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Avril 1934

L’IMPRIMERIE A L’ECOLE

Sentiment ou technique

Il existe, en pédagogie, deux grands, deux immenses courants. Ils ne datent point d’aujourd’hui : c’est un problème de tous les temps mais qui acquiert toute son acuité à mesure que des masses de plus en puis considérables sont appelées à participer à l'instruction sinon à l’éducation. Les théoriciens géniaux qui jalonnent l'évolution pédagogique, les inspecteurs aux divers degrés et, à leur suite, hélas ! les politiciens intéressés semblent ne voir que le côté sentimental de l’éducation, les rapports idéaux qui en font, il est vrai, tout à la fois, les buts et les moyens, cette sorte de spiritualité contagieuse qui rayonne des âmes généreuses et fortes.

Mais, loin parfois de ces sommets, les humbles éducateurs, placés sans cesse devant les difficultés matérielles de cette mise en œuvre pédagogique, apprennent à juger aussi la vanité des mots et des exhortations, l'impuissance des formules et des considérations générales, pour rester prosaïquement face à face avec la technique difficile et complexe de la conduite de la classe. Considération apparemment mineure à laquelle des générations d'instituteurs ont timidement donné corps malgré l'absence presque totale de conseils et d’appuis, technique dont nous prétendons, nous, faire le ferment actif de la pédagogie nouvelle prolétarienne.

Selon quels principes organiser le travail et la discipline scolaire ; comment rendre productives les diverses disciplines : par quels moyens rendre la classe plus vivante et plus humaine ? Questions qui hantent sans cesse l’esprit des praticiens et auxquels il n’est répondu souvent que par des formules générales, par de grands mots, des principes souverains — qu’ils soient anciens ou nouveaux — dont nous sentons, nous, toute la vanité : L’éducation est un apostolat... Aimez vos enfants, soyez bons et doux avec eux... ou soyez fermes et inflexibles... et la discipline en sera facilitée.. Parlez peu mais simplement... partez toujours du concret... touchez l’âme de vos élèves... sachez les intéresser... Ce sont des mots, devant lesquels l’instituteur demeure impuissant, découragé parfois même de ne pouvoir atteindre, si peu que soit, à ces hauteurs éducatives...

Les pédagogues en renom eux-mêmes ne sont présentés souvent que comme des modèles -anarchiques de ce que peuvent sur l'éducation la puissance personnelle et le don de soi Pestalozzi était tout amour et il a réussi, plus parce qu'il se donnait totalement que par les procédés nouveaux qu’il avait découverts. Baladé n'est qu'un exemple vivant du rayonnement individuel. Et l'Eglise répète inlassablement son antienne : l’Amour, le don de soi restent les grands principes éducatifs hors desquels il n'y a que matérialisme et perdition.

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Nous ne sous-estimons point la puissance éducative des dispositions généreuses des individus : le don de soi, l'altruisme, l’amour.

L’éducation individuelle suppose l’amour, l’éducation est amour. L’élévation d’un individu au contact d'un autre individu suppose la naissance spontanée ou consciente de puissants liens sympathiques que seul autorise un altruisme impénitent. Et nous disons : Bienheureux les écoliers qui peuvent rencontrer sur leur route un éducateur au cœur large qui se donne intelligemment ; privilégiés ces éducateurs qui possèdent, pour doubler, pour renforcer leur technique, ce don de rayonnement sans lequel sans doute nul n’est totalement éducateur.

Mais pratiquement l’amour le plus généreux, le don de soi le plus émouvant sont totalement impuissants à résoudre le problème éducatif. Ce ne sont, hélas ! que des mots destinés à masquer cette impuissance même, au nom de principes dont quelques rares personnalités seules ont su, au cours des siècles, s'imprégner victorieusement.

Amour, don de soi, sacrifice !

Ces exhortations périodiques ou dévouement, ces appels philistins â l’amour du métier, nous font, malgré nous penser au débordement sentimental qui, en 1914, envoya au carnage tant d'hommes que les appels les plus enflammés ne firent jamais vibrer pour les entités patriotiques. L’élan généreux devait avoir raison de tout... Il échoua criminellement devant la technique allemande et, par la suite, ce n'est plus par des mots, ni par du sentiment qu’on mena « victorieusement » la guerre. Les mots, les grands idéaux patriotiques et humains, on s’en servit pour tromper la masse pendant que la technique — bonne ou mauvaise — dominait la défense et l'attaque : canons, mitrailleuses, gaz, tranchées, bombardement, ruses, feintes, crimes...

L’amour, seul grand principe éducatif !

Allez donc voir ce que l’amour fait des enfants s’étiolant dans les taudis, considérez ce que l’amour de la mère ignorante vaut à ce pauvre avorton qui dépérit dans l'air vicié, gavé d’aliments nocifs qui lui sont pourtant offerts par le plus émouvant des sacrifices...

