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Pour une étude scientifique des problèmes scolaires

Février 1964
Il nous faut faire naître le désir de profonds changements
 
Avant d’aborder la préparation de nos rapports au Congrès et la mise au point de la BEM que nous voulons sortir à cette occasion, je voudrais faire un effort d’éclaircissement sur la façon d’aborder ce thème sans encourir l’opposition d’une masse d’éducateurs mal informés sur nos raisons et nos buts.
La situation se présente en effet comme suit :
- Pour si paradoxal que cela puisse paraître, la masse des éducateurs n’est pas encore sensible au retard catastrophique de l’Ecole traditionnelle, et nos arguments de bon sens ne les touchent pas toujours.
A vrai dire, nombreux sont encore les instituteurs, et surtout les institutrices qui ne se posent même pas le problème. On les a formés à une besogne dont on leur a vanté solennellement l’éminence. On les a embauchés pour être tourneurs ; ils font marcher leur tour, tant qu’il peut du moins tourner. Quand ils sont fatigués par le mauvais fonctionnement de la mécanique, ils se mettent en congé, ce qui est une solution au moins individuelle.
- Ils ont bonne conscience parce que les Inspecteurs les approuvent et que les usagers ne marquent qu’accidentellement leur désaccord. Ils constatent au contraire que ceux de leurs camarades qui, dans l’exercice du métier, s’efforcent de sortir des sentiers battus sont rarement compris et appréciés et qu’ils s’attirent bien souvent, de ce fait, des ennuis à leur avis inutiles.
Les Inspecteurs, du fait même des complexités de leur travail, ont bien souvent les mêmes réactions que les maîtres : la machine tourne ; les élèves sont normalement reçus aux examens - ce qui apparaît malheureusement comme le but premier de l’Ecole, et les parents semblent satisfaits. Et ces I.P. constatent au contraire que les ennuis leur viennent souvent des maîtres qui font des efforts novateurs dont ils ne désapprouvent pas les principes, mais qui n’en suscitent pas moins les réactions des parents, parfois même des mouvements de grève dont sont rarement victimes les maîtres qui suivent sagement la filière.
- Restent les parents qui, en tant qu’usagers, se trouvent toujours au nœud de la crise.
 
 
Il y a d’abord chez eux ce réflexe tout naturel : nous y sommes passés comme eux, et cela ne nous a pas fait de mal... Une bonne punition ou une taloche administrée à point les aidera à comprendre... Nous avons étudié des résumés par cœur, et il nous en est bien resté quelque chose.
 
Si leurs enfants sont instables, s’ils n’aiment ni l’Ecole ni le travail scolaire s’ils ne réussissent pas dans leur travail si le faux travail intellectuel les fatigue et les use, l’idée ne leur vient pas que l’Ecole et la pédagogie puissent y être pour quelque chose. C’est la faute à l’enfant, ou au maître qui, en définitive, dans le contexte actuel, supporte tout le poids des insuffisances scolaires et des erreurs technologiques qu’elles suscitent.
 
Et pourtant le nombre croît sans cesse des parents inquiets, qui sentent obscurément que quelque chose ne va pas dans cette école et dans cette pédagogie, mais ils sont impuissants à formuler leurs griefs et à eux seuls à y porter remède.
 
C’est une inquiétude qu’il nous faudrait aiguiser et orienter. Le nouveau naîtra difficilement tant que les usagers se satisfont de l’ancien. C’est ce besoin d’amélioration, cette condamnation implicite des erreurs, cet effort tendu et intelligent enfin pour apaiser les inquiétudes qui sont seuls susceptibles d’amener ou de permettre les profonds changements dont nous disons l’urgence.
 
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Nous nous apprêtions donc à faire le « Procès de l’Ecole traditionnelle ». Mais ce procès nous le faisions de notre point de vue d’instituteurs et de pédagogues, avec des arguments auxquels ne sont pas toujours sensibles ceux qui n’ont pas étudié le problème comme nous le faisons. Nous risquons de ce fait d’être souvent incompris et donc critiqués pour l’attitude hostile que nous risquons de prendre contre un organisme qui n’a pas abdiqué son autorité et parfois même son éminence, méritée ou usurpée.
 
