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Intervention de Freinet au 19ème congrès de Niort

Mai 1963

C'est au nom des centaines de camarades qui sont ici présents, au nom des milliers d'éducateurs qui, à ce même instant, en France et dans le monde, ont une pensée fraternelle pour les participants de cette rencontre ; c’est au nom de nos divers organismes de collaboration et de travail que je tiens d'abord à remercier :

Monsieur le Maire de Niort ;

Monsieur le Préfet et le Conseil général des Deux-Sèvres ;

Monsieur l’inspecteur d'Académie ;

Monsieur le Directeur du Lycée technique,

qui ont bien voulu nous accueillir avec une cordialité qui nous a tous touchés et les nombreuses personnalités qui ont bien voulu nous marquer leur estime en nous facilitant notre travail de préparation de ce Congrès.

Je ne remercie pas nos camarades organisateurs, le succès, désormais certain de ce Congrès sera leur meilleure récompense.

Je salue tout particulièrement nos amis étrangers venus de Suisse, d'Italie, d’Aoste, d’Algérie, de Tunisie, d’Allemagne, de Belgique, d'Angleterre, de Hollande, de Hongrie, de Madagascar, du Mexique, du Portugal, de Cuba, de Yougoslavie, et je garde une pensée émue pour ceux des nôtres qui nous ont quittés au cours de l’année écoulée, et pour ce qui nous reste de précieux dans cette vieille garde qui donne à notre mouvement et à nos Congrès ces racines fécondes sur lesquelles nous voyons pousser et fleurir avec tant de satisfaction la jeunesse qui monte.

Pour nous, il n’existe pas de frontière. Nous nous reconnaissons comme frères dans notre souci commun d’exalter toutes les forces individuelles et sociales qui concourent à la préparation d’une meilleure humanité. Et c’est en frères que nous accueillons tous nos camarades.

Nous saluons aussi, dans ce Congrès, pour la première fois, les représentants de nos Commissions nouvellement constituées des Inspecteurs Primaires et des Professeurs de divers degrés. C’est peur nous le signe encourageant que nos efforts sont désormais compris par tous ceux qui, achoppés à d'autres aspects du même problème, n’en reconnaissent pas moins la nécessité de déborder les vieux cadres administratifs pour présenter un front uni pour l’éducation et la culture de demain.

Avant d'aborder ici, aujourd’hui, les questions qui nous tiennent le plus à cœur, je voudrais, à l'intention des nouveaux venus, donner rapidement quelques aperçus sur l’organisation, le travail et la portée de notre manifestation nationale et internationale.

Vous participez aujourd’hui à un Congrès qui, hormis cette séance d’ouverture, n’est ni officiel, ni académique, un Congrès qui fonctionne sans orateurs ni vedettes et où vous vous sentirez d’emblée chez vous au milieu de camarades et d'amis dont vous apprécierez l'enthousiasme et l'idéal.

Après ces indispensables salutations vous serez libres de vous mêler aux vingt commissions organisées :

Connaissance de l'enfant - Maternelles - Histoire - Géographie - Sciences - Calcul - Cinéma - Radio - Magnétophone - TV - Echanges interscolaires nationaux et internationaux - Classes de perfectionnement - Classes d'application - Art Enfantin - Inspecteur Primaire - 2e degré - CEG - Modernisation de l'Enseignement, etc...

Vous participerez aussi à nos séances plénières et à nos séances de synthèse au cours desquelles nous nous appliquerons à faire le point des questions étudiées.

Et comme c'est au pied du mur qu'on voit le maçon, c'est en étudiant longuement nos expositions technologiques et artistiques que le désir vous viendra d'imiter les centaines de camarades qui vous offrent aujourd'hui le fruit de leur modeste travail.

Vous assisterez à un Congrès, où, comme dans nos classes modernes, vous n'entendrez aucun exposé théorique à assimiler, aucun credo à répéter, aucune réussite à copier. Notre but sera atteint si, en repartant dans quatre jours, vous vous êtes imprégnés de cet esprit de recherche d'expérimentation loyale, de totale camaraderie et de travail qui vous fera vous joindre à nous, non pour nous apporter une adhésion formelle mais pour vous intégrer à l'immense cohorte des éducateurs qui se réclament aujourd’hui de l'Ecole Moderne.

