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Les machines à enseigner

Dans :  Techniques pédagogiques › 
Décembre 1963

Les machines à enseigner tout comme les techniques audio-visuelles en général, ne feront-elles qu’aggraver les défauts de l’enseignement traditionnel ou peuvent-elles promouvoir un enseignement libérateur ?

La parole du maître et le livre

Le problème est posé tout crûment par un article de M. Louis Couffignal, Inspecteur général, un des initiateurs de l'Association de pédagogie cybernétique, dans un récent numéro de l’éducation nationale.

Jusqu'à maintenant les officiels laissaient planer un doute complice sur les buts de la campagne actuelle pour l'emploi des techniques audio-visuelles. Ils protestaient notamment lorsqu’on les accusait de mécaniser l'enseignement pour parer à la crise actuelle et supprimer des professeurs. M. Couffignal met « les pieds dans le plat », et sa révélation est pour nous, et pour tous les enseignants, grosse de conséquences. Elle ne facilitera pas la mise au point et la diffusion d'une forme intelligente de programmation.

M. Couffignal analyse pourtant fort justement la situation pédagogique actuelle :

« La première phase de la démocratisation de l'enseignement, dit-il, a été le développement de la scolarisation. En envoyant plus d’enfants à l’Ecole ou en les y laissant plus longtemps, on élève sans doute le niveau moyen (au sens de la statistique) de l’instruction de la population, car, de ce que les jeunes entendent « il reste toujours quelque chose ».

Je dis bien : « de ce que les jeunes entendent » : la technique pédagogique a consisté jusqu’à ces derniers temps en des explications données oralement par un professeur et la mémorisation des notions expliquées que l’élève trouve écrites dans un manuel. La parole du maître et le livre, voilà les seuls instruments de la pédagogie depuis l’invention de l’imprimerie jusqu’à nos jours.»

Quand je disais que la salive est, à l’Ecole traditionnelle le seul outil pédagogique — polyvalent — on s’écriait volontiers que j’exagérais. Et voilà qu'on en reconnaît aujourd’hui la réalité.

Evidemment, si nous nous contentons de cet état de fait, si nous pensons que répéter des notions et les faire mémoriser est toute la fonction de l'Ecole, alors on a raison de chercher si des machines robot ne pourraient pas remplacer, à meilleur prix, l'éducateur-robot. Et nous nous trouvons là vraiment au cœur du problème des machines à enseigner et de la programmation. On ne s’est pas préoccupé, et on ne se préoccupe pas de savoir, pas plus en France qu'en Amérique, s’il n'y aurait pas lieu de changer cette forme d’enseignement, de la rendre plus intelligente et plus formative, et s’il ne serait pas possible alors de faire aussi de l'éducateur non plus un robot, mais un homme intelligent, capable de cultiver la personnalité des enfants qui lui sont confiés.

Nous n'avons jamais trop osé insister sur cet aspect robot du rôle actuel du maître de crainte d’offenser la susceptibilité naturelle des enseignants. Mais puisque dans la revue L'Education Nationale, un Inspecteur général donne le branle, nous pouvons bien faire écho à ses révélations et donner notre point de vue.

L'enseignant - robot

Il est bien exact que la masse des éducateurs, au premier degré comme au deuxième degré et même dans l’enseignement supérieur, poursuit une tâche de robot. On leur a dit que leur fonction consiste à exposer, à expliquer les notions à assimiler et à en contrôler la mémorisation, puisqu’à cette acquisition semblait se cantonner la pratique éducative. Alors le maître monte en chaire ; il fait observer le silence, et il parle.

Nous ne disons pas qu'il n’ait un certain mérite à la préparation de ses leçons, qui peuvent être plus ou moins intéressantes, plus ou moins démonstratives et convaincantes. M. Couffignal affirme seulement qu’elles pourraient être répétées et diffusées avec plus de profit, et à moins de frais par les moyens audiovisuels.