Il en est de même pour la médecine. Si vous expliquez à des malades que la santé c’est d’abord un climat et une harmonie intérieurs, un équilibre humoral, qu’il n’y a pas de maladie locale mais que c’est le corps tout entier qu’il faut soigner, ils ne vous croiront pas parce qu’il y a les maladies, avec leurs entités, leurs symptômes, leurs manifestations, et que ce sont ces maladies qu’il faut soigner. Tout le monde connaît les noms les plus barbares des maladies dont nous sommes atteints ou menacés - tuberculose, asthme, infarctus du myocarde, diabète, allergie, arthrite, etc... Ce sont de même les maladies qui affectent le comportement des individus et leur éducation que nous voudrions mettre en valeur, en définir les caractéristiques et leur préparer des remèdes. Que la chose soit possible, l’aventure de la dyslexie en est la preuve.
 
Des gens habiles à exploiter la misère des pauvres gens ont présenté la dyslexie comme une maladie spécifique, dont médecins, physiologues, psychologues recherchent le microbe ou le virus. Dès qu’un enfant n’apprend pas régulièrement à lire et à écrire, les parents eux-mêmes supposent qu’il est atteint de dyslexie, et ils recherchent l’établissement spécialisé qui soignera la maladie. Ne dit-on pas même que la sécurité sociale subventionne les établissements qui soignent cette maladie comme elle subventionne les sanas et les cliniques ?
 
Y a-t-il des maladies scolaires suffisamment caractérisées pour qu’on puisse en établir un diagnostic et en étudier la cure ?
 
Je sais bien qu’il y a à cette pratique le danger de voir des spécialistes se saisir de ces maladies pour les soigner indépendamment du complexe dont elles participent et du climat dans lequel elles
prolifèrent. Mais nous y voyons l’avantage en compensation de pouvoir en aborder l’étude scientifiquement, c’est-à-dire en en recherchant expérimentalement les causes pour en préparer la cure sans dogmatisme ni parti-pris. Et c’est ce qui nous a incités à modifier l’énoncé du thème. Nous n’entreprendrons pas de véritable procès, d’autant plus que nous sommes en l’occurrence juges et partie. Nous orientons nos discussions et nos recherches vers une étude scientifique des problèmes scolaires.
 
Nous avons dit bien des fois que nous ne sommes pas systématiquement contre les pratiques traditionnelles : nous conservons et adoptons volontiers celles qui, à l’expérience, sont reconnues valables et bénéfiques. Nos critiques ne devraient jamais être dénigrement : à nous de promouvoir des études expérimentales et scientifiques qui décèleront officiellement les erreurs, les fausses manœuvres et les dangers.
 
C’est cette étude scientifique que nous allons amorcer au cours de notre Congrès.
 
Pour sérier les problèmes, nous allons, comme le font les médecins, distinguer parmi les pratiques éducatives, celles qui apparaissent comme des tares ou des maladies, pour lesquelles nous chercherons des remèdes.
 
J’en établis une liste provisoire que nous demanderons à nos lecteurs de critiquer et de compléter :
-          La dyslexie et la disorthographie pour parler des plus connues :
-          Le scolastisme, que nous comparerons à l’hospitalisme médicalement caractérisé ;
-          L’anorexie mentale des individus qu’on a dangereusement sevrés de nourritures vitalisantes ;
-          Le bégaiement ;
-          Les phobies diverses, conséquences des troubles et traumatismes nés d’une mauvaise conception de la discipline et du travail ;
-          La domestication systématique des enfants qui sont soumis en permanence à l’autorité de celui qui commande et qui les prive systématiquement de toute initiative ;
-          La drogue sous toutes ses formes, qui endort, tranquillise et abêtit ;
-          La peur de la nouveauté., qui a déjà, je crois, un nom scientifique.
 