Notre pédagogie n’est pas un recueil de recettes mais un élan de vie. Elle est certes l'aboutissement de trente-cinq années d'expériences coopératives, mais elle ne constitue encore que le carrefour à partir duquel vous pourrez continuer l'œuvre prospective que nous avons amorcée.

On parle beaucoup aujourd’hui d'Entreprises Témoins qui, dans des conditions données, permettent des réalisations optimum qu'on essaie ensuite de généraliser.

Nous sommes nous-mêmes, depuis un quart de siècle une Entreprise Témoin technologique.

Nous apportons la preuve expérimentale que d’autres formes de travail, que des réactions plus humaines entre élèves et éducateurs, que d’autres techniques de vie sont susceptibles de redonner à notre métier cet intérêt et cet esprit sans lesquels il n'y a que formation de robots. Nous faisons luire aux yeux des éducateurs excédés par leur tâche « démentielle » cet amour du travail, cet équilibre et cette joie qui donnent un sens à nos vies.

« N'importe quelle étude, disait Pestalozzi, ne vaut pas un sou si elle vous gâte le courage et la joie ».

Et nous sommes en même temps une sorte d'Entreprise-Témoin Sociale et Morale,

Dans un siècle où l'argent et le profit semblent rois, nous rappelons aux travailleurs qu'existe encore dans la masse du personnel enseignant une élite éprise de cet idéal sans lequel aucun progrès culturel ne serait possible, capable de se dévouer pour une œuvre noble entre toutes, qui fait la dignité exceptionnelle de notre éminente fonction.

Au spectacle de notre large expérience-témoin, les éducateurs prennent conscience de la nécessité où ils sont de lutter pour la réalisation en faveur de l'Ecole des conditions élémentaires qui lui donneront prestige et efficience : 25 enfants par classe, modernisation de l'enseignement, formation intelligente des éducateurs, rénovation des méthodes.

Quiconque s'accommode des insuffisances de l'Ecole laïque contemporaine a déjà abdiqué et se condamne à vivre sans horizon et sans espoir.

«Vivre, ce n’est pas respirer, écrivait J.-J, Rousseau, c'est agir, c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous- mêmes qui nous donnent le sentiment de notre existence ».

Nous voulons vivre.

Nous voulons créer et promouvoir la vie.

Quelles sont donc les caractéristiques et l’originalité de cette œuvre qui est capable de mobiliser ainsi tant de généreuses bonnes volontés?

« Depuis des temps infinis, écrit Rousseau, il n’y a qu’un cri contre la pratique établie, sans que personne s’avise d’en proposer une meilleure ».

La proposer n'est d'ailleurs qu’une étape, Encore faut-il que cette proposition devienne réalité. Et cela c’est l'affaire des Educateurs-Techniciens que nous sommes, de ces hommes et de ces femmes qui, face à leurs élèves à éduquer achoppent aux vrais problèmes, ceux de l'organisation du travail et du choix des techniques, ceux aussi des indispensables contacts de personnalité sans lesquels il n’y a pas d’éducation.

J.-J. Rousseau nous a bien tracé dans son Emile, les détails de sa méthode pédagogique, tout comme Léonard de Vinci nous avait laissé les plans minutieux de sa machine volante. Elles sont l’une et l’autre, restées inertes sur le papier en attendant qu’une technique favorable vienne un jour leur donner vie.

Ce jour-là est venu pour la réalisation technique du rêve de Léonard de Vinci. L’Emile, par contre, n’est encore qu'un plan hypothétique jugé aventureux deux cents ans après sa conception.

D'où vient donc ce décalage entre la théorie éducative et la réalité pédagogique aujourd'hui catastrophique?

C’est qu’on a abordé le problème technique dans un esprit expérimental, logique et naturel, en pensant selon M. Duffieux, professeur à la Faculté de Besançon que « les sciences ne sont pas une chose qui se finit : c’est une chose très fluide qui évolue constamment... Si j'ai les pieds sur la terre et la tête dans le ciel, entre les deux il y a mes mains qui travaillent. C'est l’action qui fait l’unité du physicien ».

Et Rousseau, que nous nous plaisons plus particulièrement à citer en cette année d’anniversaire, disait aussi : « Vous donnez la science. A la bonne heure ! Moi, je m'occupe de l'instrument propre à l’acquérir ».

