Noire article : « Une technique nouvelle d’éducation populaire », paru au n° 4 de l’Educateur Prolétarien, nous a valu un certain nombre d’observations et de critiques qui appellent aujourd’hui une mise au point.
Encore l’éducation soviétique, penseront peut-être quelques camarades ?
Hélas ! de quelle éducation populaire parler dans notre revue au moment où le fascisme étend sur la vieille Europe son ombré tragique? A quelle nation demander l’introduction de nos techniques au moment où l’éducation nouvelle dans les pays capitalistes est impitoyablement bafouée au bénéfice du plus réactionnaire traditionalisme au service des dictatures nationalistes ?
Il y a quelques années seulement, J. Lagier-Bruno puisait dans les revues anglo-saxonnes des études progressistes qui ont intéressé nos lecteurs. Elle ne trouve plus maintenant à nous soumette que le spectacle d’une détresse qui, en certaine régions, fait figure d’incroyable effondrement : misère des écoles, surcharge des effectifs, retards considérables dans le paiement des instituteurs, chômage important surtout chez les jeunes, manque total de crédits pour les organismes éducatifs qui faisaient la fierté des Américains.
L’Amérique du Sud ne répond plus et les éducateurs qui là-bas s’intéressent à notre effort ne peuvent plus sortir les devises nécessaires aux divers échanges pédagogiques.
Il y a un an à peine, nous tirions des travaux de nos camarades allemands des études fréquentes que nous publions avec intérêt. Nous avions, dans les pays germaniques un réseau de correspondants dévoués qui étaient le légitime orgueil de notre ami Bourguignon. Et Ruch nous donnait régulièrement un aperçu détaillé de la presse pédagogique allemande.
Les ponts ont été tragiquement coupés et nos collaborateurs cherchent en vain, dans les publications pédagogiques mises au pas des nouvelles qui méritent d’occuper les pages de cette revue.
Au moment où nous écrivons ces lignes, l’Autriche se débat dans les dernières phases de la fascisation. Vienne, la vieille citadelle social-démocrate, Vienne-la-Rouge, Vienne qu’on avait qualifiée de capitale de la nouvelle éducation en occident, Vienne a dû capituler. Nous l’avons dit bien des fois : l’essor et la vie de la pédagogie nouvelle autrichienne sont liés au sort des forces révolutionnaires dans ce pays. La Social-Démocratie vaincue, la nouvelle éducation aura aussi fini son règne.
On ne peut pas parler ouvertement de fascisme en Espagne et certes, nos bons camarades de province peuvent toujours s’intéresser librement à une technique qui les passionne au plus haut point. Mais les droites ont vaincu aux dernières élections et nous savons comment les progrès de l'obscurantisme sont partout la rançon de la montée réactionnaire.
La Suisse elle-même semble devenir plus timide en fait d’éducation ; le Bureau International d’Education et l'Institut J.-J. Rousseau lui-même voient se resserrer le cercle de méfiance et d’hostilité. Est-ce une impression trop subjective : il semblerait qu’un peu de la faillite lamentable de la Société des Nations rejaillit sur le mouvement d’éducation nouvelle dont Genève était depuis la guerre le centre et le flambeau.
La France ? Nous ne voulons point en médire car on nous accuserait de noircir la situation scolaire dans notre pays. Mais les collaborateurs de l’officieux Manuel Général eux-mêmes jettent le cri d’alarme devant les massives réductions de crédit qui risquent de compromettre irrémédiablement l’œuvre éducatrice de la IIIe République.
Ce tour d'horizon n'est certes pas rassurant : il laisse aux chercheurs comme une impression d'accablement en face de l'inutilité apparente et de l'échec de tant d'efforts désintéressés pour pousser l'éducation sur les voies nouvelles.
Une seule lueur d'espoir: l'Union Soviétique ! Dans un immense pays qui organise seulement sa production et sa vie, l’éducation monte régulièrement, la part de budget affectée à ces services croit d’année en année. Elle est maintenant, aux dires mêmes d'un auteur peu sympathique à la Russie (1) les 20 p. cent du budget général contre 6 p.cent seulement à l’armée. Et les révolutionnaires soviétiques ne sont pas encore satisfaits : ils affirment la nécessité d’intensifier encore l’effort culturel seul véritable générateur de vie.