Ne direz-vous pas comme nous : arrachons ces enfants au taudis, à l’intoxication, aux soins inintelligents ; foin de l’amour égoïste et aveugle ! Donnons de l’air, une nourriture saine, de l'espace pour les jeux, des surveillants préparés à leur tâche, et nous verrons l'enfant revivre el s’épanouir à l’écart de l’amour familial.

Mais il se trouve, hélas ! que les uns redoutent ce matérialisme païen qui sape et déconsidère leur apologie de la souffrance. Ils invoquent alors les droits sacrés des parents, le sauvetage des âmes, la souveraineté de la charité et de la pitié.

D’autres, mus par des considérations bien plus mesquines encore se refusent à faire pour l'éducation de la jeunesse les sacrifices indispensables. Les garderies, les patronages, les salles de jeux, les salles de lecture, les jardins d'enfants coûtent trop cher à fonder et à entretenir. Alors, on invoque le devoir des parents de veiller à la santé morale des enfants. Pour diminuer encore les dépenses on entasse les élèves dans des classes sombres et insalubres, on abandonne les constructions scolaires, on réduit tout achat de matériel. Et l'on masque ce sabotage par de longs discours sur l’amour qui transfigure la salle de classe, sur la parole douce, le calme et la maîtrise de soi qui maintiennent la discipline et l'harmonie ; on vous donne des conseils gratuits sur les moyens de toucher l'âme des enfants...

Et l'éducateur qui n’a pas encore découvert sous ce verbiage sentimental la grossière trame réactionnaire s'essouffle à suivre des conseils qu'il croit généreux et désintéressés ; il se décourage de son impuissance et ainsi se réalisent inévitablement les buts obscurantistes des serviteurs de « l'ordre».

 

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On comprend notre pensée. Nous ne nions pas la puissance éducative de l'amour, loin de là. Encore que nous redoutions, chez les éducateurs qui en ont le privilège, une force communicative qui reste trop subjective, qui produit, chez l'éduqué, une sorte d’envoûtement, supérieur certes à l'abrutissement habituel par des méthodes hybrides, mais qui peut être contraire cependant aux buts que nous nous assignons : l’épanouissement et la libération.

Mais les personnalités susceptibles de rayonner aussi puissamment ont toujours été et sont encore l’exception. Les poser en exemple à qui ne peut les égaler, c’est souvent tromper et décourager. Pour l’immense majorité des éducateurs les sentiments généreux sont impuissants à assurer le succès et la rénovation de la pédagogie. Que nous le voulions ou non, c’est là un fait prouvé par des siècles d’expérience. Il est de notre devoir de dénoncer la duperie de ceux qui, pour des motifs intéressés, prétendent pérenniser l'illusion et de chercher en même temps les moyens pratiques d’atteindre, pour l’éducation populaire, les principes sûrs et immuables sur lesquels nous pourrons solidement bâtir.

 

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L'orientation nouvelle est déjà franchement dessinée pratiquement. Dialectiquement on s’obstine généralement à mêler de sentiment les considérations techniques devenues souveraines.

Les grands pédagogues des temps modernes n’ont pas craint d’entrer dans les détails pratiques de l’organisation scolaire. Mme Montessori ne s'est pas contentée de divulguer les principes nouveaux de sa pédagogie : elle a créé, fabriqué et fait fabriquer un matériel ingénieux auquel elle attache sans doute plus de prix et de vertus qu’à ses meilleurs écrits. Le Docteur Decroly n'a pas craint d'étudier dans ses moindres détails les pratiques susceptibles de permettre une meilleure adaptation de l’école à l’enfant. Depuis près de dix ans, nous nous obstinons à prouver, par la réalisation d'outils nouveaux répondant à nos besoins, que les améliorations de techniques pédagogiques, moins brillantes que les discours ou les livres à succès, sont cependant les seules qui fassent vraiment progresser l’éducation populaire. Nous tentons même de supprimer tout verbiage, de donner simplement des directives nouvelles, d'offrir du matériel adapté, et nous aidons ainsi à se réaliser ce que n'auraient point fait des lustres de discours.

Nous œuvrons pour la masse des enfants, pour la masse des éducateurs. Nous ne pouvons point tabler, pour notre pédagogie, sur des aptitudes subjectives incertaines; nous ne pouvons baser le succès de l’école populaire sur les sentiments mystiques des éducateurs. La technique éducative réussira là où les invitations morales ou moralisantes ont fait faillite.

A cet instituteur perdu au milieu de son troupeau de 60 à 80 enfants, vous conseillez : Aimez-les ! Laissez votre honte rayonner autour de vous et vous sentirez puissamment votre action.

Hélas ! Vous vous épuisez psychiquement à tenter l’impossible. Votre dévouement reste sans résultats pratiques. Le grand cœur n'y suffirait peut- être pas.