Alors que la science et la technique contemporaines procèdent sans cesse par tâtonnement expérimental, sans parti-pris préalable et sans dogmatisme, l’explication autoritaire demeure souveraine en pédagogie, avec ses règles empiriques, ses définitions arbitraires et ses lois. C'est exactement le processus inverse de celui qui a fait le succès de la technique actuelle.

Cette pratique anti-scientifique, qui part non de la recherche personnelle et de l’expérience vivante, mais du résultat plus ou moins appréciable de l’expérience des autres nous a valu la notion de « leçon » qui est spécifiquement scolastique, celle de « devoir » qui en est le corollaire, et celle de « punition » qui en est la conséquence.

Or, il n’existe ni leçons, ni devoirs, ni punitions dans les apprentissages naturels qui restent pourtant la base de notre culture : parler, marcher, siffler, chanter, pêcher, chasser, observer la vie autour de soi et réagir en conséquence.

Tout le monde sait que les leçons d'auto-école et les formules à apprendre par cœur ne sont valables que pour l'examen, le véritable apprentissage se faisant ensuite, par le tâtonnement expérimental seul souverain.

L'apprentissage scolastique se fait par explication et raisonnement et non par expérience, et c'est la grande erreur qui a compromis les progrès de l'enseignement et qui donne encore à l’école son aspect rébarbatif qui est peut-être sa plus grave tare et qui fait de nos examens la plus injuste, la plus illogique et la plus inhumaine des pratiques,

« Qu'Emile ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce qu'il l’a compris lui-même ; qu'il n’apprenne pas la science, qu’il l'invente. Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l'opinion des autres »,

C’est parce que nous avons dû prendre dès le début, le contre-pied de cette scolastique que nous avons fait progresser d’une manière spectaculaire toute la pratique scolaire.

Nous ne sommes point partis pour cela d’une position philosophique. Nous avons tout simplement fait comme l'ouvrier qui, pour rendre son travail plus efficient, cherche des tours de main, invente des outils et des techniques qui décuplent son rendement. Nous sentons instinctivement ce que pensait Einstein avec sa géniale expérience,

« Il ne faut pas bourrer un jeune esprit de faits, de noms et de formules, Pour les connaître, on n’a pas besoin des cours universitaires, on les trouve dans les livres, L'enseignement devrait s’employer uniquement à apprendre aux jeunes gens à penser, à leur donner cet entraînement qu’aucun manuel ne peut remplacer. C’est vraiment un miracle que l’enseignement moderne n'ait pas étouffé complètement la sainte curiosité de la recherche. Je crois qu'on pourrait même faire passer sa voracité à un fauve bien portant si on arrivait, sous la contrainte et la menace du fouet, à le faire manger tout le temps sans qu’il ait faim, et surtout si l’on choisissait d'une façon appropriée la nourriture qu’on le forcerait d’avaler ».

Notre humble expérience à la base rejoignait l'expérience des chercheurs et des sages. La science avance exclusivement par des voies non scolastiques et ce n’est que lorsqu’elle a prouvé le mouvement en marchant que les théoriciens lui trouvent une savante justification.

Tous les obstacles que nous rencontrons sur notre route, tant à la base que dans les sphères officielles viennent de ce que nos pratiques contredisent la théorie actuellement enseignée par l'Ecole. Nous avons beau nous référer à de grands noms, même officiels, qui nous garantissent que nous sommes dans la bonne voie ; nous pouvons, en cette période d’euphorie rousseauiste, citer longuement l’Emile, rien n’y fait, l'Ecole nous reste fermée parce qu’elle fonctionne selon des principes et des lois que contredisent l’expérience, mais qui n’en ont pas moins pour eux le prestige de plusieurs siècles d'une autorité en circuit fermé, totalement intégré aux mécanismes d'une administration qui a fait faillite mais qui se survit dangereusement.

« Toujours sermonneurs, toujours moralistes, toujours pédants, écrit Rousseau, pour une idée que vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien ; pleins de ce qui se passe dans votre tête, vous ne voyez pas l'effet que vous produisez dans la leur ».

« Je n'aime pas les explications en discours, dit encore Rousseau, les jeunes gens y font peu d’attention et ne les retiennent guère. Les choses ! Les choses !

Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots. Avec notre éducation babillarde, nous ne formons que des babillards ».

Et Teilhard de Chardin nous apporte les conséquences de cette erreur : « Noyés dans les mots qu'ils ont créés, les hommes risquent de perdre de vue les problèmes au point de ne plus saisir le sens de ce que découvrent leurs propres expériences ».

Toute la stérilité de la scolastique vient de là. Par-dessus et au-delà de la culture naturelle dont nous vivons, elle a inventé, empiriquement, une technique basée non sur les possibilités et la vie des individus, mais sur les connaissances qu’elle prétend leur imposer de l’extérieur.

Cette culture scolastique ne fait nulle confiance à l’homme, dont l’enfant est la genèse. Elle se livre en permanence à une sorte d’opération monstrueuse qui contredit et annihile notre propre vie, au profit d’une vie d’emprunt, qui ne nous sera jamais intégrée.

Elle suscite ainsi une sorte de double secteur : celui qui nous est naturel, et l’artificiel qui nous est imposé.

Tant que persistera ce double secteur, tant que les éducateurs ne feront pas à l'intelligence et à la sensibilité de leurs enfants la confiance élémentaire que dicte l’ancestral bon sens ; tant qu'ils seront persuadés qu’il y a ainsi des choses à enseigner de l’extérieur par discipline et autorité, nos techniques se frayeront difficilement un chemin tortueux à travers les failles d’une institution qui a pourtant signé sa décadence.

Ajoutons à cet envoûtement, le fait signalé par Teilhard de Chardin que « peu de gens se décident à abandonner un point de vue ancien pour se risquer sur une notion nouvelle » et on comprendra que nos idées et notre pédagogie n’avancent que lentement, au rythme seulement des générations bien que le succès certain de nos techniques réponde sans nul doute à un besoin historique de civilisation.

Vous aurez cet honneur d’avoir été à l'avant-garde.

Il est normal, il est inévitable que ceux qui, par l’erreur scolastique sont axés depuis toujours sur le deuxième secteur tiennent pour faux et dangereux les chemins nouveaux où nous sommes engagés. Leur orientation n'est pas même discutable : d’avance, nous avons tort.

Nous avons beau invoquer l’expérience pourtant décisive qui devrait amener une reconsidération des positions traditionnelles, C’est trop demander à des personnalités qu’on a habituées non à la discussion et à la critique mais à la fidélité pour les choses enseignées.

On nous reproche de rompre avec des conceptions et des pratiques séculaires, qui auraient soi-disant fait leurs preuves, On s’abstient d’ailleurs de préciser quelles preuves? On nous reproche d'avoir quitté le bercail et de vagabonder dans les garrigues à la recherche de la provende qui nous est essentielle. On craint que nos enfants ne soient pas suffisamment dressés à l'obéissance des grandes lois établies par une éducation déracinée et qu'ils se hasardent irrévérencieusement à penser par eux-mêmes et à créer hors des normes établies.

Et puis, à ce niveau, les oppositions ne se discutent pas. Comme on demandait à un étranger qui critiquait notre pédagogie :

- Avez-vous lu les œuvres de Freinet? Avez-vous vu fonctionner une classe Freinet?

II fit cette réponse digne d’une sectaire moyenâgeux :

- Non, mais je suis contre !

L'étranger n’a pas le privilège de ces oppositions dogmatiques. La plupart des gens, à quelque degré qu'ils soient, qu'ils fulminent contre notre pédagogie n'en ont jamais connu que le nom ; ils sont contre !

Disons seulement que cette attitude intellectuelle donne une piètre idée de la pédagogie qui la permet et la prépare.

Comment nous attaquer à ce barrage inconséquent et arbitraire mais puissant, et avec quelles chances de succès?

Pour les mêmes raisons qui nous font condamner la scolastique, nous ne fondons aucun espoir sur l'explication abstraite, en dehors des éléments mêmes de notre travail. Le temps est passé où nous avions l'illusion de croire que nous pouvions porter ainsi gratuitement la bonne parole à nos collègues intéressés. Par leur formation traditionnelle ils sont imperméables à nos explications. Les meilleurs de nos camarades, et nos vieux adhérents toujours fidèles ne sont pas venus à nous par le biais intellectuel qui ne les délivrait point du doute. Nos meilleurs militants, qui constituent l’ossature de notre mouvement, ce sont ceux qui se sont formés autrefois à l’Ecole Freinet et plus tard dans les divers stages que nous avons organisés, et qui ont appris à réaliser selon des voies logiques et naturelles avant de confronter leurs idées à celles encore souveraines de la scolastique.

