionne l’expérience humaine, chacun de nous se persuade que le meilleur de soi-même est redevable d'un état d’enfance où il fut un instant dieu. Il faut que nous prenions garde à cette charge de sensibilité imaginative, provision d'amour et de bonheur qui reste la grande réserve de notre optimisme et de notre courage d’adultes. Nous sommes ce que nous a fait notre enfance.

On conçoit que les meilleurs des éducateurs seront ceux qui sauront le mieux prendre égards et mansuétude envers les enfants qui leur sont confiés pour éveiller en eux ce pouvoir de sensibilité et d’imagination qui d'emblée les situe à la hauteur de leur destinée. L'Art Enfantin que depuis tant d'années nous tentons d'acclimater dans nos écoles, comme une fleur fragile dans un sol ingrat, est certainement l’un des aspects les plus émouvants de cet état d’enfance qui dure au-delà de l'enfant pour que l'homme y retrouve ses bases les plus sûres qui honorent son destin.

Il ne semble pas que les adultes se soient jusqu'ici rendu compte de l’importance de l'expression artistique dans la vie de l'enfant, l'élan qu'elle donne à la personnalité, le lien qu'elle tisse entre une conscience qui s'éveille et le milieu qui en reçoit l'offrande.

Même dans nos milieux d’Ecole Moderne, il est des camarades qui n'attachent aucune importance aux créations enfantines, rassurés qu'ils sont par les résultats tangibles d’une pédagogie de rendement scolaire qui ne soupçonne même pas ses manques,

Mais nombreux sont nos éducateurs au sens total du mot qui ont éveillé leurs enfants en même temps qu’ils s’éveillaient eux-mêmes, à une notion de valeur nouvelle enclose dans les œuvres qui progressivement devenaient des œuvres d’art. Sans que s'y attache ni mérite ni gloire. Et c’est bien là ce qui fait le prix inestimable d'un art qui se donne comme le soleil donne sa lumière.

Pour moi qui ai le privilège d'une vision assez étendue de notre mouvement d'Art Enfantin, je ne cesse de regretter que tant d'œuvres méritantes créées çà et là dans nos écoles modernes soient à jamais ignorées de l'ensemble de nos adhérents et de leurs élèves, jamais même, soupçonnées par un large public qui saurait d'instinct leur rendre hommage.

Au-delà de l'œuvre singulière de l'enfant doué, il y a, plus attachante encore, l'œuvre d’une classe entière qui s’impose avec ses caractéristiques de terroir, de climat, de classe sociale, Arracher un dessin, une peinture à cette personnalité collective d'une école au travail, c'est comme l'amputer d'une pièce essentielle à son unité et à son rayonnement.

Comment pouvoir offrir dans toute son intégrité, son dynamisme, sa sensibilité exceptionnelle, l’art anonyme d’une classe, émouvant témoignage d'une réalité éducative et humaine?

Nous parlions cet été de nos limitations imposées par la pauvreté, toujours fidèle compagne de nos projets si souvent, par son emprise, voués à l'échec. Et pourtant, nous sentant riches, nous lancions l'idée de nos Musées Régionaux d'Art Enfantin, qui déjà sortent du rêve pour devenir réalités. Et nous parlions aussi de livres consacrés à l'expression d'art de l'enfant et qui, ajoutés les uns aux autres, feraient la preuve que vraiment nous avons élargi, enrichi, approfondi ce noble vocable d'éducation.

Ces temps-ci, j'ai repensé cette idée encore si lointaine d'une édition originale tout naturellement sortie d’une classe au travail. Saint-Cado m'était apparu, il y a quelques années, comme un monument à prendre dans sa totalité : Hortense, ses petits Bretons, la mer, la pêche, c'était un univers unique à saisir dans toute sa densité humaine, révélé par les belles images, les poèmes, les chansons, les jeux dramatiques, les céramiques d'enfants, les présences d’une éducatrice exceptionnelle et toutes ces richesses étaient bretonnes jusqu'au bout des ongles, jusqu’à cette lisière si ténue où le bonheur et la souffrance vacillent l'un dans l'autre pour signifier le drame de vivre dans toute son acuité. C'était pour moi un spectacle que jamais je n’oublierai.

Et voici qu’à une heure où j'aurais tant de raisons de désespérer, la vie m'apporte à nouveau de généreuses moissons mûries dans le sillage de Saint-Cado et qui me livrent d'un coup toutes les richesses de la Cité des Salariés à Perpignan. C'est Odile Salvat qui prend la relève, et si profuse est la moisson que cette fois je me dis : il faut y aller ! il faut mettre à la portée de tous ces valeurs de nature, cette richesse de vivre qui a mille visages, mille sens, et qui signifie sous tant de langages : la vie.

Après Saint-Cado et les Salariés d'autres écoles mériteront de même d'être magnifiées. Nous n'aurons que l'embarras du choix.

Nous aurions donc l'intention de lancer très prochainement un Club de l'Art Enfantin qui livrera à des tarifs spéciaux très réduits, une collection d'albums originaux en tirage de luxe, qu'aucun éditeur à ce jour ne peut produire car il lui manquera toujours la source qui alimente sans fin ce courant d'art qui coule de chacune de nos écoles, Nous aimerions que très nombreux soient les camarades à nous dire ce qu'ils pensent de cette réalisation, ce que pourraient en penser aussi les personnes qui, hors de l'enseignement pourraient éventuellement souscrire à une telle édition.

Si nous étions assurés d’un nombre suffisant de souscripteurs — 1 500 au minimum — nous pourrions passer assez vite à la réalisation.

A vous lire donc, chers camarades. Ecrire à Elise Freinet, ICEM, Cannes.

ELISE FREINET