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Les Techniques audio-visuelles

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Mars 1963

il y a des techniques audio-visuelles mais pas encore de pédagogie audiovisuelle

Rapport de C. Freinet

Les Techniques audio-visuelles

 

On en parle beaucoup, comme on parle du Telstar, ou de son successeur, à titre purement expérimental. L'Ecole n'y est point mêlée, et pas davantage la post-école ou les enseignements aux divers degrés.

Les statistiques que nous tâcherons de donner en annexes diront justement :

- le nombre ridiculement faible des écoles qui pourraient prétendre à un embryon d'enseignement audio-visuel ;

- la complexité et la cherté des appareils offerts aujourd’hui par le commerce et qui ne les rendent accessibles qu'à de grands ensembles, avec salles de cinémas ou de TV et possibilité de pouvoir compter sur un spécialiste;

- et surtout l’absence presque totale de documents audiovisuels susceptibles de s'intégrer à la pédagogie des classes, avec comme conséquence que les expériences réalisées à ce jour sont comme des hors d'œuvre, ou des compléments d’information qui n’ont pour ainsi dire aucune vie scolaire.

Le cinéma, la radio, la TV peuvent en certaines circonstances être des stimulants par le renouveau qu'ils apportent dans les classes. Il n'y a pour l'instant aucune pédagogie des Techniques audio-visuelles.

Mais dans le même temps, le milieu qui est considérablement en avance sur la scolastique, utilise à 90% ces mêmes techniques audio-visuelles, mais absolument sans aucune considération pédagogique et éducative, au seul profit de ses exploiteurs. De sorte que, malgré nous, ces techniques influencent notre enseignement, par la bande pourrions-nous dire, et dans une proportion parfois déterminante.

Nous aurons donc à examiner :

- ce qui est à l'école et hors de l'école :

- comment utiliser dès maintenant les valeurs positives des Techniques audio-visuelles telles qu'elles existent.

- comment nous défendre contre les dangers de ces mêmes techniques ;

- comment ces techniques pourraient être intégrées ultérieurement à une pédagogie moderne et progressiste en France et notamment dans les pays en voie de développement ;

- ce qui a été fait à l'étranger.

Un non enseignant qui écouterait et lirait en France tout ce qui s'écrit ou se lit, à l'institut Pédagogique National, à l'UNESCO ou ailleurs, serait persuadé que voilà une nouveauté intéressante et que sont heureuses les populations scolaires de notre siècle qui ont l'avantage d’en bénéficier. Alors qu’en réalité, nous n'avons guère à nous mettre sous la dent que certains aspects, presque traditionnels, de ces techniques.

L’enseignement, en effet, a toujours été audio-visuel : on parle, ou on écoute parler, et en même temps, on regarde celui qui parle, ou le tableau, ou le livre qui le remplacent et le complètent. Plus tard, les dessins sont venus illustrer les textes dont ils n'étaient que l’adjuvant. Les images d’Epinal étaient, il y a près de cent ans, les précurseurs de l’audiovisuel.

Dans un rapport récent, un collaborateur de l’UNESCO distingue quatre catégories dans les moyens d’enseignement:

1° - Les moyens d'enseignement de la première génération : tableaux, cartes, manuscrits, etc (avant l’imprimerie).

2° - Les moyens d'enseignement de la deuxième génération avec, en plus des procédés précédents, tous les systèmes issus de l'imprimerie : manuels divers et livres de classe.

Toute la pédagogie nationale et internationale en est encore à ce stade, les techniques plus modernes ne s'introduisant dans les processus scolaires que très progressivement.

3° - Avec les moyens d'enseignement de la troisième génération, nous accédons aux machines et techniques diverses qui utilisent des processus nouveaux de communication de la pensée : image fixe et animée, radio, magnétophone.

C’est le problème qui nous est posé aujourd’hui : comment, par quel biais, selon quelle méthode pourrons-nous introduire pratiquement dans nos classes, ces moyens d’enseignement de la troisième génération, la quatrième génération n’étant à envisager que dans un avenir hypothétique avec les laboratoires linguistiques, certaines machines à enseigner et les calculatrices électroniques avec mémoire.

Pour délimiter le problème et lui réserver l’avantage de la nouveauté, nous désignerons donc sous le nom de Techniques audio-visuelles, celles qui utilisent

- l’image fixe : photographies, revues illustrées, comics, diapositives, mais surtout :

- l’image animée : cinéma et télévision,

- la reproduction mécanique de la parole : radio, disques, magnétophone.

Il y a dans cette évolution des techniques, un fait dont on sous-estime l’immense portée : c'est l’introduction dans les phénomènes de culture de processus nouveaux qui sont en mesure de modifier totalement notre enseignement.

De quoi parlons-nous ? D’acquisition, d’instruction, d’enseignement ou d’éducation et de formation ?

Ces diverses notions sont ordinairement totalement mêlées et pour ainsi dire interchangeables, comme s'il allait de soi que instruction, enseignement et mémoire soient les éléments naturels et déterminants de la formation et de l'éducation.