Non pas que nous dédaignions totalement le verbe. Il a ses vertus mais il n'est pas à l’origine de nos progrès. A l'origine, il y a l’action et le travail. Ce n’est que lorsque nous nous sommes mesurés aux problèmes nouveaux de la pédagogie que nous pouvons assurer notre route en nous référant aux penseurs qui ont lutté eux-mêmes, idéologiquement, contre cette scolastique morte et, plus près de nous aux intellectuels inquiets qui nous aident à repenser nos techniques.

Contrairement à ce que nous pourrions craindre, en effet, nous ne sommes pas seuls. Notre audace technologique rejoint et matérialise les pensées iconoclastes de ceux que le conformisme n’est pas parvenu à ligoter et qui savent encore rester fidèles à l'expérience vivante décisive.

Nous voudrions collationner ainsi, dans une brochure qui serait comme la justification intellectuelle et culturelle de notre pédagogie les écrits officiels, officieux ou célèbres qui font désormais autorité. Ils apporteraient au moins la preuve que ce n'est pas nous qui trahissons la culture mais ceux-là même qui s’en réclament le plus ostensiblement.

Ecoutez le jugement, hélas ! encore si actuel de J.-J. Rousseau :

« Que leur apprennent-ils enfin, ces pédagogues?

Des mots, encore des mots, et toujours des mots ! Parmi les diverses sciences qu’ils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seraient véritablement utiles parce que ce seraient des sciences de choses et qu’ils n’y réussiraient pas, mais celles qu'on croit connaître quand on sait les termes : le blason, la géographie, la chronologie, les langues, etc... Toutes études si loin de l’homme et surtout de l'enfant que c’est une merveille si rien de tout cela peut lui être utile une fois ».

Aux mots fallacieux, nous avons substitué le travail et l'action. Par nos recherches techniques, nous avons modifié et amélioré nos conditions de travail ; nous avons adapté ou créé les outils dont nous avions besoin ; nous en avons précisé l’emploi jusqu’à parvenir à une méthode de travail pédagogique qui, à l'expérience, se révèle supérieure aux pratiques traditionnelles.

Or, la sociologie admet aujourd’hui que, en modifiant le climat et les conditions de travail, on modifie automatiquement - en bien ou en mal - le comportement individuel, familial, social et politique des individus.

Nos techniques libèrent les enfants qui se redressent, s'interrogent, s'activent et créent. Des chemins nouveaux se révèlent, qu'une pédagogie dépassée avait obstinément bloqués ; des rapports plus humains s'établissent entre adultes et enfants. Une nouvelle culture prend naissance qu’il nous faut aujourd'hui confronter avec l'imposant acquis de dix siècles de scolastique.

Cette reconsidération, fille de l'évolution accélérée contemporaine, elle se poursuit sous nos yeux, avec une hardiesse sans limite, mais hors de l'école : dans les sciences, dans la littérature et l'art. Les découvertes astronautiques remplacent par d’autres principes, provisoires eux aussi, ceux qu'enseignait la Faculté ; la science est bousculée sans cesse par les trouvailles des chercheurs. Les conceptions de la vie se modifient à un rythme que nous ne parvenons plus à suivre. L'armée elle-même se modernise.

Seule la pédagogie met aujourd'hui obstacle à cette évolution.

Ne serait-il pas temps de lancer dans le circuit traditionnel quelques bombes qui rompraient la quiétude des constructions théoriques en les remuant en profondeur et en les obligeant à discuter certains problèmes nés de cette évolution ?

S'il était vrai, en effet, que l'enfant, comme la graine qu’on met en terre, porte en lui un invincible potentiel de vie et de possibilités, s’il en résultait une dynamique nouvelle, mue par un moteur dont on avait oublié la puissance ne faudrait-il pas reconsidérer la forme même et le rythme de notre activité?