Et il a raison. Pourquoi user l'intelligence de cette masse d’enseignants qui essaient de faire quelque chose d’original, au lieu de se contenter de copier ce qui a été fait avant eux, surtout si c’est avec le cachet officiel. Ne serait-il pas plus rationnel de faire établir, par des équipes compétentes, des leçons le mieux adaptées possible aux buts limités qu’on poursuit, d’y adjoindre quelques manuels et de faire fonctionner la mécanique qui, dans bien des cas, ferait mieux que le maître. « Pour les actes scolaires qui consistent à écouter un professeur puis à étudier dans un livre, la télévision et le film, ou même un phonographe et une lanterne de projection peuvent sans inconvénients être substitués au professeur dans sa classe. Le livre, d'ailleurs, semble pouvoir suffire, comme le montrent les bons résultats de l'enseignement par correspondance ».

On va crier au scandale, et il en est pourtant ainsi.

«L'action psychologique du professeur sur les élèves est supprimée, dira-t-on, le dialogue n’existe plus, l'observation des jeunes et l'appréciation de leurs aptitudes sont impossibles ».

A la condition qu’il existe déjà un dialogue — ce qui n’est que rarement le cas — qu’il n’y ait donc plus enseignement exclusivement dogmatique, que l'éducateur joue son rôle, auquel cas il ne se contentera pas des manuels, ou les rejettera même, pas plus qu’il ne se contentera des machines à enseigner qu’il jugera dangereuses.

L'enseignement va se mécanisant

Mais dans la pratique, pour 80% des éducateurs, il y a seulement, conformément aux méthodes en usage : exercices scolaires, récitations, interrogations, devoirs et contrôle par les récitations et les interrogations. Et pour cette besogne d’instruction et de mémorisation, d’assimilation comme disent les Soviétiques, il y a surtout un travail mécanique, qui peut être plus mécanisé encore, avec des outils perfectionnés qui peu à peu, se substitueront au maître.

On a beau s’en défendre, on n’arrêtera pas le progrès technique. Et à choisir d’ailleurs entre la passivité et l’obéissance en face des leçons du maître ou du professeur, et la passivité moins exigeante d'une machine qu’on peut malgré tout commander, les élèves eux-mêmes opteront pour la deuxième solution. Ne vous étonnez pas si les adolescents questionnés sur leurs préférences après des leçons télévisées, optent pour ces dernières, aux dépens de l'enseignement traditionnel des maîtres.

L'enseignement actuel va se mécanisant davantage, et les maîtres risquent de n’être un jour prochain que des techniciens-robots, si ne change pas la conception même de notre enseignement.

Autrement dit l'évolution favorable des techniques audio-visuelles en général et des machines à enseigner en particulier est strictement liée au devenir même de la pédagogie intelligente et humaine.

Le sort des éducateurs est lié lui aussi à cette évolution : ou bien rester, dans le cadre de la pédagogie traditionnelle, et devenir de plus en plus des techniciens-robots ou bien retrouver toute la noblesse enthousiasmante de la véritable fonction éducative.

Dans ce contexte scolaire, la conclusion de M. Couffignal nous paraît parfaitement logique et juste :

« Le professeur, dégagé par les procédés mécaniques d'acquisition des connaissances de la partie de son activité où il peut être remplacé, pourra consacrer tout son temps à aider et guider le développement de l'intelligence et du cœur. Il ne semble pas, pour l'instant, qu'il y soit remplaçable par des machines.

Mais là encore nos professeurs ne sont pas bien préparés : la pédagogie des activités culturelles est à construire pour l'enseignement de masses qu'implique la démocratisation de l'enseignement, tout comme la pédagogie de l'acquisition des connaissances ».

Les observations de M. Couffignal posent le problème éducatif plus crûment que nous n'aurions osé le faire. Elles vont nous aider à justifier l’action d’avant- garde que nous avons entreprise par notre reconsidération des techniques de travail.

Nos bandes enseignantes

D'abord le programme de nos bandes enseignantes, qui pourrait être celui aussi de toutes les machines à enseigner :

— d’une part l'acquisition mécanique et le contrôle des connaissances ;

— d'autre part les activités intelligentes et formatives.

La première partie sera chez nous assez réduite. Quand nous aurons réalisé notre cours de calcul en 100 bandes, nous en aurons fait l’essentiel. Nous pourrons peut-être y ajouter quelques séries de bandes pour l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, pour quelques connaissances assez réduites en sciences ou en géographie. L'acquisition en ces matières sera le résultat naturel du travail profond que nous poursuivrons selon nos techniques.