Ne nous étonnons pas de cette illusion qui est encore celle de la grande masse des éducateurs et des parents. Voyez-les à l’œuvre : leçons, devoirs, récitations et résumés, table de multiplication, connaissances livresques en histoire et géographie, meublent encore exclusivement les journées de l’école. Les questions de formation profonde des individus, de comportement et de culture semblent extérieures à la fonction de l’Ecole comme si les enfants qu’elle forme étaient destinés à répéter et à dégoiser ce qu'on leur a enseigné, et non à agir et à créer. D'ailleurs les examens, sanctions de l'Ecole, contrôlent exclusivement à tous les degrés cette connaissance dans laquelle la mémoire a la plus grande part.

Et les parents ne demandent pas à leurs enfants, de retour de l'Ecole, par quels biais ils ont cultivé leur intelligence et leur compréhension, ou exalté leurs possibilités foncières, mais s'ils ont récité sans se tromper les résumés imposés — même s’ils ne les comprennent pas — s’ils ont réussi leurs opérations et leurs problèmes, s'ils ont gagné des places au classement.

C'est comme on le voit une pédagogie terre à terre, une pédagogie d'épiciers et de robots.

Pour eux, tout ce qui enrichit, facilite, enfle et gonfle ces acquisitions et ces connaissances est valable et recommandable. Et les Techniques audio-visuelles s’encastrent merveilleusement dans un tel processus, Elles suscitent et entretiennent chez l’enfant une curiosité factice qui se nourrit, par l’image et le son, à une information qui se fait à l'échelle du monde et avec une intensité jamais égalée.

Si vraiment les acquisitions et les connaissances étaient la vraie voie de l’éducation, les possibilités actuelles de l’Ecole seraient décuplées. Or, les connaissances sont effectivement pas seulement décuplées, mais centuplées. L’enfant d’aujourd’hui connaît cent fois plus de choses que nous n'en savions nous-mêmes, il y a cinquante ans. Ils sont capables de parler de tout avec brio, mais on se rend compte de plus en plus que ces acquisitions accélérées ne sont qu'une croûte qui brille, mais sclérose en réalité la vraie matière vivante qu’elle recouvre.

A tel point que les traditionnels eux-mêmes sont inquiets devant cette détérioration de leur pédagogie et n’osent pas s'engager dans la voie qu'ils sentent dangereuse des Techniques audiovisuelles.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous luttons contre une telle conception de notre enseignement.

Il fut effectivement un temps au début du siècle, où les connaissances humaines étaient si réduites encore et l’information si exceptionnelle, qu’on pouvait croire au pouvoir essentiellement formatif de l'instruction. L’outre à emplir était encore vide et attirait de ce fait, l’aliment quel qu’il fut, qu’on lui présentait. C’était le temps où l’on se plaignait déjà de voir les pédagogues entonner les connaissances. Mais celles-ci du moins étaient au large, elles avaient la possibilité encore de se digérer dans une nature libre de ses mouvements qui s'appropriait lentement, à son bénéfice, la nourriture, même indigeste, qu’on lui avait présenté.

A ce moment-là, le vers de Victor Hugo n’était peut-être pas tellement faux :

Un enfant qu'on enseigne est un homme qu’on gagne.

Et il est encore sans doute des pays où la vie a le loisir de se saisir de l’information qu’on lui donne ou qu’on lui impose, de se l’adapter pour en faire en définitive des éléments d’action et de progrès.

L'outre est pleine

Mais chez nous — et chez tous les pays qui en sont au même degré d’une même éducation et d’une même civilisation — l’outre est pleine, elle déborde et on ne peut plus rien entonner normalement. Elle est surchargée au point de n'avoir plus la possibilité de brasser les acquisitions les plus riches. L’outre est devenue inerte. Elle peut tout juste recevoir et dégoiser. Mais de ce fait, les réactions vitales de réflexion, d’expérimentation, de création et d’assimilation sont paralysées. Et c'est pourquoi notre époque actuelle est caractérisée par une masse sans cesse croissante de connaissances et d’instruction qui ne va pas de pair avec la formation de l’individu qui, elle, régresse, Les statistiques de la délinquance et des blousons noirs sont là pour attester qu’il n’y a aucune relation de fait entre l’instruction et les connaissances d’une part — le remplissage de l’outre — et la culture, l’amélioration et l’épanouissement de la personnalité morale, psychique et sociale d’autre part, entre les acquisitions et l’éducation.

Il est d’ailleurs admis dans les milieux industriels artistiques et culturels qu’une reconsidération de ces rapports devient aujourd’hui urgente : la connaissance peut, dans certaines circonstances, servir puissamment l’éducation. Elle peut aussi, dans bien des cas, mal administrée, la pervertir et la compromettre.

Il appartient aux éducateurs de régler la nature et la forme de ces rapports. C’est ce que nous allons essayer de faire.

C’est en fonction de cette nécessité que nous pourrons mieux appréhender le grave problème des Techniques audiovisuelles.

C. Freinet