S’il était vrai que nous avons à notre portée des possibilités de travail qui enthousiasment les enfants et les font se donner à 100 % à leur tâche, ne faudrait-il pas revoir totalement nos outils et nos techniques?

S’il était vrai que l’enfant n'est ni paresseux, ni menteur, ni tricheur et que ce sont les conditions de sa vie dans son milieu - y compris le milieu scolaire - qui peuvent le rendre tel, ne faudrait-il pas avoir recours, tout de suite, à une discipline plus humaine?

S'il était vrai que, dans un climat favorable, une véritable fraternité dans le travail peut s'instituer à l’Ecole, ne faudrait-il pas humaniser notre délicat métier?

Les temps sont changés. Notre pédagogie ne peut pas rester immobile. Tout doit être passé aujourd'hui impitoyablement au crible de notre expérience, de notre intelligence et de notre bon sens.

C'est une question de vie ou de mort pour notre culture et notre civilisation.

C’est cette reconsidération que nous allons mener méthodiquement, avec les éléments les plus compréhensifs de l’Université, avec aussi l'aide active des chercheurs non scolaires, des parents d’élèves, des usagers et des élèves eux-mêmes, par la constitution à ce Congrès de l'Association pour la Modernisation de l’Enseignement (AME) qui commencera aussitôt son activité.

Pour une telle action vraiment objective, il ne faudra pas continuer à nous leurrer de mots et de statistiques, mais voir les choses telles qu’elles sont, loyalement, expérimentalement. Ce n’est pas servir notre cause d'éducateurs ni la cause des enfants que de tolérer dans nos classes des pratiques d’un autre âge sous le prétexte que notre enseignement risquerait d’en être déconsidéré. Mais ne se déconsidère-t-il pas lui-même en admettant, en cette fin du XXe siècle des méthodes d’autorité omnipotente, de dogmatisme et de travail forcé qui jurent avec la tendance générale de tous les pays à accéder au mieux-être et à l’indépendance? Ou bien croirait-on, ou ferait-on croire que les enfants ne sont pas assez évolués pour bénéficier de ce minimum d'autonomie, de liberté et de dignité qui est la revendication unanime de tous les peuples? Et penserait-on hypocritement qu’on puisse par l’obéissance à une arbitraire autorité, par le commandement et les punitions, préparer pour demain les hommes virils dont le pays aura besoin pour instituer une démocratie qui est inscrite désormais dans le proche destin des hommes?

Or, si les conditions d'alimentation, d'hygiène et de santé physiologique se sont considérablement améliorées, jamais nos enfants n’ont été aussi malmenés. Les déséquilibres, la nervosité, la délinquance, la déficience vont s'aggravant dangereusement : mécanisation excessive et disparition de la nature et des espaces verts, exigences « démentielles » des programmes et des examens, surcharge des classes, locaux non fonctionnels, radio et télévision sont en train d'attenter, d'une façon peut-être irréversible à la formation intellectuelle, morale et humaine de la masse des enfants.

Rares seraient les adultes qui accepteraient aujourd'hui pour eux-mêmes les conditions de travail et de vie qu'on admet de gaieté de cœur pour les jeunes générations.

Afin d’attirer l'attention du public et des autorités sur une situation qui ne peut plus durer, nous proposerons à ce Congrès de créer, dans le cadre de notre Association pour la Modernisation de l’Enseignement une société protectrice des enfants qui aurait pour tâche essentielle de se pencher activement sur cette situation inhumaine des enfants et des adolescents et de proposer les solutions que nous jugeons valables. La jeunesse serait directement intéressée à cette action.

En rapport direct avec ces observations touchant à la formation humaine de nos enfants, il nous faut dénoncer enfin une maladie nouvelle qui pourrait bien hélas ! signer la désagrégation et le déclin de notre jeunesse : la pratique aujourd'hui généralisée de l'image animée et plus particulièrement de la télévision.

Nous n’insisterons pas ici sur la véritable mutation que ces techniques sont en train d'opérer dans le comportement même de nos enfants.

Tant que le milieu, tel qu'il existe encore dans nos vieux villages, tempérait par sa richesse et son équilibre quelques- uns des dangers de la mécanisation accélérée dont nous sommes victimes ; tant que l’instituteur, par sa présence sympathique et aidante pouvait mobiliser les forces vives enracinées dans l'expérience vivante, l’image animée pouvait apparaître encore comme un torrent dangereux mais qu’on n'a pas encore déchaîné. Les conditions anormales de la vie dans les grands ensembles livrent au monstre des individus désormais sans défense.