N'allons pas plus avant, pour l’instant : n'examinons point si certaines méthodes semblent venir en réaction d'une liberté frisant parfois l’anarchie. Enregistrons ce fait : dans tous les pays du monde, l'éducation recule avec la montée de la réaction : les crédits qui lui sont destinés se réduisent chaque année au profit des dépenses militaires ou du service des dettes ; seule l’U.R.S.S. marche de l'avant et quiconque ne reconnaît pas loyalement ce fait indiscutable fait œuvre de bas parti-pris politique. Notre but ici n’est pas de défendre l’U.R.S.S. mais de défendre l'éducation dont l'U.R.S.S. reste le dernier champion. Et nous disons avec quelque émotion à tous les pédagogues d’Occident: Vienne la Rouge vient de s'éteindre : si l’U.R.S.S. n’existait pas ; si la patrie prolétarienne ne continuait pas son œuvre éducative, où puiseriez-vous désormais le courage et la force pour parler encore et malgré tout, de l’éducation nouvelle émancipatrice.
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Nous avons critiqué une tendance de la pédagogie soviétique. Nous n'avons peut-être pas dit avec assez de précision que nous comprenions cependant, et que nous approuvions dans une large mesure cette orientation.
Pendant de longues années l’U.R.S.S. a libéralement cherché sa voie ; nulle part au monde les expériences les plus osées d’éducation nouvelle n'ont été faites dans une ambiance plus sympathique et à une aussi vaste échelle qu’en U.R.S.S. En 1925, au début de la construction révolutionnaire, nous avons pu visiter en U.R.S.S. des écoles aux tendances les plus diverses, depuis celles à discipline rigidement communiste jusqu'aux Associations de culture anarchiste. On sentait à ce moment-là que la pédagogie soviétique cherchait sa voie et elle encourageait loyalement tous ceux qui voulaient mettre leurs idées au service de l’éducation prolétarienne.
L’ère des grands tâtonnements est aujourd'hui close : l’école soviétique ne sera ni anarchiste ni autoritaire ; en liaison complète avec les ouvriers et les paysans, fertilisée dans son esprit par le ferment actif que constituent Pionniers et Jeunesses Communistes, elle a fixé ses normes pédagogiques, défini ses principes, précisé les nouvelles tâches. Si elle ne l’avait pas fait, si elle avait, quinze ans après la Révolution, laissé ballotter ses méthodes entre les pôles divers de la pensée bourgeoise, les ennemis de l’U.R.S.S. crieraient volontiers à la faillite. Après avoir expérimenté le libéralisme scolaire dans des milliers d'écoles, après avoir fait du Plan Dalton notamment, un usage presque général, les pédagogues de l’U.R.S.S. condamnent ces essais et nous approuvons entièrement leur décision puisque nous avons nous-mêmes dans nos classes cherché d’autres voies pour pallier à l’insuffisance de ces mêmes méthodes.
On aurait tort cependant de considérer comme close l’ère des expériences pédagogiques en U.R.S.S. Dans des milliers d’écoles expérimentales on cherche à adapter l’école aux besoins de la société prolétarienne. Mais ce travail se fait sur un plan si nouveau pour nous qu’il nous est difficile d’en comprendre la portée et le sens. Ce n’est que si nous parvenions à nous faire de la nouvelle école révolutionnaire une idée exacte que nous pourrions critiquer les efforts novateurs de nos camarades.
Les Russes font appel aux manuels scolaires dont nous avons maintes foi dénoncé la malfaisance en régime capitaliste. Nous croyons, hélas ! que, en l’absence d’une technique de travail répondant aux besoins nouveaux de la pédagogie, les Russes n'avaient pas d'autre issue que ce retour aux manuels scolaires. On peut certes, dans une petite communauté d’enfants sélectionnés guidés par des éducateurs aux aptitudes exceptionnelles, se contenter avec succès des techniques diverses de travail libre expérimentées dans les écoles nouvelles d’occident. Nous avons reconnu depuis longtemps l'insuffisance de ces techniques dans des écoles populaires hétérogènes, confiées à des instituteurs auxquels il ne faut pas demander, dans l’ensemble, des qualités surhumaines : et nous en avons conclu nous-mêmes à la nécessité de prévoir un matériel, d’éditer des livres, d’indiquer une technique qui permettent dans tous les cas des progrès normaux.
Or, comme nous l’écrit une camarade française qui ayant maintes fois voyagé en U.R.S.S. et connaissant la langue russe, peut être bien renseignée, « les Soviets manquent actuellement d’éducateurs, de professeurs, de gens instruits, de techniciens de toute espèce. C’est pour cela sans doute qu’ils ont la marotte de l’instruction, qu’ils se jettent sur les manuels, qu’ils en arrivent à vouloir gaver leurs élèves et cela au plus tôt.
