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Janvier 1979
 
1977 - Une enseignante se suicide : elle ne peut supporter les réactions de ses élèves de classe pratique. Après une grande émotion et quelques commentaires dans les journaux , on passe à autre chose. Elle était jeune et inexpérimentée.
Personne n'attaque en justice l'administration qui nomme chaque jour des milliers de personnes démunies, dans des postes intenables, ni ne trouve surprenant que cette enseignante n'ait ru aucune aide dans un CES 900. Normal.
Tout va bien. C'était un "cas". Ces classes sont " dures" et ces élèves " pourris".
 
1978 - Quelques mois plus lard, un éve tue son prof et se tue. Quelle époque !
Des "drames regrettables", comme on dit ...
On aimerait pouvoir écrire " drame de l'alcoolisme", "drame de la délinquance", ou "drame de la violence" ... En gros, sur les journaux, ça attirerait des lecteurs.
Hélas, dans ce cas, pas de délinquant, pas de drogue ou d'affaire de moeurs. Classe "normale".
 
RÉACTIONS BANALES ...
• Cherchons donc du té de la " personnalité" de l'élève - lire du dérèglement de la personnalité -
Cet élève devait bien être " bizarre", " drôle ", '' taciturne", "violent", etc ... On interroge tout le monde. Cherchez bien, voyons !
La moindre colère sert d'indice, la moindre bagarre d'accusation : prédisposition ...
Cet élève n' tait pas " normal": il avait une histoire sociale, un inconscient, une affectivité, une vie hors de l'école, et il ne les avait pas laissés au portemanteau. En tant qu'enseignant, il faut souhaiter qu'on en arrive là. Car, sinon,doucement, insidieusement, on regarde le prof :
Jeune ? tiens, tiens ... Remplaçant tiens, tiens ...
"Ce jeune enseignant aux mains inexpertes a commis de regrettables erreurs" ... Et encore heureux si on s'arrête là car sinon, on aura vite fait, pour lui aussi, de trouver des "indices" qui en feront un trop grand motif' qui a un"caractère", une famille, un passé, une situation sociale et affective. Enfin quelqu'un qui n'est pas fait pour l'enseignement, indigne de la caste .
... Et le tour sera joué. Événement exceptionnel, donc rassurant. Llève n'était pas un élève, le prof ntait pas un prof. Cela n'affecte ni l'école ni la pédagogie ni ce qui s'y passe. Expliqué ou inexplicable, le cas devient un fait divers. Un " drame" non prévu par les instructions officielles. Il alimentera les commentaires les plus divers, mais les plus raisonnables, les plus logiques, les plus normaux qui soient :
Prête à compatir et verser quelques larmes sur les enfants laissés à l'abandon par des familles défaillantes, allez savoir, une partie de l'opinion ne sera que renforcée dans son idée de mettre à part ce genre dlèves, avec une pédagogie adaptée à son cas. Ce genre de pédagogie que personne ne peut définir, mais qui épure, sinfecte les quartiers résidentiels de l'école, où résident les bons élèves. L'école : l'hôpital pour personnes en bonne santé.
o A moins que, tout aussi logiquement, ressurgissent les vieux rêves chers aux justiciers de la morale :"On n'est plus à l'abri de rien, et surtout pas des jeunes et des élèves : il faut sévir et visser".
Autre variante plus à la mode :"Haro sur ce prof qui ne connaît pas l'empathie et la "bonne relation" ... Il n'a pas su se recycler : ça l'a tué.
 
MAIS DE QUOI PARLE-T-ON ?
Heureusement, personne d'intéressant ne demande à savoir ce qui se passe dans les classes pendant le temps scolaire. Il ne s'y passe donc rien d'intéressant...
Ou plutôt, ce qui s'y passe, on le connait puisque c'est prévu, codifié, programmé.
1) Ce jeune professeur était là pour faire un cours. Point.
C'était un être humain avec une affectivité, une infirmité physique, et qui était en relation avec des élèves ?
La joie, la colère, l'amour, la haine, se coulaient dans et par ces relations ?
Ce ntait donc pas un vrai prof.
2) Ce jeune professeur "faisait un cours" : L'expression est intransitive, elle n'est pas orientée, elle n'a pas de "sens".
Le cours s'adressait à des adolescents qui ont un passé, une histoire, qui réagissent à ce qui se dit et se fait ?
C'était un tort.
Les (bonnes) réactions des élèves sont prévues, elles aussi, dans les instructions (chapitre "savoir susciter les questions"). Les autres réactions ne sont pas prévues : elles n'existent pas. Les élèves "prennent un cours" comme on "prend un médicament ". C'est le cours qui est nommé et prévu à l'emploi du temps. Le reste ne peut, donc, qu'être ignoré ou interdit. ·
S'intéresser, donc, à autre chose que le cours ? A ce qui se passerait, dites-vous, entre les individus assemblés dans la salle de classe ?
Mais puisqu'on vous dit qu'il ne se passe rien !
Évidemment un tel drame, ça émeut, c'est "anormal" puisque normalement il ne peut rien se passer.
Seules réactions possibles : écoutez Monsieur le Ministre :
• c'est la faute aux familles
• c'est la faute à ce prof, à ces profs (pas les bons, pas les vrais)
• c'est la faute à cet élève, à ces élèves (pas les bons, pas les vrais)
Et de conclure naturellement :"il est cessaire d'appliquer aux plus durs, des sanctions pouvant aller jusqu'à l'exclusion" ...
Bien sûr, même morts, Francis et Monsieur Burgon sont exclus de l'école : faute professionnelle et inadaptation.
 