En voilà déjà un bon lot, que nous aurons à soigner.
 
S’il est prouvé que ce sont vraiment là des maladies plus ou moins dangereuses ; si nous pouvions susciter, pour chacune d’elles des recherches, des mesures, des thèses et les remèdes correspondants ; si des études, patronnées par des médecins, des Inspecteurs, des sociologues, des psychologues, parvenaient à intéresser à ces questions brûlantes la masse des parents, une première manche serait bien près d’être gagnée.
 
Et les instituteurs ?
 
Ils seront les praticiens qui, pris dans un engrenage fatidique, s’usent à lutter contre les causes et les conséquences des erreurs constatées, ou les médecins souvent impuissants qui réclament de nouvelles conditions de vie et de cure. D’autant plus, et il nous sera facile de le montrer, qu’ils sont très souvent en conséquence, victimes d’une contagion qui leur vaut, à eux aussi, du scolastisme, de l’anorexie scolaire sinon mentale, des phobies pernicieuses, une domestication qui suscite une peur maladive de la nouveauté, le maniement dangereux des drogues sous toutes leurs formes.
 
Si nous aidions à faire prendre conscience de ces réalités une deuxième manche serait gagnée.
 
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Nous dépasserons ainsi le problème des outils et des techniques dont nous pensions faire l’impitoyable procès.
 
« En effet, nous écrit un de nos amis I.P., ce ne sont pas seulement les outils et les techniques qui sont en cause, mais les éducateurs eux-mêmes ».
 
Tous les camarades I.P. te diront que certains Maîtres, avec les seuls outils de l’Ecole traditionnelle, parviennent à donner un enseignement vivant, actif et efficace, justement parce qu’ils savent s’en évader et en tirer le maximum.
 
Le procès qui est à faire, c’est celui d’un certain état d’esprit traditionaliste; et je ne jurerais point qu’il n’ait pas atteint certains camarades de l’Ecole Moderne. je pense à ceux qui ont besoin de fiches toutes faites dans L’Educateur, et qui les utilisent sans en changer un iota. Ce que j’appelle « esprit traditionaliste » n’est en fait que paresse d’esprit. J’oserais même dire qu’il est la paresse. Et c’est elle qui pousse les maîtres traditionnels à suivre aveuglement les manuels et à donner un enseignement livresque. Paresse d’esprit ! Et c’est la morale avec fiches imprimées (Ed. H...), la leçon de calcul ex cathedra à grand renfort d’exercices écrits, la leçon de vocabulaire, d’histoire ou de géographie avec les affreux tableaux R..., et les résumés qu’on ne prend même pas la peine d’expliquer. Le livre du maître est roi parce qu’il apporte la besogne toute faite, le travail tout mâché. Et tant pis si le plat présenté est indigeste : on ne se préoccupe pas de donner faim ou soif à l’enfant, on le gave ! Par paresse !
 
Et le danger qui menace l’Ecole Moderne est le même : que deviennent les fiches-guides ou les bandes programmées entre les mains de « paresseux d’esprit » ?
 
Et le mal est bien plus grave qu’on ne l’imagine : on pourra renouveler les outils mais comment décaper les esprits et en détruire la sclérose ?
 
Il n’en demeure pas moins que ces tares doivent être dénoncées. Car ce que j’appelle « paresse d’esprit », d’autres l’appelleront « routine », voire même « sagesse » ! Et pourtant, j’en connais de ces jeunes maîtres de 20 à 25 ans et qui ont déjà l’esprit poussiéreux comme leurs sacro-saintes fiches qu’ils utiliseront, chaque année, jusqu’à leur retraite ! (Je connais des maîtres qui font apprendre chaque année, les mêmes récitations, reproduisent les mêmes modèles d’écriture, les mêmes opérations) !
 
C’est pourquoi je persiste à croire que le procès qu’il convient d’engager n’est pas celui des outils et des techniques mais celui de l’esprit pédagogique.
 