Les machines à enseigner actuelles et les essais de programmation ne se limitent pas, eux, à ces réalisations malgré tout assez réduites. Ils ont la prétention d'apprendre à réfléchir, à analyser et à penser. Ils font grand cas d’un système de correction par vrai ou faux qui est peut-être ingénieux, comme le sont les machines électroniques, mais qui ne va pas loin, du moins sans risque. Nous préférons agir dans ce domaine par la seule voie naturelle, l’observation et l’expérimentation, enrichie par l’expression normale dans le cadre du milieu.

C'est notre grande entreprise de programmation, pour laquelle nous poursuivons, dans de nombreuses classes une expérimentation qui dépasse tous nos espoirs, tellement sont encourageantes les perspectives toujours nouvelles qu’elle nous laisse entrevoir.

C’est toute une pédagogie nouvelle que nous avons amorcée et qui va, à bref délai, bouleverser notre enseignement.

Programmation

Il faudra justement nous mettre d’accord sur le vrai sens que nous accordons à ce mot de programmation. M. Couffignal donne l'explication suivante :

« Il faut remplacer le professeur dans la tâche de contrôler l’acquis des élèves. On a proposé pour cela des moyens présentant à l'élève une alternance de textes exposant des notions nouvelles et de questions de contrôle de la bonne intelligence de ces notions. On a donné à ces moyens le nom, plus ou moins heureux de programmation ».

Nous ne sommes pas d’accord. Ce n’est pas en tous cas ces processus que nous allons ainsi nommer. Nous assimilons cette programmation à celle qui se fait pour les machines fonctionnant en automation.

On ne présente pas à la machine un problème complexe, pour voir comment elle se tirera d’affaire. On ne lui pose pas de questions de contrôle. On lui fait faire un travail à sa mesure, et c’est ce travail qu'on contrôle pièce à pièce.

Ce sera cela notre programmation, même si cette définition ne correspond pas à celle des expérimentations de machines à enseigner. Ce n’est pas la première fois que nous créons des néologismes ou que nous donnons une fonction particulière à des mots qui sont déjà dans le circuit courant.

Nous préciserons une autre fois notre entreprise de programmation.

La réorganisation de l'école

Les prises de position de M. Couffignal nous poussent à préciser ici un projet dont notre ami Linarès a entrepris la réalisation à Oran.

Le problème scolaire en Algérie est encore plus grave qu'en France. Les classes de 40 à 50 enfants y sont courantes et les maîtres sont mal préparés à leur fonction.

Linarès a imaginé un système de rotation : certains travaux plus individualisés, ou, au contraire plus uniformisés peuvent être poursuivis sans grave danger dans des salles communes où seraient groupés 50 à 60 élèves : travail aux bandes ou aux fiches d'une part, télévision éducative d’autre part, sous la surveillance d’un éducateur ou d’un technicien.

Pendant ce temps les autres maîtres de l’école continuent leur travail intelligent et profond dans leurs salles particulières, mais avec un effectif confortable de 15 à 18 élèves.

Nous croyons que ce système de rotation, surtout dans les périodes de crise actuelles apporterait une solution efficiente en faveur d’une meilleure pédagogie.

On dira que nous nous organisons dans la surcharge des classes au lieu de la combattre comme un danger majeur. Nous cherchons, pour aujourd'hui et pour demain les meilleures solutions, qui seront évidemment différentes de celles du passé, et nous pensons justement que, en l’an 1963 nous ne devons pas travailler avec la seule salive, le cahier et les manuels mais que nous devons tirer parti de la projection, du magnétophone, de l’électrophone, des disques, du cinéma et de la télévision.

Pour le travail intelligent que nous nous appliquons à promouvoir il nous faudra non pas un nombre réduit d’enseignants, mais une véritable armée sans cesse accrue d’hommes et de femmes capables de former en nos enfants les hommes de demain.

L'enseignant spécialiste

Si on nous objecte que cette double fonction risque de dévaluer le métier d'éducateurs, nous répondrons que ce risque ce n’est pas nous qui le faisons courir mais les méthodes automatiques de l'enseignement traditionnel.