SEULS, QUELQUES ESPRITS CHAGRINS ...
.... dénoncent cette relation duelle dite pédagogique, ce face à face entre celui qui "sait" et celui qui "ne sait pas"
Cette relation de don (de connaissances) à sens unique, qui, sans possibilité d'échanges, de réciprocité, se réduit en quelque sorte à l'alternative : "manger ou être mangé" ; à la question : " Lequel des deux va avoir l'autre '! ". Ilsdisent même, ces esprits chagrins, que cette relation loin d'être éducative, est dangereuse psychologiquement, car elle favorise, entre autres, les identifications de type hystérique, les fascinations/agressions, le face à face dégénérant en corps à corps, c'est-dire en passages à l'acte non contrôlés ...
Ils disent surtout que ce face à face est une structure de relation, pratiquement indépendante de sa qualité. Que sur ce fond, de face à face, la "bonne relation" n'a guère plus de chance que la "mauvaise" de résoudre le problème : à moins d'être expert en thérapie centrée sur un unique "client", cette "bonne relation" aboutit :
au mieux à un "bon maître, parfait, asexué, asepti, à la fois sévère et permissif, artiste (le doigté), missionnaire (la foi) mais... imaginaire, pur produit des instructions officielles ou des manuels de dagogie qui le définissent.
• Au pire, à un "maî-maître" maternant et maternel, mais qui, restant un "maître", n'en devient pas pour autant éducateur.
Dans ce fatras d'idées et de bonnes intentions, l'enseignant de bonne volonté ne voit émerger comme outils et formation, que certains repères qu'il connaît pour les avoir connus : sanctions (corporelles ou pas), menaces,compenses, manipulation, chantage et terrorisme affectifs ... Il est évidemment très surprenant que l'agressivité s'entretienne et se développe dans ce système ...
Ces esprits chagrins, bien que "simples" enseignants, osent dire tout haut (1) que pour intervenir sur la "structure" des relations, pour briser le face à face, le médiatiser, le transformer en quelque coude à coude, ils ne comptent pas sur les "dons" ou la personnalité de l'enseignant, mais sur unestratégie faite avant tout d'outils, de techniques,d'activités, découvertes en tâtonnant, qui n'ont rien à voir avec les gadgets pédagogiques à la mode, et dont les implications ou fondements idéologiques, sont loin d'être anodins et innocents. ''C'est seulement vus d'en haut que les enseignants n'ont pas d'imagination". ( F. OURY - Instituteur).
 
