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Février 1964

LA PART DU MAITRE

 
J’ai peur…
 
Par P. Le Bohec et 0. Salvat
 
Et maintenant, voici une lettre que beaucoup de camarades auraient peut-être pu écrire.
 
Cher Le Bohec,
 
Je me permets de t’écrire parce que tu abordes dans tes articles de L’Educateur des problèmes qui me touchent de très près. je t’écris parce que j’éprouve le besoin de dire tout ce que j’ai sur le cœur. Car, il y a des moments où je me sens bien seule dans mon travail. Quand j’essaie d’en parler, certains camarades ne m’approuvent pas et disent :
 
« Oh ! toi, c’est toi. Moi je n’oserais pas m’embarquer comme toi ! »
 
Tu sais, Le Bohec, m’embarquer ! Cela fait déjà un peu de temps que je me suis embarquée sur ce bateau de l’Ecole Moderne. je ne savais pas où j’allais autrefois. J’ai nagé tant que j’ai pu, j’ai barboté, je me suis presque noyée. Heureusement, il y a quatre ans, j’ai rencontré Hortense. Tu ne peux pas savoir ce qu’elle a été pour moi. Elle m’a rendu courage ; elle m’a élevée et m’a permis de lutter, de faire face, ici où bien des maternelles ont transformé leurs grandes sections en cours préparatoires. J’ai eu le courage de lutter malgré tout ce que l’on a fait contre moi, malgré des rapports défavorables. J’ai eu ce courage quand j’ai compris qu’Hortense disait vrai, non seulement pour quelque mystérieuse Bretagne, mais également pour tous les pays. Moi aussi j’ai été obligée de croire parce que j’ai vu. Alors je n’ai plus, par la suite, pu m’en détourner. Et j’ai dit alors : fini l’emploi du temps, finies les préparations ; à la galère ! Tant pis pour les autres ; qu’ils ouvrent leurs yeux et leurs oreilles à leur tour.
 
Oui, un jour, j’ai dit : zut ! à tout ce qui n’était pas la vérité des enfants. Et, à partir de ce moment, je me suis laissée guider par eux.
 
Et, à partir de ce moment, les Inspecteurs sont venus. Mais ceux-là voulaient savoir, ils s’intéressaient. D’ailleurs, cette fois, je crois que j’aurais osé leur tenir tête. Parce que, juste au moment où j’allais couler, Hortense était arrivée pour me donner le courage de lutter pour le vrai.
C’est d’ailleurs ce qui m’a permis de surpasser ma timidité : pour refaire surface, j’ai été obligée de me libérer des chaînes qui me retenaient au fond.
Je suis donc mes enfants. Mais où vont-ils ? Dans quel monde m’entraînent-ils? Dois-je continuer ? Des camarades me disent.
- N’as-tu pas peur ?
Cela a commencé par notre premier texte. Comme tous les ans, j’appréhendais cette rentrée : l’organisation, les nouveaux venus, ce que j’étais devenue après Etel...
Et Claire nous a dit :
« Mais nous sommes tous dans la lune et Madame avec ».
Ce texte, j’ai hésité à l’écrire. Et, maintenant, je pense que j’ai eu raison. Car sans lui, je n’aurais pas ce que j’ai en ce moment.
Et mes petits ont parlé de la lune, dont chacun a fait une histoire de rêve. Et dans ces histoires de rêve, j’ai découvert la libération de certains de mes tout petits. Ils rêvaient de choses défendues ces choses qui m’ont fait mal. Ecoute :
« Moi, je rêve d’un autre papa.
D’un autre papa qui serait
pareil comme mon vrai papa
mais qui me ferait la bise
comme celui de Jacquie ».
Et puis :
« Moi, je rêve de la belle voiture que marraine m’a achetée. Quand il fait jour, je ne peux pas jouer. Mais quand il fait nuit, je joue : il n’y a plus maman pour m’empêcher ».
Ainsi, mes enfants aussi se servent de la parole pour se libérer de ce qui les oppresse ! Mais, comme toi, parfois, je me demande quel est mon vrai chemin vers eux.
Et maintenant, ils sont en train de personnifier la joie. Et c’est là que quelques camarades ont paru surpris et méfiants. Heureusement, j’ai enregistré des dialogues ; sans cela, c’est vrai que nul ne pourrait y croire. Que dois-je faire ? Faut-il arrêter ?
Il y a un mois, mes petits ont aussi parlé du monde. Tu te rends compte « le monde » dans une bouche de 5 à 6 ans ! Et j’ai laissé faire. Autrefois, j’aurais peut-être stoppé. Maintenant, j’écoute, je me tais et j’attends. Crois-tu que ce soit la bonne solution ?
« Le monde, je le vois. Tu vois, je fais un rond, j’ajoute quelques fleurs pour qu’il soit plus beau. Dedans, je fais l’école. je me fais avec toi, près de moi. Et puis, je fais un point. Le point, c’est Saleilles. Et voilà le monde ».
Ainsi, ce qui compte pour Claire, en ce moment, c’est l’école et puis pépé et mémé à Saleilles, leur village. Et pas même ses parents.
Nous avons travaillé là-dessus pendant quinze jours, parce que, lorsqu’ils sont accrochés à quelque chose, ils veulent en parler.
Et maintenant, la joie.
Un matin, je reçois plusieurs lettres.
« Qu’est‑ce que c’est ?
- C’est le courrier.
- Quoi c’est le courrier, maîtresse ?
- Le courrier, c’est de l’écriture (Didier).
- Alors, moi je pourrais pas faire le courrier : chais pas écrire.
- Et quoi qu’il y a dans ton courrier.
- Aujourd’hui, c’est de la joie ».
La joie, voilà le mot que j’avais lâché ! Ils s’en sont emparés comme d’un merveilleux jouet.
Et j’ai eu peur, Le Bohec.
« Et quoi c’est la joie ? Et où elle se trouve ?...
- La joie, on l’a dans le ventre, dit Marc. Comme la rainette quand elle chante ».
Depuis trois semaines, tous les matins, ils parlent de cette joie. Ils l’ont faite tourner, danser, chanter ; ils l’ont dessinée en rond, en fleur. Et J’ai des centaines de dessins plus beaux les uns que les autres.
Mais cela m’épouvante, car l’autre matin, l’Inspectrice m’a amené une quinzaine de personnes, et d’entrée, mes enfants ont repris ce thème si abstrait que j’ai vu des yeux s’ouvrir, immenses, à faire peur.
Et Jean-Pierre leur disait : Ce matin, je me suis fait de la joie en me lavant les mains :
La joie de moi
C’est des bulles de savon.
J’ai fait une grande bulle
C’était la grande joie.
Elle a éclaté
Et elle en a fait des petites,
Des petites joies.
 