« Ce qui me frappait le plus durant mes voyages c’était cette fièvre de savoir, celle course à l'instruction, à la culture. En train, en tram, dans la rue, à table, partout la jeunesse lisait, bouquinait (et pas comme chez nous des romans bêtes et des revues plus ou moins lestes) mais des traités sur la mécanique, la chimie et autres sciences .
Que, devant cette nécessité de l’instruction les pédagogues soviétiques aient demandé secours aux manuels ; cela nous paraît plus que naturel : il n’y avait pas pour eux d’antre solution, étant donnés le rapide et puissant accroissement du réseau des écoles, la préparation hâtive des éducateurs et ce besoin pressant des individus et de la société d’élever d’urgence la qualification, garantie des prochaines victoires socialistes.
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Si nous avons fait ces critiques, c’est que nous avons conscience d’apporter par notre technique la seule solution qui permettre à la pédagogie soviétique de mettre des outils nouveaux au service d’une activité scolaire conforme aux besoins de la société prolétarienne.
Les manuels scolaires, même strictement prolétariens, ne répondent qu’imparfaitement à ces besoins, et c’est pourquoi sans doute on les a délaissés pendant de si longues années. On y revient maintenant comme à un pis-aller, comme à une nécessité de l’heure, comme on signe des pactes de non-agression pour avoir la paix et des crédits. Notre technique telle que nous l’avons exposée après l’avoir expérimentée dans de nombreuses écoles populaires, est susceptible de répondre aux nécessités de l’heure : permettre à l’école de remplir puissamment et totalement ses tâches de formation et d’instruction sans pour cela courir les risques graves d’un nouveau dogmatisme scolaire, de pratiques plus ou moins rituelles qui ont tendance à s’abstraire de la vie complexe et mouvante : profiter de cet élan, de cet enthousiasme si difficiles à éveiller dans nos pays capitalistes et auxquels la Révolution a donné un puissant aliment.
Ce ne sont pas des théories que nous apportons, mais une technique de travail éprouvée qui trouverait en U.R.S.S. le terrain le plus favorable pour s'épanouir au service du prolétariat.
Il y a, nous dit notre correspondante, des sciences, des connaissances précises qu’il faut acquérir très vite, qu’on peut et doit acquérir si possible grâce à vos nouvelles méthodes (aussi vite surtout, hein !). Alors, faites-le savoir, mettez-vous à leur disposition, allez au besoin là-bas ; mais n'oubliez jamais non plus que la guerre les menace, qu’ils ont encore fort à faire, que les retards, les tâtonnements peuvent leur être fatals ».
Cette offre, nous l’avons faite plusieurs fois déjà et c’est pour en préciser le sens et la portée que nous avons publié dans les numéros précédents une longue mise au point que vous avez lue.
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Alors, disent des camarades inquiets ou secrètement triomphants, les Soviets trouvent-ils votre expérience trop libératrice, trop révolutionnaire, qu'ils se refusent à l'introduire chez eux ?
Il y a du vrai dans cette crainte. Les pédagogues russes ont longtemps considéré nos réalisations comme une de ces expériences gauchistes qu’ils ont aujourd'hui condamnées chez eux. Mal informés, ils ont cru, comme la plupart de nos collègues français, que nous étions farouchement libertaires, que nous prônions une pédagogie basée tout entière sur la libre activité de l’enfant en dehors de toute influence adulte, que nous voulions totalement proscrire les livres d'adultes, négliger systématiquement le formidable apport de la civilisation pour laisser les enfants conquérir le monde par leurs seules forces.
Tous ceux qui ont suivi attentivement nos précédents articles comprendront l’erreur d’une telle conception. Nous n’avons jamais dit que les livres rédigés et imprimés par les enfants devaient constituer leur seule littérature. Au contraire : nous avons voulu, par des techniques qui maintiennent intacte la curiosité enfantine, aider les jeunes personnalités à se saisir intimement et puissamment du monde qui les entoure.
Mais nous disons que, pour cela, il ne faut partir arbitrairement de l’adulte, mais asseoir sur les pensées véritables, sur les sentiments, sur les besoins des enfants tout notre système éducatif. L'expression libre est donc nécessairement le fondement pratique de notre technique: les livres d’enfants sont la littérature de base, le pont jeté entre la pensée enfantine et la pensée adulte.
Cette expression libre, seule l’imprimerie à l’Ecole complétée par les échanges interscolaires, peut la réaliser pratiquement dans nos classes populaires.
Mais cette base, une fois jetée, nul plus que nous ne prise l’apport éducatif de l'expérience adulte ou des livres.