Si le maître fait son métier en tâcheron asservi aux machines, on aura tendance à le payer au tarif de tâcheron. Mais si entre dans sa fonction la tâche délicate d’automatiser, par des moyens nouveaux ce qui doit l'être, pour se consacrer largement aux besognes éminentes qui sont les siennes, il faudra bien le payer comme spécialiste.

Il ne suffit pas de faire le procès de l’école — et nous nous y sommes employés plus que d'autres — il nous faut mettre au point des outils et des techniques qui, dans la situation actuelle et dans celle que nous espérons améliorée pour demain, sont susceptibles de promouvoir le rendement de nos efforts. Et c’est là tout notre programme.

Nos recherches continuent

C'est à même notre travail coopératif que nous roderons cette nouvelle technique.

Nous poursuivons tout à la fois ici l’explication théorique de la nouvelle technique et l’expérimentation dont nous nous appliquons à vous exposer les étapes.

Nous vous dirons la prochaine fois avec quelle efficience nous organisons désormais notre Plan de travail.

Pour aujourd'hui, nous voudrions vous expliquer comment, avec nos Bandes programmées, nous avons trouvé une solution presque idéale au problème du Calcul vivant dans les grandes classes.

Pour les petites classes, la pratique aujourd'hui courante du calcul vivant tel que nous l’avons organisé, peut donner satisfaction. Sur la base d’un problème réel ou d'un événement, l’éducateur peut amorcer un certain nombre de mesures et de calculs simples qui sont profondément éducatifs.

Les occasions de calcul vivant ne nous manquent pas davantage au CM ou en fin d'études. Les textes libres, la correspondance, la vie dans le milieu nous en apportent régulièrement des variétés fertiles qu’il nous suffirait d’exploiter. Mais c’est à cette exploitation que nous nous achoppons.

Que quelques camarades — 1 sur 1000 — particulièrement ingénieux et habiles y réussissent, c’est possible. Mais la masse des 999 autres — dont nous sommes — tourne en rond autour des mêmes données, ou alors est obligée de raccrocher artificiellement des problèmes classiques aux pistes entrevues.

J'avais imaginé l’an dernier des problèmes complexes qui étaient intéressants et éducatifs. Mais tels quels, techniquement, ils ne pouvaient être qu’accidentels et n’apportaient donc pas, en l’occurrence, la solution attendue.

Les bandes programmées nous donnent des solutions techniquement valables pour toutes les classes.

Centre d'intérêt pour calcul vivant:

L'aménagement de l'école

En ce début d’année, les travaux d’aménagement ne sont pas encore terminés, et nos enfants y participent. Nous avons monté sur la terrasse centrale un appartement auquel les maçons apportent la dernière main, qu’il faut ensuite carreler et peindre.

Beau thème de calcul vivant, qui dans ces cours de grands peut sans danger durer plusieurs jours.

L’instituteur a, sur ce thème et sur l’installation de la maison, préparé un certain nombre de bandes programmées qui dirigeront le travail des enfants, individuellement ou par équipe.

Nous publions dans la partie pédagogique :

1 bande : les surfaces (boiseries) 1 bande : les surfaces latérales (rectangles)

Ce ne sont pas là forcément des modèles, mais des exemples de ce que vous pouvez faire pour développer le calcul vivant.

Nous aurons là la possibilité de programmer tout l'enseignement des sciences et du calcul. Malou a commencé la programmation de tout un complexe sur la force de l'eau. Nous pourrons compléter coopérativement ce travail et éditer ensuite des séries de bandes qui rendront les plus grands services.

Et ne dites pas : nous avons des fiches-guides. Il n’y a aucune comparaison pour l'intérêt des enfants et le rendement du travail entre les fiches-guides de naguère et ces bandes programmées. Les enfants partent avec leur boîte et vous les verrez à travers l’école peser, mesurer, couper, scier, avec une méthode et une application exemplaires.

Faites vos essais et tenez-nous au courant. Nous nous mettrons alors au travail coopérativement pour la réalisation d’une technique de travail dont les succès vous étonneront.

C.F.