Et c’est cette situation déjà catastrophique qui va être aggravée demain par la télépédagogie.

On en parle depuis que se généralisent hors de l'école les techniques audiovisuelles, mais le mal est aujourd’hui à nos portes. La télépédagogie fonctionnera à la rentrée prochaine.

Mais cette télépédagogie porte en elle-même une tare rédhibitoire : elle n’a pas été créée pour améliorer l'éducation mais pour solutionner, an moins sur le papier, la crise du personnel enseignant et des effectifs.

Ce sera simple : avec les manuels scolaires, les leçons standards, les résumés à apprendre et les devoirs à faire, l’instituteur en était réduit déjà au rôle d’instructeur, contraint par les examens et les pouvoirs publics à surseoir à sa fonction éducative. On remplace l'instructeur par les moyens audio-visuels et le tour est joué. On nous dira que les professeurs de Paris seront mieux préparés et mieux armés que nos maîtres provinciaux pour présenter les leçons et donner les directives pour les devoirs à faire - ce qui est possible. Mais ce faisant on annihilera tout ce qui constitue la valeur même de l'éducation : cette présence humaine, cette indispensable part d'affectivité qui rendent plus digestible l’apport des programmes et des manuels.

La télépédagogie c'est l'abandon d'un aspect sacré de notre fonction : la formation de l’homme. Elle est le règne du robot capable d'enregistrer dans ses « mémoires » des richesses qui font illusion alors que sera éteinte cette part de sève qui, partie de la base, nourrissait de pensée et d'idéal la plante prête à fleurir et à fructifier.

Cette télépédagogie est d'autant plus dangereuse qu’il se peut effectivement que ceux qui y sont soumis soient plus instruits et donc mieux armés pour la réussite aux examens. Et les parents seront satisfaits.

Elle risque même d'être favorablement accueillie par les maîtres traditionnels parce qu'elle fonctionnera dans l'esprit même de la scolastique qu’elle ne fera que renforcer. Il est plus facile de tenir les enfants tranquilles devant l'écran et d'appuyer sur un bouton que de faire fonctionner leur intelligence et battre leur cœur pour la plus délicate des épreuves : celle qui crée de la vie et du bonheur.

Il pourrait pourtant y avoir une télépédagogie éducative et formative. Nous allons essayer de la définir au cours de ce Congrès et nous demanderons alors officiellement que nous soit accordée une chaîne spéciale, avant-garde d'une pédagogie qui mettrait au service de l’enfance les admirables réalisations contemporaines fruit du généreux génie des hommes.

De l'excès du mal, serons-nous capables de faire sortir un jour un remède valable ? Serons-nous en mesure de substituer à l'Ecole des mots, universellement condamnée, une formation profonde des personnalités? Nous laisserons-nous maîtriser par les mécaniques ou saurons-nous nous les asservir ?

Serons-nous hommes ou robots ?

Tel est le problème qui nous est aujourd'hui dramatiquement posé.

Il est temps que tous les esprits libres, conscients du danger, s'unissent pour sauver tout ce que nous portons en nous d'incomparable : l’intelligence, la sensibilité, le sentiment du beau et du bien, le besoin d’harmonie et de solidarité ; tout ce qui fait de nous des hommes de liberté, d’égalité et de fraternité,

« Par principe et par instinct, dit Teilhard de Chardin, l'homme s'écarte normalement de l’homme. Mais en revanche, quel achèvement dans ses puissances lorsque, dans la recherche ou dans le combat, il est saisi par le souffle de l'affection ou de la camaraderie ! Quelle plénitude, lorsqu'à certaines heures de péril ou d'enthousiasme, il se trouve accéder dans un éclair, aux merveilles d’une âme commune ! Ces pâles ou brèves illuminations doivent nous faire soupçonner quel formidable pouvoir de joie et d’action sommeille encore au sein de la nappe humaine ».

C'est pour servir notre noble esprit Ecole Moderne que je vous convie maintenant au labeur fraternel de ce Congrès.

C.F.