MAIS OU VONT-ILS CHERCHER TOUT ÇA ?
D'abord c'est de la psychologie, et ils ne sont pas payés pour ça. L'inconscient ne concerne que ceux qui se font payer pour s'en occuper. Et puis, seuls les malades ont un inconscient. Enfin, si cette relation était si terrible, ça se saurait ! ...
Hélas, non. Ça ne se sait pas, parce que ça ne se dit pas. Ça ne se dit pas, parce que chacun est persuadé que le temps, la fat igue, la télévision, les mauvais sujets sont la seule source des problèmes.
·Réfléchissons : quel enseignant senoserai t avouer que l'angoisse le prend aux tripes ou à la gorge quand il doit " prendre" telle ou telle classe ? Qu'il se sent parfois nié, réifié, rejeté par des élèves, des collègues ou l'administration, et que ça lui fait mal ? Qu'il ne peut supporter tel ou tel élève, sans raison apparente, et que ça le "fout en boule" ?
Ce sont pourtant des réactions "humaines" (Ce qui l'est moins parfois, c'est de fermer les yeux et de faire comme si ça n'existait pas. D'ailleurs, la colère et l'emportement sont interdits dans la définition du "bon comportement ").
D'abord, même s'il le disait, que pourrait-il faire d'autre que de continuer le cours, le manuel, le contrôle, la notation ?
Il risquerait aussi, dans certains endroits, et de la part de certains collègues (trop) bien "adaptés", d'attraper une amende : interdit de parler boulot à la cré. (Ainsi s'alimentent certaines caisses noires).
Mais surtout, surtout, il se ferait juger et déjuger par la hiérarchie, pour qu i toute difficulté est une faute
"Le bon maître saura ... "
• vous faites mal votre métier
vous n'avez pas la foi (la pédagogie est affaire de vocation, n'est-ce pas ? )
• vous n'avez pas le doigté (la pédagogie est un art, n'est-ce pas ?)
Pire, même, il récolterait des conseils : il faut, il aurait fallu, il conviendrait de ...
A moins que certains révolutionnaires de salons ne lui prêchent la "bonne relation" non directive venue d'outre-Atlantique, la destruction de l'École ou le charme de la lutte des classes en classe. Bref notre naïf aurait trop parlé ; il aurait perdu la parole. Insupportable. Chacun se protège comme il peut et se tait ; avec raison.
Et puis, surtout depuis 68, tout ça c'est du pédagogisme. Quand les enseignants auront voté comme il faut et atteint un niveau de compétence, tout cela sera résolu. Le problème est politique.
Bien sûr, mais compétence en quoi ? En physique ?
Quelle agrégation sanctionne l'aptitude à assumer ces problèmes qui se posent, aussi bien aux enseignants, qu'aux surveillants ou aux directeurs ?
Formés par qui ? Par l'Université ?
Elle ignore ou nie ces problèmes (les docteurs n'enseignent pas dans les CES ou les lycées, encore moins en primaire ou en SES et ils ne surveillent pas les cantines). Et puis l'Université a déjà bien du mal à résoudre ses propres problèmes ; on a le droit d'être sceptique.
Si personne ne se soucie de ce qui peut provoquer de tels "drames", si on trouve impensable d'imaginer autre chose que cours, lons, manuels, contrôles, etc ... que peut-il advenir ?
A quoi bon disserter plus longtemps ?
Mais tolérer qu'on lâche les êtres humains en les mettant le plus normalement du monde, dans des situations impossibles, en leur faisant faire des cours à des élèves imaginaires, dans des cages bétonnées, stratifiées de glements, mettant toute initiative à la limite du délit , sans recours, avec pour seuls outils un manuel et une spécialité, n'est peut-être pas si beau que ça ...
Fermer les yeux, ne pas savoir, ne pas intenter à l'administration un procès pour non assistance à personnes en danger, est-ce si moral ?
Combien d'autres que Francis ou Monsieur Burgon "crèvent" sans mourir, en silence, dans des structures adaptées à leur cas ?
Mais s'il faut qu'ils meurent pour ·qu'on en parle, alors tant pis, qu'ils crèvent !
Si ce ntait indécent, on pourrait trouver opportun un tel drame : tiens ! les élèves respirent, pensent , aiment, haïssent et passent à l'acte entre huit heures et dix-sept heures de septembre à juin. On les croyait des bustes (assis), qui écoutent (mais n'entendent pas), qui répondent (mais ne parlent pas), qui copient (mais n'écrivent pas).
 
SOYONS RÉALISTES ...
Quand les statistiques des suicides d'enfants, d'adolescents, d'enseignants et les pourcentages des maladies mentales dans l'Éducation Nationale seront autorisés à être divulgués librement, peut-être s'apercevra-t-on qu'à dévaloriser lemétier, s'il ne s'agit que de faire des cours, mieux vaut remplacer le prof par un magnétophone bien programmé qui sera moins en danger qu'un humain, parce que moins "sensible".
Quant aux élèves, structures spéciales et rééducateurs privés recueillent les estropiés, révoltés, emmerdeurs, débiles, inadaptés de tous crins, c'est déjà pas si mal. Mais avec un magnétophone au moins, ils pourraient le bousiller sans, pour autant, que mort s'en suive ...
Quand la pédagogie cessera dtre une affaire de salons d'experts, et sortira des mains aseptisées de ceux qui sont "sortis" de l'école, peut-être apercevra-t-on alors sa ritable nature politique. Peuttre aussi qu'on s'occupera d'écologie psychologique et qu'on ne se contentera plus de protéger les oiseaux.
Mais nous n'en sommes pas là : "Assis, debout, écoutez, taisez-vous, parlez, écrivez, copiez, sortez". Ceux qui survivent , en vivent. L'école accueille, trie et rejette enseignants et élèves, l'inconscient n'existe pas, la pédagogie n'est qu'u ne histoire de recettes, et des drames regrettables nous empêchent de nous occuper des problèmes essentiels....
 
(1) Cf. certaines revues éditées par la CEL - Place Bergia - CANNES
" L' Educateur", " La Brèche au second degré" etc ...
Cf. certains livres édités par Maspéro "Vers une pédagogie Institutionnelle" (Vasquez/Oury) etc ...