Il y a un « esprit Freinet » mais il y a, hélas, l’esprit traditionnel, très souvent synonyme de paresse d’esprit ».
 
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J’ai toujours été plus indulgent avec nos camarades instituteurs parce que j’ai pensé bien souvent que je serais sans doute comme eux si je n’avais cherché et trouvé d’autres voies libératrices.
 
Cette « paresse d’esprit » des instituteurs, elle fait partie de cette paresse scolaire que nous nous apprêtons à dénoncer. Notre expérience nous montre que la paresse, lorsqu’elle ne résulte pas d’une insuffisance physiologique et d’une anormale fatigabilité, n’a aucune assise dans le comportement des individus. L’enfant est paresseux lorsqu’il est en face d’un travail qui ne répond pas à un besoin profond et qui, de ce fait lasse très vite et obsède. Rétablissez le goût et le désir de travail et il n’y a plus de paresse.
 
Il en est de même chez les instituteurs : c’est parce qu’ils sont attelés à une besogne bien souvent sans horizon, dont ils ne sentent ni la nécessité ni la finalité, une besogne qui ne leur apporte pas spontanément satisfaction et joie, qu’ils se fatiguent anormalement, et que la réaction à cette fatigue anormale est la paresse d’esprit et bientôt la routine.
 
La routine elle-même est compréhensible dans certaines données professionnelles. La routine - et nous l’expliquons dans notre livre Essai de psychologie sensible - n’est que la réaction naturelle à des obligations qui nous demandent une fatigue au-dessus de notre résistance. Dans le dernier numéro de Techniques de vie j’explique comment le tâtonnement expérimental est le processus normal de la science. Selon ce processus de tâtonnement expérimental, l’individu triomphe de certaines difficultés. Mais cette réussite, il a besoin de l’affermir ensuite par une répétition plus ou moins longue qui tend à faire passer l’acte réussi dans l’automatisme d’une technique de vie. Mais quand cet automatisme est acquis l’individu est disponible pour un nouveau bond en avant que suivra encore une longue répétition de l’acte réussi. Mais si l’individu rencontre trop d’obstacles pour ce nouveau bond en avant, si tout autour de lui l’incline à la passivité et à la démission, il n’y aura pas de nouveau bond en avant et l’individu répétera éternellement les actes passés dans la technique de vie. Il ne gravira pas un escalier nouveau pour accéder à un nouvel étage. C’est la routine.
 
S’il nous était possible d’aider nos collègues enlisés dans la répétition à l’étage où ils se sont trouvés ; si on leur redonnait le goût de créer et de monter, le besoin de grandir et de se réaliser dans leur milieu, nous n’aurions plus ni paresse d’esprit ni routine. C’est parce que nous avons redonné par nos techniques ce besoin et ce goût que cette routine a disparu chez nous et que nos camarades eux-mêmes accèdent à une nouvelle vie.
 
Autrement dit, il s’agit bien là de cette maladie scolaire, qui atteint, par contagion, le maître plus encore que les élèves. Nous en étudierons les causes et les conséquences. Les connaissant, sachant qu’il existe des remèdes, nos camarades voudront guérir pour retrouver cette santé mentale, cette sécurité d’esprit, cette disponibilité de sentiments, cette générosité sans lesquelles il n’y a point d’éducateurs.
 
Nous ne prêcherons pas à nos camarades nos techniques comme une terre promise qu’on se contenterait d’entrevoir en rêve. En réorganisant notre travail, en retrouvant la joie de la création et de la vie, nous gagnerons la troisième manche, l’adhésion des éducateurs à de nouvelles normes de travail scolaire, dans le cadre de la vie que nous contribuerons à transformer et à promouvoir.
 
Nous allons donc essayer d’établir scientifiquement des diagnostics pour les maladies scolaires détectées, puis nous leur trouverons des remèdes effectifs et pratiques, à la mesure de la masse des éducateurs du peuple.
 
C.F.