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Le Cinéma Sonore dans l'Enseignement

Avril 1934

Le numéro de janvier de la Revue Internationale du Cinéma Educateur nous apporte la suite des rapports destinés au Congrès de Rome que nous avons annoncé dans notre précédent numéro. Rapports copieux, sérieux certes, mais qui chevauchent souvent sans nous apporter rien de bien nouveau sur la technique du Cinéma d'enseignement.

Nous nous attacherons seulement à examiner deux points originaux de ces rapports : le cinéma dans l'enseignement préscolaire et l'influence possible du film sonore sur les techniques éducatives.

Quels que soient les avantages possibles et incontestables d'un cinéma soigneusement adapté pour les tout-petits, nous restons contre l'emploi du filin dans les écoles maternelles et enfantines.

A cet âge l'enfant est tout spécialement égocentrique ; sa construction physique, intellectuelle, morale et psychique l’occupe pleinement, à tel point qu'il ramène à lui tous les matériaux dont il peut se saisir. Travail de formation qui nécessite une concentration supérieure, qu'on a souvent, hélas ! méconnue. L'ère des acquisitions n'est pas encore venue. Certes l'enfant est excessivement curieux ; il veut tout voir, tout connaître, mais pour tout attirer à soi, pour tout utiliser, égoïstement, disons-nous parfois.

L’éducation doit servir ces tendances : Faciliter l'exploration du monde mais rendre possible surtout l'assimilation des connaissances pour cette première formation individuelle, si importante et si délicate.

Le cinéma apporte des connaissances, mais ne facilite jamais cette assimilation mystérieuse qui est plus que compréhension, qui est mélange, aspiration de vie.

Amuser ces enfants ! Il en faut si peu pour y parvenir. Ne risquons pas d’introduire dans le calme indispensable de nos demeures d’enfants des éléments arythmiques qui risquent de désaxer, de dissocier. Et méfions- nous des observations superficielles qui font croire à l’utilité du cinéma dans les petites classes.

Ce sont là des considérations que les rapporteurs, dans leur engouement, n'ont jamais notée et qui mériteraient des enquêtes psychologiques el pédagogiques sérieuses, contrôlées et commentées par des pédagogues expérimentés.

Le cinéma sonore provoquera-t-il une réforme de l’enseignement ? (D’après un rapport du prof. Mort (Columbia).

Cela serait bien possible si on apprenait à considérer en même temps sous des angles nouveaux les processus d’enseignement.

L’enseignement a été basé jusqu’à ce jour sur l'acquisition formelle consignée dans les livres Mais il y a une sorte d’éducation diffuse, pour ainsi dire psychique, qui ne se faisait jusqu’à ce jour que dans la vie et à laquelle le cinéma, le cinéma sonore surtout nous permettrait d’atteindre. De nombreuses pensées, des concepts importants, sont très longs et très difficiles à acquérir à l'école par les moyens traditionnels : des raisonnements compliqués et abstraits cherchent en vain le chemin des âmes : il suffit parfois de quelques images prodigieusement expressives et profondes pour faire saisir, globalement des rapports et des pensées que l'école poursuivait en vain.

Question importante liée d'ailleurs à une conception nouvelle de l’effort éducatif qui est trop souvent en opposition avec les pratiques formelles, primaires, de l’éducation contemporaine.

L'auteur de l’article n’a d’ailleurs pas considéré sous cet angle l'action du cinéma sonore. Il reste encore plus scolaire. On a observé qu’il n'est pas possible de séparer l’élément « reconnaissance » qui résulte de l’intuition personnelle, de l'élément « connaissance » qui résulte de l’enseignement. Ainsi un enfant ne pourra comprendre que très difficilement et avec un certain retard, ce qu’on entend par un village, par une commune. Si on le lui explique verbalement et si on lui en fait prendre connaissance par la lecture il comprendra moins bien et moins vite que si on lui présente un village en miniature avec lequel il peut assimiler les principes élémentaires de corrélation des faits naturels et de la vie sociale.

« La difficulté d’exposer un fait d'une façon appropriée aux capacités de compréhension de l'auditoire, pose à l’éducateur un véritable problème d’habileté. Il faut donc adopter des moyens auxiliaires qui éliminent ou diminuent cette difficulté et qui permettent à l’éducateur d'expliquer plus facilement et à l'auditeur de comprendre plus rapidement ».

Nous croyons aussi qu'un emploi pédagogique intelligent du film sonore serait susceptible de faire acquérir en 2 ou 3 ans ce que les techniques actuelles ne parviennent pas à « entonner » en 8 ans - et cela, avec un profit intellectuel accru. Mais il y faudrait véritablement un bouleversement total de la pédagogie, non seulement dans ses pratiques, niais même dans ses fondements. Essayons de préparer ce bouleversement comme nous œuvrons dans la mesure du possible pour l’adaptation pédagogique du cinéma. Car tout reste à faire dans ce sens. Et RIEN — nous le craignons fort — ne pourra être réalisé tant que le profit capitaliste sera le seul grand moteur du cinéma qu’il soit muet ou sonore. Et si même une utilisation plus rationnelle du cinéma nous permettait de doubler le rendement de l'école, ne se trouverait-il pas aussitôt — l'article du Prof. Mort nous le fait craindre — des exploiteurs insatiables capables de réduire de moitié le temps de scolarité pour faire entrer plus tôt encore les enfants dans le cercle tragique de l'enfer capitaliste ?

Nous en revenons, hélas ! à la même conclusion que le mois dernier : sans une nouvelle conception sociale et humaine de l’éducation, le cinéma, si perfectionné soit-il, ne sera jamais, comme nous le voudrions, au service de l’enfant.

C. FREINET.