Si nous condamnons l'emploi des manuels c’est justement que nous le considérons comme d'un rendement tout à fait insuffisant parce qu'ils sont impuissants à répondre aux multiples besoins nés de celte curiosité enfantine, de cet appétit de savoir que nous avons su susciter, entretenir et renforcer.
Nous ne nous contentons pas de critiquer et de condamner. Cette technique des manuels, nous la remplaçons par une autre technique, considérablement plus souple, plus productive, plus en harmonie avec les modes adultes d’activité. Si nous avons édité sur fiches les plus suggestifs parmi les documents adultes dont l’enfant peut se saisir ; si nous préconisions l’enrichissement de ce fichier qui dépasse en ampleur tous les manuels connus et utilisés ; si nous préconisons la constitution d’une Bibliothèque de Travail vraiment à la portée des enfants et dont nous éditons les éléments essentiels ; si, débordant le cadre aujourd'hui trop formel des livres, nous adaptons à notre technique l'emploi original du cinéma et des disques, c’est que nous voulons systématiquement, méthodiquement, placer nos élèves au sein même de tous les apports de la civilisation, c’est que nous voulons les mettre en mesure de s’en saisir, de se les approprier, avec notre aide active - non pas anarchiquement mais grâce à une organisation minutieuse du travail qui simplifiera les futurs problèmes théoriques de la liberté en éducation.
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Les Russes ne connaissaient pas votre technique, et ils avaient donc raison de s’en méfier. Mais maintenant, nous dira-t-on, maintenant qu’ils la connaissent, l’imprimerie va-t-elle rapidement s’introduire et s’étendre en U.R.S.S. ?
C’est là raisonner avec un égocentrisme enfantin et accorder à nos réalisations un pouvoir d’expansion peu conforme aux réalités actuelles. Je dirais seulement à mes camarades : depuis dix ans, nous poursuivons dans tous les coins de France, des expériences probantes qui devraient ouvrir les yeux aux plus sceptiques. Nos adhérents enthousiastes ont toujours été des propagandistes émérites : nos publications ont été répandues dans tous les cantons de France, dans de nombreuses communes.
Interrogez les instituteurs sur notre technique. Ils hausseront les épaules : « Prétendre que les enfants peuvent faire leurs livres et s’instruire sans l’aide des adultes ! Bien sûr, les résultats sont intéressants, mais cette technique n’est pas possible dans ma classe !... »
Et ce n'est habituellement que lorsque ces mêmes collègues ont visité une classe travaillant à l’imprimerie, qu'ils ont vu l’instituteur souriant au milieu de difficultés matérielles qui valent bien celles qu’ils regrettent ; ce n’est que lorsqu’ils ont compris, à même le travail, la portée véritable de notre technique qu’ils s’écrient : « Je ne croyais pas que ce soit ça ! »
Et ils se joignent à nous.
Nous n’avons pas encore pu convaincre une infime partie de nos voisins, et nous nous étonnerions que les Russes prononcent parfois contre notre technique des jugements à-prioristes dont nous seuls sentons les faiblesses ?
Des milliers de kilomètres nous séparent, et plusieurs frontières capitalistes dressent entre nos pays des barrières dont on sous-estime bien souvent l’importance; rares sont les Russes qui peuvent lire le français (Hélas! nous sommes moins nombreux encore à lire le Russe), et ceux-là sont, naturellement, dans l’époque actuelle, surchargés de besogne. Alors, quelques opinions erronées sur notre travail dominent la pédagogie soviétique et nous sommes pratiquement presque impuissants à nous justifier.
Alors, direz-vous encore.
Nous ne cherchons ici ni excuses ni justifications, mais seulement l’explication normale d’un état de fait.
Oui, nous avons la prétention de présenter à nos camarades soviétiques une technique de travail qui doit apporter dans la pédagogie révolutionnaire de puissants éléments de vie et d’action.
Mais nous n’avons pas l’outrecuidance de croire que l’U.R.S.S. doit avoir les yeux fixés sur notre modeste travail ; notre foi révolutionnaire ne sera en rien diminuée parce que nous ne sommes pas encore parvenus à nous faire comprendre. Nous considérons les idées et les événements avec une conception plus normale de leur lente évolution. Et nous ne désespérons pas. L’idée fera lentement son chemin. L’essentiel est qu’elle puisse marcher et que, au milieu du chaos réactionnaire, nous puissions considérer avec fierté l’évolution de nos idées pédagogiques dans le seul pays qui peut aujourd'hui se poser avec ampleur, et avec une placide sérénité, les plus graves problèmes pour lesquels nous apportons notre pierre, avec la même certitude et la même sérénité.
C. FREINET.
(1) Henry Thiéry : Derrière le Décor Soviétique.