Nous descendons, nous, des sommets mystiques, et, en praticiens, nous disons sans détour : Dans votre classe non agencée pour un enseignement rationnel, vous avez beau faire : vous resterez, au milieu de votre troupeau, l’homme ou la femme en proie aux enfants ; vous serez surmenés sans parvenir pourtant à faire œuvre utile. Vous aurez beau faire appel à vos sentiments les plus élevés, la fatigue aidant, vous aurez des colères, de fortes antipathies, des haines même. C'est inévitable parce que c'est humain comme il est humain que tous ces enfants ainsi parqués acquièrent la mentalité regrettable et redoutable du troupeau.

Agissez socialement et politiquement pour qu'on ne vous amuse plus, pour qu’on n’endorme plus le peuple avec lies mots creux qui, même s'ils empruntent les formes divines de bonté et d’amour, restent, dans notre société impitoyable, le plus cruel des mensonges.

Obtenez le dédoublement des classes : efforcez-vous d'installer vos élèves dans des locaux spacieux, aérés et ensoleillés ; surveillez même la vie matérielle de vos écoliers et obtenez pour eux, à l’école et dans la famille ce qu'exige impérieusement la santé du corps, déterminante implacable de la santé de l'âme.

Organisez techniquement le travail : nous vous montrons la voie. Que chaque enfant puisse, il toute heure du jour, participer à la vie collective par un effort individuel qui réponde à ses besoins en correspondant à ses intérêts. Que votre discipline, que votre organisation du travail soient en harmonie avec le désir d'activité, de vie des enfants. II n’est pas besoin d'amour mystique (la sympathie pour l’enfant est innée dans l’homme) mais surtout d’une connaissance méthodique, d’une recherche nécessaire, d’un effort constant pour comprendre l’âme enfantine, pour sentir les besoins, pour répondre aux désirs. L’étude la plus objective y pourvoie bien plus intelligemment que l’amour subjectif qui, trop confiant en sa puissance de rayonnement, néglige toutes ces forces latentes qui, parties de l'enfant lui- même et non de l’éducateur, mènent à l'épanouissement et à la libération.

Réalisez ces conditions matérielles et pédagogiques : apprenez l’organisation rationnelle du travail et de la vie des enfants, automatiquement, hors de notre présence même, avec n'importe quel éducateur, l’effort nouveau se manifestera en classe et le résultat magique sera enfin atteint : plus de colère, plus d’énervement, plus de fatigue inutile, plus d'oppression malveillante entre enfants et éducateurs, plus d’inutile oppression, plus de haine. Une grande sympathie née de l'organisation technique de votre classe.

Nous parvenons, nous aussi, par un chemin moins idéalisé peut-être, à cette loi d’amour qu'ont prêchée les grands sages. Nous en faisons le but de nos efforts et non le moyen anarchique de la conquête illusoire d’un paradis qui, depuis des siècles, danse en mirage, devant les foules désabusées.

Nous avons élargi le problème pédagogique pour l'incorporer ainsi, totalement, au vaste devenir humain. Car, cette organisation technique, ferment et moyen de rénovation scolaire n’est pas exclusivement pédagogique : elle est avant tout sociale, et donc politique.

Quand les syndicats d'instituteurs luttent pour des classes moins chargées, pour une meilleure rémunération des instituteurs, garantie d’un recrutement amélioré ; lorsque, d'accord avec les ouvriers, ils demandent l’ouverture de nouvelles classes, la construction de nouveaux locaux, ils travaillent de façon précise et tangible pour cette organisation technique dont notre groupe poursuit obstinément la mise au point. Toute aggravation de la surcharge des classes au contraire, toute réduction de crédit, toute diminution du standard de vie sont des atteintes directes aux possibilités d’évolution de nos techniques pédagogiques. Les gouvernants ne l’ignorent pas : c’est le moment qu'ils choisissent pour faire un appel discret à tous les prêcheurs d’amour qui essaieront de masquer sous leur idéalisme la misère technique incurablement accentuée.

Nous avons, il nous semble, inébranlablement situé le problème pédagogique tel qu’il se pose aujourd’hui aux éducateurs et à tous les travailleurs. Ne le laissons pas ramener, pour les nécessités sociales de la réaction capitaliste aux limites sentimentales d’un intellectualisme désuet. Restons en face des réalités en attendant et en le préparant — le jour où, les ouvriers et les paysans, maîtres de leurs destinées, pourront enfin nous donner les moyens techniques de réaliser notre pédagogie populaire. Alors, dans nos classes régénérées par la paix et le travail, on pourra parler effectivement d’amour.

En attendant, dépouillons impitoyablement le mensonge des mots ; voyons clair la route à suivre et agissons.
C. FREINET.

NOTA. Je remercie les nombreux camarades qui s’intéressent à notre sort et qui se sont demandés avec une si affectueuse sympathie ce que j’allais devenir à Pâques, à l’expiration de mes six mois de congé.

Mon état de santé de mutilé de guerre ne me permettant pas d’exercer dans le poste qui m’a été imposé, j’ai demandé et obtenu six nouveaux mois de congé — jusqu’à octobre — seule façon passable de sortir provisoirement d’une situation qui serait presque tragique sans cet arrangement.