Et moi, j’avais peur, si tu savais. Mais j’ai continué, tant pis. Je me disais que, trop souvent, par crainte, autrefois, j’étouffais en eux le meilleur d’eux-mêmes. Et maintenant, c’est fini, je ne voudrais plus opprimer !
 
Mais, il y a des soirs où je pense encore. Heureusement qu’il y a tes articles qui me disent que toute cette rêverie, cette création enfantine, c’est du solide, c’est sain, c’est bon. Mais si nous passons l’année dans cet irréel ? On me reproche de trop éveiller leur sensibilité. Crois-tu, toi ?
En tout cas, je vais faire une réunion de parents pour leur dire de m’aider.
Mais ces craintes, ces peurs dans mon travail, je ne puis m’en séparer. Face à la vie de tous les jours, je les ressens en permanence. Heureusement que j’ai des camarades à qui je peux écrire pour me confier à cœur ouvert, pour que je puisse travailler et voir clair en moi. Oui, j’ai peur Le Bohec, mais je me dis que, peut-être, il vaut mieux connaître parfois la peur dans la vie. Ou elle restreint et vous renferme pour toujours, ou elle devient trop forte et éclate ; et vous voilà de l’autre côté du cap, libérée de toute contrainte.
 
Mais si je ne crains plus trop certaines mesquineries adultes, j’ai le vertige devant les problèmes de vie de chacun de mes petits. Car je voudrais aller jusqu’au fond de ce monde bien plus vrai que celui des adultes.
 
Mais mon travail, je le donnerai, car c’est le travail à l’issue de la peur ; c’est le travail après la libération de moi-même, une longue lutte, crois-le, contre les autres et moi-même faite d’attente, d’observation, de « retours » en arrière.
 
Je t’ai écrit un peu ce que je pensais parce que j’étouffais et si j’étouffe parfois, peut-être qu’il y en a d’autres quelque part ailleurs, d’autres qui n’osent le dire. Et que tu l’écrives, cela leur fera peut-être du bien.
 
C’est si terrible d’avoir peur de dire ce que l’on pense.
 
Que sont-ils tous ces gens qui ne croient pas en nous ? Pour croire aux autres, il faut d’abord aimer un peu. Et peut-être qu’ils ne s’aiment pas eux-mêmes, et qu’ils se sont recouverts d’une carapace.
 
Tu sais, la vie éclate dans ma classe et si tu savais combien je m’y sens bien. Alors, dès que je repars, que je reprends ma voiture, c’est la vie de fou que je retrouve cette vie qui entoure le monde, ce monde qui ne veut pas penser, qui a des oeillères et qui fait mal.
 
Mais c’est bon, tu sais, de ne pas se sentir seul et de penser qu’on a des camarades qui peuvent comprendre. Et, tu vois, pour terminer ma lettre, je ne puis trouver les mots qu’il faut pour traduire ce que je ressens; ce qui fait que l’on a quelque chose dans la gorge qui serre, qui serre et qu’on en pleure.
 
ODILE SALVAT